Le trésor caché

Les données sur la crise sont toujours plus alarmantes. La pauvreté augmente. Que nous promet l’invitation persistante du pape à partager les besoins des plus démunis ? Pourquoi est-ce une voie pour découvrir la « joie de l’Évangile » ?
Alessandra Stoppa

Il y a une telle richesse dans Evangelii gaudium – et dans ce que le pape continue à nous proposer chaque jour – que nous mettrons littéralement des années à comprendre et approfondir la voie indiquée. Le mois dernier, peu après la parution de l’exhortation apostolique, nous avons enquêté sur l’idée que le pape François se fait de l’« expérience », de la manière de connaître la réalité et de se rendre compte de la différence substantielle que la foi introduit dans chaque aspect de la vie. Aujourd’hui, nous approfondirons un premier terrain de vérification de l’expérience de la foi : comment le pape conçoit les rapports entre les hommes et la vie communautaire. En considérant particulièrement un facteur sur lequel il insiste depuis les premiers jours de son pontificat et qui est une clé importante de l’Exhortation : la pauvreté. La préférence de l’Église pour les pauvres.

C’est un problème urgent à cause du contexte aussi : désormais un italien sur trois risque l’indigence (données Istat), un sur cinq peine à payer le chauffage, un sur six ne peut se permettre de manger de la viande plus de deux fois par semaine… Et les choses ne vont pas mieux en Europe ou dans le reste du monde. La réalité interroge et augmente la nécessité d’aller au fond de phénomènes comme la Collecte alimentaire qui s’est déroulée fin novembre en mobilisant la moitié de l’Italie (« c’est le geste de charité des Italiens » avait dit don Giussani), ou des gestes comme les Banques de Solidarité, l’initiative qui, toute l’année, apporte des denrées alimentaires « aux pauvres » justement. Quelle expérience génèrent ces faits ? De quoi s’agit-il ? S’agit-il de gestes d’altruisme organisés pour « faire du bien » ou suscitent-ils une conscience différente, une prise de conscience de soi et de la réalité ? Que se passe-t-il chez celui qui donne et chez celui qui reçoit ? Lire dans ces dynamiques aide justement à saisir le trésor caché qu’évoque le pape quand il parle des pauvres. C’est-à-dire de nous.
Il y a un « nota bene » décisif. Nous savons – et c’est visible – qu’il est risqué de lire le magistère du pape François : celui d’identifier les « périphéries » dont il parle constamment, dans Evangelii gaudium aussi, avec le besoin matériel, la misère, les favelas qui s’étendent dans le monde. Non, il s’agit d’un concept beaucoup plus ample et subtil. Les « périphéries de l’existence » sont dans chaque milieu, dans chaque aspect de la vie, dans chaque cœur qui demeure loin du centre c’est-à-dire du Christ. Il s’agit de quelque chose d’infiniment plus complexe et fascinant que la réduction sociologique à laquelle beaucoup essaient déjà de le ramener en exaltant ou en critiquant, selon leur parti pris, ce pape « tiers-mondiste » ou « de gauche ». Nous en avons beaucoup parlé et nous en parlerons encore en essayant de les sonder en un parcours qui fera une étape importante au prochain Meeting de Rimini dédié justement aux « périphéries ».

Mais ici nous nous focalisons sur un seul aspect. En essayant de comprendre pourquoi la pauvreté « n’est pas une catégorie sociologique », comme dit le pape, mais qu’elle a quelque chose à voir avec la foi, qu’elle aide à faire les comptes avec la totalité de l’annonce chrétienne. En prenant au sérieux toute la réalité qui nous entoure et l’expérience que l’on fait en donnant et en recevant, on peut parcourir le chemin qui nous conduit jusqu’au Christ, à la joie de l’Évangile.


