Une Europe toute retournée

Le portrait d’un continent qui n’est plus le centre du monde. Les dangers. La mission des chrétiens. À Strasbourg, le Saint-Père a rappelé que l’Union européenne est « un pari fait sur l’homme européen ».
Alessandro Banfi

UNE FRESQUE ET UN POÈME. Dans ses deux discours au Parlement européen et au Conseil de l’Europe, le pape François s’est inspiré de la beauté. La beauté de l’image de l’École d’Athènes, la célèbre peinture de Raphaël Sanzio qui se trouve au Vatican, et celle des vers d’un grand poète, trop peu connu, Clemente Rebora. Il est parti de là, ouvrant devant ses interlocuteurs une perspective qui n’est pas uniquement celle, étouffante, de la technique, de l’économie et même de la politique.
François s’est adressé aux élus du peuple, aux leaders européens, mais il leur a parlé comme à des hommes à qui il voulait indiquer une perspective différente, renversante pourrait-on dire, parce qu’elle est consciente de l’origine, de la racine des choses. Le ciel que montre le doigt de Platon, sur la fresque de la Chambre de la Signature, et la terre à laquelle fait allusion le bras tendu d’Aristote.

LE CIEL ET LA TERRE. De quoi est faite l’histoire européenne ? « Une ouverture au transcendant », au ciel. Et la terre, autrement dit « la capacité pratique et concrète d’affronter les situations et les problèmes ». Au début, semblait dire le pape en rappelant les idéaux des « Pères fondateurs de l’Union européenne », tout le monde avait conscience que le défi immense de la construction politique d’un continent était un pari fait sur l’homme européen, « sur l’homme en tant que personne dotée d’une dignité transcendante ». Sa visite historique à Strasbourg s’est inscrite dans le sillon tracé par ses prédécesseurs, Jean Paul II en 1998 et Benoît XVI, qui fit en 2008 son célèbre discours sur l’Europe au Collège des Bernardins à Paris, mais avec deux accents particuliers : bien qu’il soit d’origine piémontaise et italienne, Bergoglio est le premier pape non européen de l’histoire, peut-être choisi par les cardinaux et l’Esprit-Saint pour cette raison aussi. Deuxième remarque sur l’esprit des temps, qui est liée à la première : jamais l’Europe n’a traversé un moment aussi difficile du point de vue économique, sociale, financier et politique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Où est l’Europe aujourd’hui ? Qu’est devenue cette Europe qui semble avoir perdu fatalement sa position centrale dans le monde ? C’est sur ce point que Bergoglio a poursuivi son renversement de perspective. C’est vrai, a-t-il dit, l’Europe est « une grand-mère », âgée et fatiguée, « ayant perdu sa fertilité et sa vivacité », et les grands idéaux semblent avoir perdu leur « attractivité » au point d’être ensevelis sous les « techniques bureaucratiques de ses institutions ». Et la racine de cette évolution est la nature du pouvoir économique et financier qui s’affirme de plus en plus. Où l’être humain risque d’être réduit à un simple engrenage qui le traite comme un bien de consommation à utiliser ». C’est ce que le pape qualifie de « consumérisme exaspéré » qui produit « une culture du déchet ».
Alors comment rendre une espérance à l’Europe ? La centralité de la personne humaine, la liberté religieuse, la non violence parce que, comme avait dit Ratzinger, « c’est justement l’oubli de Dieu et non sa glorification, qui suscite la violence ». Le principe si fécond et si sain, et pour cette raison cher aux Pères fondateurs, de l’unité dans la diversité.

