« Nous avons perdu la barakah »

Rencontre avec Monseigneur Yousef Thomas Mirkis, archevêque chaldéen de Kirkouk.
David Victoroff

L’émotion était grande, ce jeudi soir 25 septembre dans l’église du couvent dominicain de l’Annonciation, Faubourg Saint-Honoré à Paris. Le frère prieur Eric de Clermont-Tonnerre recevait l’Archevêque chaldéen de Kirkouk, ville située aux confins des pays kurdes et arabes, au nord-est de ce pays aujourd’hui à feu et à sang. Chrétiens français mais aussi irakiens étaient venus écouter le prélat, encore sous le choc des événements dramatiques du Moyen-Orient et bouleversés par la nouvelle toute récente de l’assassinat de notre compatriote Hervé Gourdel. Tous n’étaient sans doute pas familiers des complexités de l’histoire et de la géopolitique irakienne mais tous se sentaient en communion avec nos frères d’Orient persécutés pour leur foi.

Monseigneur Mirkis était venu pour porter témoignage de leur souffrance mais aussi éclairer ceux d’entre nous qui ignorent les subtilités de ce pays compliqué. « Si vous croyez avoir compris ce pays, c’est qu’on vous a mal expliqué », disait-on autrefois du Liban. C’est encore plus vrai de l’Irak dit l’évêque de Kirkouk dans un français parfait : il a étudié l’ethnologie à Strasbourg et à Nanterre justement pour comprendre l’enchevêtrement des peuples, des langues, des religions et des cultures qui composent la mosaïque irakienne. Diverse, l’Irak est une vieille culture, la plus ancienne du monde, a-t-il rappelé en évoquant l’écriture inventée par les Sumériens il y a plus de 5000 ans. L’Irak est un monde de la religion. Abraham est irakien. C’est lors de l’exil à Babylone que les juifs ont écrit une grande partie de la Bible et des psaumes. L’ancienne Mésopotamie, pays de foi, est aussi un pays de culture : on dit que l’Egypte écrit, que le Liban imprime et que l’Irak lit.
C’est aussi un pays riche : eau, pétrole, soleil, neige, bref tout pour rendre un pays beau, heureux et prospère.
Alors comment expliquer la violence inimaginable dans laquelle l’Irak est plongé depuis tant d’années ? 100 morts par jour au moins, la nouvelle d’une tragédie chassant l’autre au point que l’on finit par s’habituer à l’horreur quotidienne… Une révolte contre les frontières tracées artificiellement pendant la première guerre mondiale partageant les dépouilles de l’empire turc entre Français et Britanniques par les accords Sykes-Picot ? La chute de la royauté, la guerre contre l’Iran, la première guerre du Golfe en 1991, la seconde en 2003... « A soixante-cinq ans, je n’ai jamais connu la paix », témoigne Monseigneur Yousef Mirkis qui a fait cinq ans de service militaire.

Les Américains, en faisant tomber Saddam Hussein, ont ouvert la boîte de Pandore, pense l’évêque. Mais faut-il pour autant regretter la dictature ? Il ne faut jamais comparer deux malheurs, estime-il.
Pourtant, aujourd’hui, on assiste, avec Isis ou Daech (noms qui désignent le pseudo Etat islamique NDLR) à une concentration de l’horreur qui nous déboussole, poursuit-il, face à laquelle nous sommes aussi désemparés que les apôtres à la veille du vendredi saint. Un drame qu’il compare à la révolution culturelle chinoise qui a fait 100 millions de morts, passés largement sous silence au nom du politiquement et de l’économiquement correct. Mgr Yousef rend hommage aux héros qui sont morts pour défendre les droits de l’homme en Irak, qu’il compare aux justes parmi les nations qui ont sauvé des juifs pendant la seconde guerre mondiale. Mais il dénonce aussi une majorité silencieuse aussi dangereuse que l’Isis.
« Nous avons perdu la barakah, mot arabe difficilement traduisible, entre la grâce et la sagesse » se désole Mgr Yousef : 130 000 chrétiens ont fui au Kurdistan. Les malades, qui ne pouvaient pas partir, ont été sortis par les islamistes de leur lit d’hôpital et contraints d’abjurer leur religion. Le sort des Yazidis est pire encore que celui des chrétiens (massacres, vente des femmes en esclavage…).

Face à l’horreur, faut-il fuir ? Ce ne sont pas les 201 visas accordés à ce jour par la France qui peuvent résoudre le sort des 400 000 chrétiens irakiens. Mais « on fuit parce que l’on n’ose pas affronter le mal » estime Yousef Mirkis qui compare Daech au Rhinocéros de Ionesco. « Partout dans le monde il y a des messes qui sont comme des étoiles dans la nuit noire. A Mossoul, voilà deux mois qu’il n’y a pas eu de messe. Cela n’était pas arrivé depuis quinze siècles… »
L’œil du cyclone est chez nous, constate l’évêque, mais l’Occident est concerné : 1000 français, 1000 anglais ont rejoint les rangs d’Isis, une organisation gavée de l’argent du pétrole. Aidez-nous ! a lancé l’évêque, afin que les chrétiens qui sont le sel de l’Irak ne soient pas chassés de cette terre de religion.
A l’issue de ce vibrant témoignage l’assemblée a répondu à l’invitation de l’archevêque de prier pour tous, y compris ceux qui par leur violence défigurent le monde.





Pour approfondir
Docteur en théologie de l’Université de Strasbourg et titulaire d’un DEA en anthropologie de Nanterre, Mgr Youssef Thomas Mirkis est un frère dominicain qui a vécu trente ans à Bagdad avant d’être ordonné archevêque de Kirkouk en janvier dernier. L’ordre dominicain est présent en Irak depuis 1750 et le couvent de Mossoul a été fondé en 1862. Les dominicains d’Irak sont rattachés à la province de France dont le frère Eric de Clermont-Tonnerre fut prieur. Les dominicains ont accomplis en Irak une mission évangélisatrice et missionnaire et une œuvre importante de diffusion des textes chaldéens et syriaques. Ils ont fondé la première imprimerie d’Irak.
Pour en savoir plus consulter le site http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/deux_cent_cinquante_ans_de_presence_dominicaine_en_irak.asp