Forçant son caractère fermé, Amerigo va frapper à la porte de la villa d’en face, dans un quartier résidentiel de Udine. C’est un soir d’hiver et son voisin Paolo, avec lequel il n’échange pas plus qu’un simple salut, ouvre la porte sans s’attendre à cet abîme de confidences à brûle-pourpoint : « J’ai même vendu l’or et les meubles. Je n’ai plus rien à manger ». Le lendemain, Paolo lui apporte de la nourriture et l’argent pour payer le loyer. Le surlendemain il lui apporte un fourneau et du bois pour chauffer la maison. Et puis il y a eu la collecte avec d’autres amis pour lui acheter une camionnette et le remettre au travail. Et l’aide dans la recherche d’un travail pour sa femme. La liste est aussi longue que les deux années de l’amitié commencée ce soir-là.
« Je l’ai fait parce qu’un homme a frappé à ma porte ». Aujourd’hui, Paolo dirige la Banque alimentaire de la région Frioul-Vénétie julienne ; par des années d’action caritative il a été éduqué à une ouverture dont nous sommes incapables, comme l’était Amerigo : « Qui savait ce que signifie ne pas réussir à payer l’électricité et le gaz ? Je n’ai jamais été riche, mais je n’avais jamais manqué de rien ». Après 30 ans d’activité, son entreprise de transports était en crise. Il a pris le risque d’ouvrir un bar qui a fait faillite en six mois. Il a vendu tout ce qu’il pouvait. Sa fille Aurora, 16 ans, a commencé à faire la coiffeuse à domicile. « Mais ça ne suffisait pas. Nous avons plongé. Si je n’avais pas parlé avec Paolo ce soir-là, je serais mort comme les entrepreneurs dont on parle à la télé ». La « baffe, comme il l’appelle, m’a beaucoup appris. Moi aussi j’étais une personne disponible, en famille et avec mes employés. Mais toujours jusqu’à un certain point seulement. En revanche, j’ai rencontré des personnes, Paolo et ses amis, comme je pensais qu’il n’en existait pas : ils vivent dans un autre monde. Ils vivent un autre genre de vie. Je suis en train de récupérer et je commence moi aussi à regarder les choses différemment. Même ma femme me le dit ».
L’apôtre Paul, pour comprendre s’il était en train de courir ou s’il avait couru en vain utilisait un seul critère : s’il avait oublié les pauvres. Le pape nous le rappelle dans Evangelii gaudium. Il dit que les pauvres sont notre « clé pour le ciel ». Leur vie a une force de salut et nous communique une mystérieuse sagesse pour la nôtre. Il explique aussi que Jésus ne s’est pas fait pauvre en tout, mais qu’il s’est identifié avec les derniers et a dit aux siens : « Vous leur donnerez à manger vous-mêmes ». Par sa vie elle-même « Il nous a montré ce chemin de reconnaissance de l’autre ». « C’est un message tellement clair et direct » dit le pape, « qu’on ne peut pas l’obscurcir », il suffit de ne pas écarter la réalité avec des « appareils conceptuels » et des interprétations. Mais il faut s’en approcher. Regarder par exemple ce qui arrive à celui qui demande et à celui qui reçoit en donnant.
Les relations qui, à travers toute l’Italie, naissent de la vitalité d’un fait comme la Collecte alimentaire ou des Banques de Solidarité cachent un trésor de gestes et de paroles qui vibrent à cause de la foi et pour en vivre toujours plus.

