Une façon d'être dans le monde

En quatre points, les aspects de son rapport avec l’homme d’aujourd’hui. En dehors et dans l’Église.
Massimo Borghesi

Un an après l’élection du pape François, il est possible d’identifier, ne serait-ce que brièvement, les lignes d’un pontificat qui, en peu de temps, est en train de transformer profondément le visage de l’Église, en attirant de nouveau vers elle l’attention et la sympathie de millions de personnes. Nous présentons en quatre points ses éléments principaux.

ABATTRE LES BASTIONS. Le pape François représente, sur un plan à la fois personnel et pastoral, le point culminant de la dynamique instaurée par le Concile Vatican II. Cette dynamique avait trouvé son orientation dans la formule Abattre les bastions, titre d’une œuvre lucide et prophétique publiée par Hans Urs von Balthasar en 1952. Une Église figée, enfermée dans ses murs, résistait alors à un monde hostile en réaffirmant, de façon polémique, sa propre identité en opposition avec la société séculière et l’ensemble du monde moderne. C’était le contexte des années cinquante du XXe siècle : fermeture, emphase identitaire, cléricalisme. Un contexte que le Concile voulait dépasser, à partir de l’idée d’une nouvelle saison missionnaire de l’Église, mais qui, après la débandade postconciliaire des années soixante et soixante-dix, s’est reformé à la fin du millénaire. D’une part, le défi lancé par l’Islam radical contre l’Occident “chrétien” et, d’autre part, celui des manipulations eugéniques, de l’idéologie du gender et de la culture gay, trouvent encore une fois le catholicisme souvent en repli derrière ses murs, marqué par une vision où l’élément théologique se mêle au politique à partir de la dialectique ami-ennemi. C’est cette mentalité, sédimentée au cours des vingt dernières années, que le Pape est en train de corriger de façon manifeste. Comme il l’a dit aux pères jésuites : « Aujourd’hui, Dieu nous demande ceci : sortir du nid qui nous abrite pour être des envoyés » (« Réveillez le monde », La Civiltà Cattolica). L’invitation, répétée plusieurs fois, à se tourner vers les « périphéries du monde » a cette signification. Les chrétiens doivent sortir de leurs murs, ne pas craindre d’apporter au monde la nouveauté de la foi, en étant capables d’identifier ce qui est positif et de ne pas se laisser définir, a priori, par des questions préalables négatives. « Le disciple sait offrir sa vie entière et la jouer jusqu’au martyre comme témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est pas d’avoir beaucoup d’ennemis, mais plutôt que la Parole soit accueillie et manifeste sa puissance libératrice et rénovatrice » (Evangelii Gaudium, 24). Il ne s’agit pas d’une invitation vaguement optimiste et naïve. La perspective inverse engendre une idéologie, celle des christianistes dénoncée en son temps par Rémi Brague. Comme l’a dit le Pape au père Antonio Spadaro [directeur de la revue La Civiltà Cattolica, ndt] : « Les lamentations qui dénoncent un monde “barbare” finissent par faire naître à l’intérieur de l’Église des désirs d’ordre entendu comme pure conservation ou réaction de défense. Non : Dieu se rencontre dans l’aujourd’hui » (L’Église que j’espère, Flammarion, p. 106). Le Pape craint le risque d’une Église autoréférentielle, une Église où le cléricalisme et la bureaucratisation sont deux étapes d’un même processus. C’est pourquoi l’Église, les mouvements, les associations, doivent se “dé-centrer”, sortir d’eux-mêmes. Ils doivent ouvrir leurs portes, non pas les fermer. « Nous nous comportons fréquemment comme des contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile » (Evangelii Gaudium, 47).

UN NOUVEL EQUILIBRE. À partir de cette exigence missionnaire, qui garde à l’esprit le visage “païen” du monde, naît une exigence qui en dépend : mettre de l’ordre dans la pensée catholique. « Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation des méthodes contraceptives » (L’Église que j’espère, p. 91). Les enseignements, à la fois dogmatiques et moraux, ne sont pas tous équivalents. Une pastorale missionnaire n’est pas « obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance » (Ibid., p. 92). L’annonce de type missionnaire se concentre sur l’essentiel, qui est aussi ce qui passionne et attire le plus, ce « qui fait brûler le cœur », comme pour les disciples d’Emmaüs (Ibid., p. 96). Ainsi, nous devons trouver un nouvel équilibre, sinon « l’édifice moral de l’Église risque lui aussi de s’écrouler comme un château de cartes » (Ibid., p. 92), de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Évangile. La proposition évangélique doit être plus simple, profonde, rayonnante. C’est de cette proposition que découlent ensuite les conséquences morales. La même idée, l’urgence de trouver un nouvel équilibre dans la pensée catholique, est rappelée par des mots presque identiques dans Evangelii Gaudium aux paragraphes 34-39. Il s’agit d’un choix pondéré et non d’une capitulation face au relativisme, comme l’affirment de façon aveugle certains secteurs du monde catholique qui, sur ce point, opposent de façon polémique l’enseignement de Ratzinger et celui de Bergoglio. Là où le monde se présente désormais comme “païen”, le christianisme ne peut pas être proposé simplement à partir de ses conséquences éthiques. Celles-ci peuvent avoir, sur le plan civil, une valeur katéchontique, au sens paulinien du terme. C’est-à-dire qu’elles peuvent contenir, conserver, une dérive anthropologique nihiliste, et non pas engendrer de façon positive la foi dans le cœur de l’homme.

