Un à un

C’est la forme de base de son activité missionnaire : la rencontre personnelle. Il suffit de creuser dans la vie quotidienne du Saint-Père pour se rendre compte de sa préférence pour la personne. Qu’est-ce qui le pousse ?
Giuseppe Frangi

Combien de mains le pape François a-t-il serrées durant ces 22
mois ? Combien de personnes a-t-il écoutées en tête-à-tête ? Combien d’enfants a-t-il pris dans ses bras ? Combien de personnes handicapées a-t-il embrassées ? Et puis, combien de lettres a-t-il voulu lire ? Combien de coups de téléphone a-t-il donnés, en passant au-delà de la médiation de tous les secrétaires ?
François est un pape one to one, quelqu’un qui privilégie le contact direct, non par devoir, mais par une authentique attraction envers les autres. C’est une sympathie humaine sans réserve qui le fait agir et le rend passionné et attentif au regard de chacun. On ne peut alors s’étonner que dans son exhortation Evangelii gaudium, un petit chapitre soit intitulé de façon emblématique : « De personne à personne ». Pour lui, c’est la forme de base de son activité missionnaire ; elle part toujours d’un dialogue en tête-à-tête, dans lequel « l’autre personne s’exprime et partage ses joies ». Il s’agit de « l’annonce qui se partage avec l’attitude humble de celui qui sait toujours apprendre ».
Il suffit de creuser dans la vie quotidienne du pape pour comprendre que, pour lui, il en est vraiment ainsi. Selon un vaticaniste bien informé, comme Andrea Tornielli par exemple, chaque jour, François lit une cinquantaine des nombreuses lettres qui lui sont adressées. Et ce sont des lettres qui viennent en grande partie de gens simples, qui arrivent jusqu’à lui sans aucun « pedigree ».
Les chiffres qui caractérisent ce pontificat sont impressionnants : à commencer par près de 17,3 millions de followers sur Twitter Pontifex dans les différentes langues. Mais il ne faut jamais oublier que ces chiffres ne correspondent pas seulement à une foule affectionnée et fidèle mais c’est la somme infinie de personnes particulières. « Je parviens à regarder les personnes, une à une, à entrer en contact de façon personnelle avec celui que j’ai face à moi », a-t-il confessé dans la fameuse interview qu’il a donnée au directeur de Civiltà Cattolica, le père Antonio Spadaro. « Je ne suis pas habitué aux masses ». Il nous regarde ainsi, un à un. Et c’est ainsi que nous le regardons.

SANTA MARTA
Une des nouveautés les plus marquantes est la messe du matin. Elle n’est plus privée, comme cela se passait pour ses prédécesseurs, mais elle est devenue publique, dans la mesure de l’espace disponible. Il y a de la place pour une cinquantaine de personnes dans la chapelle de Santa Marta. Si on multiplie par le nombre de messes dites jusqu’au 30 décembre (290), on arrive à pratiquement 15 mille rencontres personnelles en 22 mois, car à la fin de la messe, le pape se réserve un peu de temps pour saluer une à une les personnes présentes. Il a fait ainsi depuis le premier jour, quand, prenant à l’improviste le service de sécurité, il s’était placé sur le seuil de l’église Sainte-Anne au Vatican pour serrer la main de tous les fidèles qui sortaient.
Mais l’autre rendez-vous auquel le pape François a donné son style est celui des audiences. Tout d’abord, il a choisi de toujours les tenir sur la place Saint-Pierre, quel que soit le temps. Selon les données de la préfecture de la maison pontificale, durant les 73 audiences générales tenues depuis le début du pontificat, à la fin 2014, ce sont 2.739.000 personnes qui y ont participé en se procurant le billet pour entrer dans la place : sont donc exclus des calculs ceux qui sont restés au début de la via della Conciliazione, et qui sont plusieurs dizaines de milliers, surtout durant les mois d’avril ou de mai. La rencontre dure rarement moins de trois heures, vu que le pape arrive toujours un peu en avance (en général vers 9h45) pour faire un premier tour rapide de la place, et il reste en général jusqu’à 13h, avec des pointes jusqu’à 13h30, quand la télévision en direct Tv2000 a déjà quitté la place depuis longtemps. Comme on le sait, ses discours sont souvent brefs : les catéchèses ont une longueur moyenne de 70 lignes (environ la moitié de celles de ses prédécesseurs), et donc le moment “parlé”, y compris toutes les salutations, tourne autour de 50 minutes.