Sous le seuil. Pour Tatiana une chose est sûre : « Je ne me sens plus inutile ». À un peu plus de 30 ans, elle s’est retrouvée, avec son mari et quatre enfants, face à une menace d’expulsion d’un immeuble d’immigrés de la périphérie bergamasque. C’est à ce moment que Marco a commencé à m’apporter de la nourriture une fois par mois. Dès lors, le cauchemar de mon passé ne me pesait plus ». Ces deux choses semblent n’avoir aucun lien ; à ses yeux, elles coïncident : « Mon histoire n’est pas belle et j’ai toujours été abandonnée pour cela. Par contre Marco ne s’est pas scandalisé. Il est entré chez moi ». Comme Rosa, toscane, qui avait honte et cachait son compagnon alcoolique dans la chambre à coucher quand ils venaient lui apporter le colis alimentaire. Jusqu’au jour où, lors d’une assemblée de la Banque de Solidarité, elle a entendu le prêtre qui disait : « Dieu a du temps pour nous, il s’intéresse à nous ». Le même soir, son homme rentre ivre. « J’étais tellement fâchée, j’étais sur le point de l’envoyer dans la chambre à coucher… Puis je l’ai regardé. Parce que je savais que je suis aimée ».
Les pauvres ont « une ouverture particulière à la foi » dit le pape. C’est pourquoi « il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux ».
Lorenza a toujours détesté être pauvre. Pour l’Istat, elle vit sous le seuil de pauvreté : elle a 44 ans, avec son frère, ils habitent chez leurs parents et vivent de leur pension. Elle est au chômage depuis 2011 ; avant elle avait eu des emplois de durée déterminée. « Mais maintenant je ne déteste plus ma situation. Elle m’a ouvert les yeux ». Elle a perdu beaucoup de choses, renoncé à beaucoup d’autres comme la voiture et la possibilité de se déplacer depuis les collines d’Ombrie où ils vivent presque isolés. Elle a cherché du travail, elle a demandé, mais elle sentait le découragement de tout le monde. « Ils ne savaient pas quoi me dire ». Il y a une année elle a passé la nuit de Noël à pleurer et, en regardant la crèche, elle se sentait comme cette mangeoire dans une grotte. « Puis j’ai pensé : non, je suis moins que la mangeoire, je suis la paille ». Mais « au fond du puits », comme elle dit, elle a réalisé : « Jésus a pris la paille. Il a décidé de naître dans la paille ». Elle a récupéré toute sa propre valeur et celle des choses. « Ce qui m’a complètement libérée ce n’est pas seulement le fait de perdre tout ce à quoi la vie s’attache d’habitude, mais le fait de m’accrocher à la seule vraie promesse, ma rencontre avec le Christ. Même quand revient l’obscurité, je ne me sens jamais détachée ». Aujourd’hui les conditions et les perspectives n’ont pas changé, elle est arrivée à la Collecte avec 80 euros sur son compte courant mais elle a fait ses courses et son tour de volontariat. « Par gratitude. Parce que tout ce que j’ai m’a été donné. J’ai besoin d’être aimée parce que j’existe et pas pour une idée qu’on peut se faire de moi. Juste comme je suis ».
C’est le besoin qui domine la courte visite à la Banque de Solidarité de Rome, le soir où l’on prépare les colis dans une salle près de Rebibbia. Avocats et pauvres gens remplissent les boîtes ensemble pour plus de 170 familles. « Nous sommes continuellement frappés et nous voyons d’autres personnes frappées par un regard qui passe à travers nous et qui n’est pas le nôtre. Il embrasse l’homme comme aucun de nous ne sait le faire » raconte Fiero, à l’origine de cette aventure en 2009. Bianca est justement avocate. Elle est là avec sa fille de huit ans parce que c’est « la plus grande chose » qu’elle peut lui montrer. « J’ai une dette envers eux » dit-elle en se référant à la famille à qui elle remet le colis : « Sans eux, je me perdrais dans le train-train des journées. Je vis une période de grand stress professionnel, je n’ai pas le temps de souffler, mais je ne peux pas renoncer à venir ici parce que cela a une grande influence sur ma vie ». Comment ? « Cela me donne une impression de gratitude profonde, une grande signification… Je ne sais comment dire. Il faut essayer ». Ici, dans la plus absolue normalité, il y a le besoin de chacun de recommencer à vivre toujours. Il y a Jenica, bénéficiaire de l’assistance, qui se lève la nuit pour sécher le lit de ses enfants avec le sèche-cheveux, à cause de l’humidité de sa maison, mais elle a voulu participer à la Collecte. Il y a Giovanna parmi les volontaires « vétérans » qui s’est trouvée fatiguée et amère quand elle a dit à son amie Lina : « Je prépare le colis mais toi tu l’apportes ». Puis : « Non, allez, je t’accompagne mais je ne monte pas ». Plus tard encore : « Je monte mais je ne reste pas ». Toute une stratégie de freinage et de mesure, « puis j’arrive là-bas et cette dame qui nous attendait se rappelait qui nous étions. Nous nous étions vues une fois et elle se souvenait de moi. Le Mystère vient me sauver et ne me demande rien d’autre que la disponibilité de mon âme ». Face à des faits si petits, tellement petits qu’ils peuvent être déformés ou ignorés.