LE TEMOIGNAGE COMME “RENCONTRE” DANS LE PRESENT. Si le but, aujourd’hui, est la communication du christianisme dans sa forme simple et essentielle, alors le témoignage devient la forme privilégiée de la présence. Le témoignage et non, avant tout, une position dialectique. Dans son essence, le christianisme n’est pas dialectique : c’est quelque chose d’affirmatif qui n’a pas besoin d’ennemis pour exister. Sur ce point, le pape François est en parfaite syntonie avec son prédécesseur Benoît. « Lui (Benoît), il a dit que l’Église croît par le témoignage, non par prosélytisme » (Éveillez le monde, p. 4). Et aussi, toujours en citant le pape Benoît : « À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive » (Deus caritas est, 1, cité in Evangelii Gaudium, 7). La priorité de la rencontre signifie le caractère physique du christianisme, la proximité sensible, une proximité qui embrasse et qui aime. La tragédie de l’Église, au cours de ces dernières décennies, a été la distance : des Évêques par rapport aux prêtres, du clergé par rapport au peuple. La bureaucratisation ecclésiastique a son pendant dans la disparition du « berger qui a l’odeur de ses brebis », dans la multiplication inutile des réunions, des congrès, des documents que personne ne lira jamais, dans le formalisme du langage, dans le vide des sermons qui ne renvoient à rien de réel, rien qui se soit produit, qui soit vrai. Le témoignage comme rencontre indique, pour le Pape, une proximité personnelle, affective, gratuite, qui ne prétend rien, qui ne désire rien si ce n’est le bonheur et le bien de l’autre. C’est frappant de lire ce que le pape François confie au père Spadaro : « Moi, j’arrive à regarder chacune des personnes, une par une, j’arrive à entrer en contact de façon personnelle avec ceux que j’ai devant moi. Je ne suis pas habitué aux foules ». La rencontre est une façon d’être qui, dans un monde anonyme et convulsif, rend présent le visage de Jésus-Christ, le regard plein de tendresse de Jésus-Christ pour chaque homme, individuellement.

GRACE ET MISERICORDE. Les points indiqués précédemment prennent un nouveau relief parce qu’ils sont apportés par la personne du Souverain Pontife. C’est le pape François qui renouvelle l’Église en apportant sa personne. Il se met lui-même en jeu, son existence. Il peut le faire dans la conscience d’être un pécheur et que grâce et péché sont aujourd’hui la modalité authentique du rapport entre Église et monde. De ce point de vue, les catégories habituelles – sécularisation, Occident “chrétien”, et ainsi de suite – sont inutiles et, en même temps, fallacieuses. Le pape François parle un langage évangélique capable de réchauffer le cœur du peuple qui est encore chrétien et, en même temps, le cœur des “païens”. Et cela, non pas avec un langage des “valeurs”, qui juge, mais avec celui de la grâce, capable d’accueillir et de pardonner tous les péchés. C’est la perspective des premiers siècles qui, de cette façon, redevient actuelle : celle qui touche de rencontre en rencontre, de rencontre de grâce en rencontre de grâce. C’est à travers l’expérience de la grâce que s’ouvre la conscience du péché. Un monde qui n’a plus conscience du péché reconnaît soudain ses fautes parce qu’il est touché par les paroles de miséricorde d’un Père qui est un vrai pasteur. Cela peut se produire parce qu’il est soudain embrassé par quelqu’un qui a conscience d’être avant tout lui-même un pécheur. « Je suis un pécheur. C’est ça la définition la plus juste. Et ce n’est pas une façon de parler, un genre littéraire. (…) Je suis un pécheur vers lequel a regardé le Seigneur », dit-il encore à Spadaro. Un pécheur, regardé par Jésus, est un homme reconnaissant qui conçoit l’Église comme un “hôpital de campagne”, comme Mater misericordiae.

Ce Pape a des cordes très sensibles pour percevoir ce que le monde actuel attend de l’Église. Il sait qu’il est capable de la plus grande férocité – les guerres, la dévastation produite par un système économique inhumain – et, en même temps, qu’il manifeste une extrême fragilité. Cette dernière, endurcie dans son ressentiment et pleine de méfiance, peut seulement être conquise par une humanité gratuite, une miséricorde divine. C’est le chemin que le Pape trace pour l’Église de notre temps, pour sa rencontre avec l’homme contemporain.