SOUS LA PLUIE
Ce qui frappe le plus, cependant, c’est que la durée ne change pas, même si les conditions atmosphériques sont contraires. Tous ont encore en mémoire, en particulier les responsables du protocole, l’audience du 29 mai 2013, quand plus de 90.000 personnes remplissaient la place sous une pluie battante et que le pape avait choisi de faire un long tour sur sa papamobile sans parapluie, car c’était un obstacle à la rencontre, même physique, avec les fidèles.
Autre chapitre : les voyages. Le pape François ne sort pas souvent de Rome, et, quand il le fait, il reste dehors le strict nécessaire. Si on analyse ses voyages italiens, par exemple, il y a certains aspects intéressants qui émergent, tant dans le choix des destinations que dans le programme qui, au fur et à mesure, est mis au point. Il privilégie les destinations marginales (en ordre
chronologique : Lampedusa, Cagliari, Molise, Cassano Jonio, Caserta et Redipuglia). Il s’agit chaque fois de voyages d’un jour, très intenses en rencontres ; il ne manque jamais le rendez-vous avec les malades ou les prisonniers. Les moments de parole, s’ils sont prévus, sont réduits à quelques observations, alors que tout le reste du temps est réservé à la rencontre directe avec les personnes. Mgr Nunzio Galantino, secrétaire de la CEI (conférence épiscopale italienne), a dit à propos des critères utilisés à l’occasion de la visite à Cassano Jonio : « Les premiers rangs sont “attribués” aux pauvres, aux malades, aux derniers : je ne fais pas référence seulement aux premiers rangs du lieu où on célèbre la messe (évidemment ceux-là aussi le sont, dans la mesure de la capacité du lieu), mais aux considérations du pape et à l’organisation de la visite. Les visites du pape sont des visites pastorales et cela change aussi les priorités ».
À Cagliari, un groupe de jeunes avait écrit sur une banderole : « Pape Checco, monte prendre un café ». François, en la voyant, a répondu, amusé, en mimant le geste de la tasse de café portée à la bouche. Peut-être voulaient-ils rappeler le désir qu’il avait exprimé durant sa visite dans la favela de Varginha, au Brésil, le 25 juillet : « J’aurais voulu frapper à chaque porte, dire “bonjour”, demander un verre d’eau fraiche et prendre un cafezinho ».

« BELLA, FRA’ »
La journée du pape est pleine d’éclairs d’une familiarité imprévue. Lors de l’audience avant Noël, durant laquelle il a reçu l’équipe de Tv2000 avec de nombreuses familles, il a voulu saluer « Lucio qui est à l’hôpital », en appelant par son nom le directeur des News Lucio Brunelli. C’est une familiarité qui trouve particulièrement libre cours dans les visites aux paroisses romaines. « Bella, Fra’», disait la banderole des jeunes de la paroisse du Sacré-Cœur à Termini. « Comment ça va, France », ont répondu en écho les jeunes de Saint-Grégoire-le-Grand à la Magliana.
Les imprévus plaisent à François. À la paroisse Saint-Joseph, via Boccea, le 14 décembre, face aux enfants qui faisaient plus de vacarme qu’il n’est permis, il a pris tout le monde au dépourvu : « Cela me dérange vraiment quand un enfant pleure à l’église et il y a des personnes qui disent qu’il doit sortir. Mais les pleurs d’un enfant, c’est la voix de Dieu, il ne faut jamais chasser un enfant d’une église ».
C’est une familiarité qui s’étend aussi aux rapports qu’on pourrait penser être plus formels. « Nous avions passé la porte de Santa Marta. Nous nous sommes à nouveau embrassés. Je confesse que j’ai été ému. Francesco m’a caressé la joue et l’auto est partie », a raconté Eugenio Scalfari sur la Repubblica. Et Ferruccio De Bortoli sur le Corriere a écrit : « La grandeur de ce pape se mesure dans son rapport avec les autres, dans son obstination à faire le prêtre en personne, au téléphone, par tous les moyens. Spadaro confirme : « Le pape François a une capacité de compénétration entre geste et parole qui frappe, qui réussit à lancer des messages de grande autorité sans faire percevoir aucune distance ».

LE TÉMOIGNAGE
L’un des curés romains, don Mauro Leonardi, a voulu raconter sur ilsussidiario.net cette anecdote. « Avant, c’était moi, le prêtre, qui disait aux gens ce que le pape avait dit. Maintenant, ce sont eux qui me disent : “Le pape a dit...”. Je suis leur curé et je découvre que mes paroissiens le sente plus comme leur curé que moi. Quand ils disent “mon curé…”, j’ai peur qu’ils ne pensent au pape plutôt qu’à don Mauro : tel est le problème. Au mieux, nous sommes tous “promus” au titre de vicaires. Je ne sais pas comment il y arrive, mais il est plus proche de mes paroissiens que moi ». Il est proche aussi de cette jeune fille espagnole qui durant l’audience du 10 décembre l’a salué sur la place en lui criant : « Gracias ! ». « De nada, chica », lui a répondu François avec un naturel absolu, avec le pouce levé, qui est devenu désormais le geste symbole de son inconditionnelle sympathie envers les autres.