UNE DÉMOCRATIE SUBSTANTIELLE. Bergoglio a concentré ses recommandations aux représentants politiques européens sur un point que nous pourrions synthétiser ainsi : la défense de la démocratie. Une démocratie substantielle que le pape estime aujourd’hui menacée en Europe. Il le dit dans une phrase lapidaire : « Voilà le défi que l’histoire vous lance ». Mais pour quelle raison la démocratie serait-elle en péril sur le vieux continent ? Le concept central de sa réflexion semble s’inspirer des jugements lancés dans les années 1970 par Pier Paolo Pasolini et Augusto Del Noce, l’un cinéaste, l’autre philosophe : « La conception homologuante de la mondialisation » détruit le vrai débat, la « force politique expressive des peuples », au profit de la « ploutocratie uniformisante du pouvoir financier au service d’empires anonymes ».
Ce qui menace la démocratie des peuples, c’est le nouveau pouvoir et l’homologation des marchés financiers, des technocrates qui pénètrent dans les consciences à travers ce qui était déjà décrit par l’encyclique La joie de l’Évangile au paragraphe 231 : « Les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse ».
Parler d’un pape « anti-euro » serait réducteur, mais il est certain que peu de leaders politiques mondiaux ont tracé aussi bien et en quelques mots le drame d’un continent qui a perdu sa boussole politique et sociale. Bergoglio n’a pas oublié la question de l’émigration et la Méditerranée devenue « un grand cimetière ». Et aussi le drame du chômage, surtout des jeunes, qui est la meilleure démonstration de la stérilité actuelle de l’Europe si bien décrite par ses discours. L’Europe a dans son histoire et son identité les moyens et les raisons de renaître et d’être à nouveau féconde, de croître, comme l’espèrent les économistes. Elle a cependant besoin de « redécouvrir fortement son visage dans la paix et la concorde, car elle n’est pas libérée de tous les conflits ».
Et nous voilà à son deuxième discours, celui adressé au Conseil de l’Europe, avec la citation poétique de l’arbre de Clemente Rebora. Comme l’a décrit avec justesse L’Osservatore Romano le lendemain, la poésie de Rebora intitulée Le peuplier fait partie du cycle des Canti dell’infirmità (Chants de l’infirmité) écrits pendant une longue maladie. Le poète voit cet arbre, comme l’explique Gian Mario Veneziano, « depuis sa chambre et son lit » et il le voit vibrer « dans le vent avec toutes ses feuilles ». Et voici le vers central de la réflexion de Bergoglio, Il tronco s’inabissa ov’è più vero, (« le tronc s’enfonce là où il y a davantage de vrai »). La comparaison est suggestive : le peuplier de Rebora est comme l’Europe, il peut monter très haut « uniquement grâce à la solidité du tronc et la profondeur des racines qui l’alimentent » et « les racines s’alimentent de la vérité qui constitue la nourriture, la sève vitale de n’importe quelle société qui désire être vraiment libre, humaine et solidaire ». Ici aussi la beauté est à l’origine d’une réflexion très profonde. Comme le poète, les peuples européens malades, vieux et fatigués, regardent avec inquiétude et espérance cet arbre et ses racines « là où il y a le plus de vrai »…

UNE NOUVELLE AGORA. Devant le Conseil de l’Europe, le pape semble développer davantage encore le jugement central qu’il a proclamé avec force devant le Parlement : face au vide démocratique provoqué par les « ploutocraties uniformisantes », deux autres défis doivent être relevés qui ont une valeur positive : la multipolarité et la transversalité. L’Europe n’est plus le centre du monde, elle doit affronter de manière originale cette multipolarité. C’est le défi « d’une harmonie constructive, libérée des hégémonies » qui ne tolère pas les homologations destructrices de l’originalité culturelle et religieuse des peuples. Il y a aussi, dit le pape, une « transversalité » qui est intergénérationnelle, qui se voit dans tous les domaines et qui devrait être une grande occasion de dialogue. Bergoglio rêve « d’une Europe en dialogue qui fait en sorte que la transversalité d’opinions et de réflexions soit au service des peuples unis dans l’harmonie ».
C’est la conclusion de son voyage européen : l’appel à la naissance d’une « nouvelle agora » : une nouvelle cohabitation « dans laquelle chaque instance civile et religieuse puisse librement se confronter aux autres, même dans la séparation des domaines et dans la diversité des positions, animée exclusivement par le désir de vérité et par celui d’édifier le bien commun ». Les chrétiens ont une tâche fondamentale dans l’histoire de l’Europe. Non seulement servir la paix, la démocratie et la vérité ; mais être la conscience et la mémoire historique de l’Europe.