Des témoins qui ont rendu visible l'essentiel

Les canonisations et l'héritage vivant de Jean XXIII et Jean-Paul II. Le point de vue de Julián Carrón ("Avvenire", 27 avril 2014)
Julián Carrón

Il faudrait revenir sur la situation de l’Église dans les années cinquante pour comprendre la portée historique des deux papes qui sont canonisés aujourd’hui : une Église qui risquait de rester fermée sur elle-même, qui avait beaucoup de mal à établir un rapport convenable avec la pensée moderne, et qui nécessitait un tournant historique pour recommencer à annoncer le Christ de manière convaincante et attrayante pour les hommes de notre temps.
« La longanimité miséricordieuse de Dieu pour le salut de l’homme » : c’est par ces mots que don Giussani a résumé le témoignage du bon Pape qui, dans l’encyclique Pacem in Terris, avait perçu que la « fracture » des baptisés entre la foi et la vie venait de ce que « leur formation en matière de doctrine et de morale chrétiennes est restée insuffisante (…) Il faut donc absolument à la jeunesse une éducation complète et continue » (nº 153).
Qui aurait pu imaginer, même peu de temps avant, un évènement tel que le Concile Vatican II ? Il fallait une personnalité simple comme celle de Jean XXIII pour assumer toute la responsabilité de convoquer un concile œcuménique. Même si c’est Paul VI qui guidera les travaux des assises, c’est pour toujours au pape Roncalli que reviendra le mérite de l’avoir convoqué et d’en avoir posé les premiers jalons. Ainsi que l’a observé Joseph Ratzinger dès 1968, il « fait partie des rares hommes qui sont vraiment grands et qui, dépassant tous les schémas, expérimentent personnellement avec une créativité nouvelle ce qui est à l’origine, la vérité elle-même, parvenant à la mettre à nouveau en valeur ». On croirait lire l’un des nombreux rappels à l’essentiel du pape François.
Si c’est à Jean XXIII que revient l’honneur d’avoir convoqué le Concile, c’est sans aucun doute à l’autre Pape canonisé, Jean-Paul II que l’on doit d’avoir recueilli le mandat conciliaire et le souci de Paul VI de le mettre en œuvre. Après des années de désorientation de ce que l’on a appelé l’après-Concile (le pape Montini en a parlé comme d’une « journée de nuages, de tempête, d’obscurité, de recherche, d’incertitude »), où l’on voyait clairement ce qui ne servait plus, tout en étant encore à la recherche de ce qui pouvait véritablement répondre aux défis du temps présent, l’arrivée de Jean-Paul II a représenté une bouffée d’air frais pour une Église en difficulté.
Nous commençons sans doute tout juste maintenant à nous rendre compte de la nature de l’impact que son élection a eu sur la vie de l’Église. Il est parvenu à inverser « avec une force de géant – force qui lui venait de Dieu – une tendance qui pouvait sembler irréversible », aidant « les chrétiens du monde entier à ne pas avoir peur de se dire chrétiens, d’appartenir à l’Église, de parler de l’Évangile » (Benoît XVI, Homélie de béatification de Jean-Paul II, 1er mai 2011). Le pape Wojtyla a incarné, selon les paroles de don Giussani à son sujet, « la certitude claire de ce que signifie le contenu du message chrétien même pour l’histoire de ce monde ; autrement dit, la foi dans le Dieu fait homme, et par conséquent l’enthousiasme pour cet Homme, dans lequel peut reposer toute l’espérance de chaque homme et du monde entier ».
Qui ne se souvient pas de l’impact de l’encyclique programmatique Redemptor Hominis ? « L’homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s’il ne reçoit pas la révélation de l’amour, s’il ne rencontre pas l’amour, s’il n’en fait pas l’expérience et s’il ne le fait pas sien, s’il n’y participe pas fortement. (…) L’homme qui veut se comprendre lui-même jusqu’au fond ne doit pas se contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels et même seulement apparents ; mais il doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s’approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit “s’approprier” et assimiler toute la réalité de l’Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver soi-même » (nº 10).
Par son témoignage personnel d’un christianisme vécu avec une conscience et une audace uniques, Jean-Paul II a reproposé avec génie le fondement théologique de la foi catholique dans les encycliques trinitaires : le Christ, centre du cosmos et de l’histoire (Redemptor Hominis) ; Dieu le Père, riche en miséricorde (Dives in Misericordia) ; l’Esprit Saint, Seigneur et donneur de vie (Dominum et Vivificantem). Dans le même temps, le pape Wojtyla a également montré toutes les implications anthropologiques et culturelles de la foi chrétienne pour la vie de l’homme : la raison exaltée et guérie par la foi (Fides et Ratio), la dépendance de la morale par rapport à la foi (Veritatis Splendor), la portée de la foi pour l’économie et le travail (Encycliques sociales), la nature missionnaire de la foi (Redemptoris Missio), la capacité de la foi d’illuminer le mystère de la douleur (Salvifici Doloris), de la vie humaine (Evangelium Vitae), de la famille (Familiaris Consortio). Ainsi, l’homme peut comprendre la promesse que la foi chrétienne porte en elle pour répondre à la soif d’accomplissement dans chaque aspect de la vie.
En 2005, le cardinal Jorge Maria Bergoglio a rendu hommage à Jean-Paul II en parlant d’« un homme qui se met en jeu tout entier, et montre la vérité de ce qu’il prêche par tout lui-même et par sa vie entière, avec transparence ». Un témoin qui a rendu visible l’essentiel, c’est-à-dire Jésus Christ, le Seul qui sauve l’humain et remplit de joie le « cœur inquiet » de chacun.