Seulement pour être avec eux : le voyage en Orient

Récit d’un voyage très spécial sur un continent où les chrétiens ne sont que 3% mais où il y a plus de baptêmes qu’en Europe. Le pape y a rencontré les rescapés du typhon Yolande, les enfants des rues, les moines bouddhistes et les fidèles hindous…
Andrea Tornielli

« Je le vois là cloué, et là il ne nous déçoit pas. Il a été consacré Seigneur sur ce trône, et il est passé par toutes les détresses que nous avons. Jésus est le Seigneur ! Et Il est le Seigneur de la Croix ! Là, Il a régné ! C’est pour cela qu’Il est capable de nous comprendre… C’est pour cela que nous avons un Seigneur capable de pleurer avec nous, capable de nous accompagner dans les moments les plus difficiles de la vie… Beaucoup d’entre vous ont tout perdu. Moi je ne sais pas quoi vous dire. Mais Lui sait quoi vous dire ! ».

L’IMPERMÉABLE JAUNE
Le vent souffle à plus de 70 km/h et fait tournoyer la pluie dans toutes les directions quand François, gonflé par son imperméable de nylon jaune mis au-dessus de ses vêtements blancs, indique le Crucifix à la foule des fidèles rassemblés sur l’esplanade de l’aéroport de Tacloban aux Philippines. C’est le 17 janvier. L’avion du pape a dû arriver une heure plus tôt et repartira avec plusieurs heures d’avance sur le programme en raison de la tempête tropicale. C’est le moment le plus émouvant et le plus dramatique du voyage du pape en Extrême Orient. C’est même la vraie raison du voyage. Ici, en quelques heures, en novembre 2013, le typhon Yolande traversa villes et villages tuant dix mille personnes. « Quand j’ai vu depuis Rome cette catastrophe, j’ai senti que je devais venir ici. J’ai alors décidé de faire ce voyage. J’ai voulu venir pour être avec vous ».
François laisse tomber tous les textes préparés. Face aux survivants en larmes, face à ceux qui ont perdu des êtres chers et leur maison, aux pauvres devenus encore plus pauvres, toute prédication, toute parole qui ne sortirait pas du cœur, qui ne serait pas capable de compassion et qui ne saurait pas rester en silence face au mystère de cette tragédie, sonnerait faux, ou glisserait comme l’eau qui imbibe les vêtements des fidèles qui sont sous la pluie depuis des heures. Des fidèles émus pleurant avec l’évêque de Rome qui n’est pas venu pour leur expliquer le sens de la souffrance, mais simplement pour les embrasser et les réconforter, endossant comme tout le monde l’imperméable jaune, en regardant avec eux, en silence, le Crucifié et sa Mère. « Si nous nous sommes tous rassemblés ici aujourd’hui, 14 mois après que soit passé le typhon Yolande, c’est parce que nous avons la certitude que nous ne serons pas déçus par la foi, parce que Jésus est passé en premier. Dans sa passion Il a pris sur Lui toutes nos souffrances… Beaucoup d’entre vous ont dû se demander en regardant le Christ : “Pourquoi Seigneur ?”. Et le Seigneur répond à chacun dans son cœur. Je n’ai pas d’autre mot à vous dire. Regardons le Christ : Lui est le Seigneur, et Lui nous comprend car Il est passé par toutes les épreuves qui nous ont touchés ».

LE LINGE ORANGE
Dans ce continent où les chrétiens sont moins de 3%, mais où les baptêmes sont plus nombreux qu’en Europe, et où François n’est pas venu pour enseigner mais pour partager. Il a témoigné combien la foi chrétienne peut s’incarner dans les cultures les plus diverses et être un pont, un élément de paix. Face à des millions de pauvres, le pape a renversé le schéma habituel, en rappelant devant les jeunes de Manille que « l’on reçoit des pauvres », qu’on va les voir pour recevoir, pour être évangélisé. Et l’émotion avec laquelle l’évêque de Rome a raconté aux journalistes les gestes auxquels il a assisté, montre combien tout cela a été vrai pour lui, à quel point il s’est laissé touché par l’impact avec cette réalité.
La visite du pape au Sri Lanka et aux Philippines a débuté le 13 janvier par l’arrivée à Colombo où il était attendu par le nouveau président Maithripala Sirisena, élu cinq jours plus tôt. Les chrétiens sont ici une minorité, mais il y a des centaines de milliers de personnes pour accompagner le pèlerin de Rome le long de la trentaine de kilomètres que la papamobile parcoure sous le soleil et une chape de chaleur suffocante. Les premiers messages sont tous tournés vers la réconciliation pour dépasser les blessures et les « horreurs » de la guerre civile. Mais aussi pour rejeter les relents d’intolérance religieuse. Le conflit ethnico-politique qui a opposé le gouvernement central et les Tamouls qui vivent dans le Nord de l’île est terminé depuis 2009. Mais ces dernières années, de nouveaux épisodes d’intolérance religieuse sont apparus, notamment de la part des tendances les plus extrémistes qui identifient la nation avec le bouddhisme : « Pour soigner les blessures, il faut que tous puissent s’exprimer librement et soient prêts à accepter l’autre ».
François rencontre les religions du pays où les bouddhistes représentent 70% de la population, les hindouistes 12,6%, les musulmans 9,7%, et les chrétiens (surtout des catholiques) 7,4%. La grande salle du centre des congrès Bandaranaike Memorial de Colombo est un spectacle de couleurs avec de grandes tâches rouge foncé, orange et jaune (les moines bouddhistes et hindouistes), blanc et noir (les chrétiens et les musulmans). François accepte d’être couvert par le leader hindouiste d’un linge orange, qu’il garde sur les épaules durant la rencontre. « Pour le bien de la paix, dit-il, on ne doit pas permettre que les croyances religieuses soient maltraitées par la violence et la guerre ». Et pour que le dialogue soit efficace, « il doit être fondé sur une présentation complète et franche de nos convictions respectives, faisant « ressortir combien elles sont diverses » et en travaillant ensemble pour aider les pauvres et ceux qui souffrent.