Le pourquoi du geste. « L’histoire de Dieu avec nous ne voyage pas dans les grandes choses » dit Gabriele en empilant les colis pour « ses » familles. Il en parle comme des personnes les plus importantes du monde. Pour lui tout a commencé avec Mara, « une très belle fille rom qui mendiait sur la via Nomentana » ; aujourd’hui il est ami de tout son clan : « Tu devrais voir leur joie » répète-t-il en parlant du neveu qui a commencé à fréquenter l’école, de la fille qui a été opérée aux jambes, du cousin qu’il visite dans un immeuble occupé… Mais à lui, que reste-t-il de tout cela ? « Nous sommes mauvais et nous aimerions faire autre chose. Moi je ferais bien autre chose. Mais je suis attiré par la surprise de cette chose qui advient. La rencontre avec une humanité faite d’une myriade de détails : même si je n’en suis qu’un seul, il ouvre un espace en moi qui n’existerait pas, il m’emmène où je n’irais pas mais où je suis heureux. Moi, en eux, je vois le visage du Seigneur. C’est cela ». C’est ainsi que chaque matin il prie pour avoir « l’amitié des pauvres ».
Même Marisa aurait bien fait autre chose ce jour-là. Elle est occupée lorsqu’arrive le énième téléphone de Nuccia, la personne à qui il faut apporter un colis dans un village de la province de Milan. Elle appelle de l’hôpital psychiatrique. « Tu verras, elle ne voudra que les cigarettes ou les bonbons à la menthe. Mais moi j’ai du boulot ! ». Et pourtant elle interrompt tout pour y aller. Jamais tranquille sur le pourquoi de ce temps, de ce geste. « Je ne suis pas heureuse d’être la mesure du besoin de l’autre, alors je ne sais pas pourquoi elle m’appelle, mais elle m’appelle… ». Nuccia l’attend à la porte du service de psychiatrie, à moitié nue. Elle l’embrasse, la couvre de baisers, lui bave sur les joues. « À ce moment, tout a changé. Elle cherchait l’étreinte du Christ dans une misérable comme moi. Elle cherchait la signification que je cherche moi ».

LA LOI SUPRÊME
Une lettre de la XVIIe Collecte alimentaire où 9037 tonnes de nourriture ont été données.
J’étais avec Fausto à la sortie du supermarché ; deux personnes à l’aspect plutôt humble sortent, nous laissent une boîte de cassoulet et nous disent presque en s’excusant : « Notre retraite est misérable ; nous avons acheté un paquet de trois boîtes, nous vous en laissons une ».
J’ai répondu, peut-être pour la forme, que ça allait bien et je les ai remerciés.
Mais plus j’y repensais (maintenant encore) et plus je comprenais qu’à ce moment il s’était passé quelque chose de grand et je me suis souvenu de la parabole de l’obole de la veuve : « Levant les yeux, il vit les riches qui mettaient leurs offrandes dans le Trésor. Il vit aussi une veuve indigente qui y mettait deux piécettes, et il dit : “Vraiment, je vous le dis, cette veuve qui est pauvre a mis plus qu’eux tous. Car tous ceux-là ont mis de leur superflu dans les offrandes, mais elle, dans son dénuement, as mis tout ce qu’elle avait pour vivre” » (Lc 21, 2-4).
Cela m’a fait comprendre pourquoi j’étais là pour faire la Collecte. Non pas pour résoudre le problème de la faim en Italie, mais pour apprendre « la loi ultime de l’être et de la vie : la charité. C’est-à-dire que la loi suprême de notre être c’est de partager l’être avec autrui, c’est le don de soi » (don Luigi Giussani, Le Sens de l’action caritative).
Merci à tous.
Luciano, Ostra

« L’impératif d’écouter le cri des pauvres prend chair en nous quand nous sommes bouleversés au plus profond devant la souffrance d’autrui. (…) Cette préférence divine [pour les pauvres] a des conséquences dans la vie de foi de tous les chrétiens appelés à avoir “les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus” (Ph 2, 5). Inspirée par cette préférence, l’Église a fait une option pour les pauvres, comprise comme une forme spéciale de primauté de l’exercice de la charité chrétienne dont témoigne toute la tradition de l’Église ».
« Ils ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux. (…) Nous sommes appelés à découvrir le Christ en eux, à prêter notre voix à leurs causes, mais aussi à être leurs amis, à les écouter, à les comprendre et à accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous communiquer à travers eux ».
« Notre engagement ne consiste pas exclusivement en des actions ou des programmes de promotion et d’assistance; ce que l’Esprit suscite n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à l’autre qu’il “considère comme un avec lui” ».
« Cette attention aimante est le début d’une véritable préoccupation pour sa personne, à partir de laquelle je désire chercher effectivement son bien. (…) Le véritable amour est toujours contemplatif, il nous permet de servir l’autre non par nécessité ni par vanité, mais parce qu’il est beau, au-delà des apparences : “C’est parce qu’on aime quelqu’un qu’on lui fait des cadeaux” ».
Pape François
Evangelii gaudium, n. 193. 198. 199