AJOUTS SPONTANÉS
Un des points culminants du voyage a été la visite au sanctuaire marial de Madhu, dans la jungle tamoule où le pape arrive en hélicoptère et est accueilli par une foule de pèlerins appartenant à toutes les religions dans un lieu qui, durant la guerre civile, a été respecté comme zone franche. Autre point culminant, la canonisation du premier saint sri-lankais, l’oratorien Joseph Vaz, mort en 1711 et originaire de Goa. Il a vécu plus d’un quart de siècle sur l’île de Ceylan où il est allé pour réconforter les catholiques pendant la domination hollandaise quand les calvinistes avaient obligé les missionnaires fidèles à Rome à fuir. Vaz se fit humble ouvrier. Il sera appelé « Sammanasu Swami », prêtre angélique. Au moment de sa mort, les fidèles catholiques sur l’île étaient au nombre de soixante-dix mille dont près de la moitié s’était converti lors de sa mission. Le père Vaz avait écrit un catéchisme et un livre de prière en cingalais et en tamoul. Il avait beaucoup souffert et il avait amené à la foi catholique des milliers de personnes par son témoignage et surtout par sa proximité envers les pauvres et les malades. Une approche ô combien actuelle de par la situation du Sri Lanka, en accord avec les perspectives énoncées par François dans Evangelii gaudium.
Aux Philippines où le pape arrive le soir du 15 janvier, une véritable marée humaine est là pour l’attendre. C’est une charge de sympathie humaine indicible qui touche et émeut François. Il recommande au monde institutionnel et aux politiques plus d’attention pour les pauvres et de lutter contre la corruption dont les pauvres sont les principales victimes. Au cours de l’homélie de la messe célébrée dans la cathédrale de Manille à peine rouverte au culte après sa restauration, le pape improvise spontanément : « Les pauvres sont au centre de l’Évangile, ils sont le cœur de l’Évangile. Si on les enlève de l’Évangile, nous ne pouvons pas comprendre le message de Jésus Christ… ».

Le 16 janvier après la messe, François accomplit un geste non annoncé dans le programme mais préparé depuis longtemps. Il rencontre plus de deux cents enfants pauvres sortis des rues et de la prostitution par la fondation AnakTnk (www.anak-tnk.org), une ONG liée à l’Église, fondée par un jésuite français et présente dans de nombreux pays. Le cardinal Luis Antonio Tagle en septembre dernier avait apporté au pape mille lettres écrites par les enfants des rues et une vidéo : ils lui avaient demandé qu’il vienne les voir.
Cette après-midi-là, au palais des sports du Mall of Asia de Manille, François rencontre les familles. Il parle spontanément de « la colonisation idéologique des familles », d’une nouvelle forme de colonialisme qui cherche à imposer aux peuples ce qui n’appartient pas à leur identité et à leurs traditions.
Le dimanche 18 janvier, journée de clôture de la visite, entre 6 et 7 millions de personnes se retrouvent au Rizal Park de Manille pour la messe considérée comme celle ayant eu le plus de monde de toute l’histoire. Les Philippins embrassent le pape, prêts, comme l’explique le cardinal Tagle, à le suivre. Pas à Rome, mais dans les périphéries, dans les slums, dans les hôpitaux, aux côtés de ceux qui souffrent. Et l’étreinte de François avec les Philippins s’est manifestée lors d’un autre moment clé de ce voyage, lors de la rencontre avec les jeunes à l’université Saint-Thomas, quand la petite Glyzelle Palomar, une ancienne enfant des rues, avec la voie entrecoupée par des pleurs irrépressibles demande au pape le pourquoi des souffrances des enfants innocents, abusés, drogués, réduits à l’esclavage.

LAVÉS PAR LES LARMES
« C’est seulement quand nous sommes capables de pleurer sur les choses que vous avez vécues », dit le pape, « que nous pouvons comprendre quelque chose et répondre quelque chose… C’est seulement lorsque le Christ a pleuré et qu’il a été capable de pleurer qu’Il a compris nos drames… Certaines réalités de la vie ne se voient seulement qu’avec des yeux lavés par les larmes ». Puis la longue embrassade, suivie de celle au père de Krystel, la jeune volontaire morte le jour précédent à Tacloban suite à l’effondrement d’une structure sur la zone de la messe papale. Là où il n’y a pas de mots adéquats, il y a seulement de la compassion, la même qui toucha la plus profonde miséricorde de Jésus face à la veuve de Naïm.