La seule arme

Le grand cheminement de grâce commence : l’Année Sainte consacrée à la Miséricorde. Un parcours pour comprendre cette parole "impossible" pour l’homme qui nous ouvre à la seule expérience capable de vaincre le chaos.
Davide Perillo

On en a besoin, "plus que jamais". C’est la réponse de mgr. Rino Fisichella, président du Conseil pontifical pour la nouvelle évangélisation, à ceux qui lui demandaient, juste après les attentats de Paris, s'il ne convenait pas d'annuler le Jubilé. Trop risqué, pour Rome et pour les fidèles. Trop d'angoisse à l'idée de concentrer tant de gens dans la ville où Daesh a juré de hisser son drapeau. Au contraire. Justement à cause de ce qui s'est passé à Paris – et avant à Beirouth et puis au Mali – l'Année de la Miséricorde, voulue par le pape François, est "d'autant plus urgente", rappelait le prélat qui a la charge d'organiser le Jubilé.

L'événement commence ces jours-ci par la double ouverture de la Porte Sainte : celle traditionnelle de la basilique Saint-Pierre, prévue le 8 décembre, et l'autre porte, insolite, de la cathédrale de Bangui en Centrafrique, que le pape a ouverte le 20 novembre, lors de son voyage dans le continent noir. La fermeture aura lieu le 20 novembre 2016, fête du Christ-Roi. Tout au long de l'année jubilaire, il y aura des pèlerinages à Rome, des jubilés par catégories (malades, jeunes, prêtres…) : démarches qui caractérisent depuis toujours toute Année Sainte. Des Portes Saintes seront également ouvertes dans chaque diocèse, afin que tous aient la possibilité de vivre l’événement là où ils sont (même en prison, car le pape a voulu accorder la dignité de Porte Sainte aux portes des établissements pénitentiaires). Une myriade de gestes et de moments dans toutes les périphéries de l’Eglise pour aider les croyants à tenir le regard fixé sur le Christ, le visage de la miséricorde, comme l’appelle le pape dans Misericordiae Vultus, la bulle qui a introduit le Jubilé.

Elle est sortie le 11 avril, en sourdine après les rites de la Semaine Sainte. L'annonce de l’Année Sainte extraordinaire un mois plus tôt avait déjà surpris et suscité des commentaires, de sorte que la bulle a été probablement peu lue. Certains traits de ce document valent cependant la peine d'être repris et soulignés. En le parcourant on y découvre une grande richesse.

À commencer par le motif pour lequel le pape a pensé à ce geste : "ll y a des moments où nous sommes appelés avec plus de force à fixer le regard sur la miséricorde afin de devenir nous-mêmes des signes efficaces de l’action du Père. C'est la raison pour laquelle j'ai instauré un Jubilé extraordinaire de la Miséricorde comme un temps favorable pour l'Eglise, afin de rendre plus fort et efficace le témoignage des croyants".

LE PÉCHÉ ET LE PARDON
Le but est donc le témoignage. Et la source du témoignage consiste à "tenir le regard fixé sur la Miséricorde". Regarder Jésus et se rendre compte du don qu'Il représente. Le témoignage est l'urgence primordiale, la plus importante pour le pape aujourd’hui. Il coïncide avec la contribution que nous, chrétiens, pouvons offrir au monde. Et il décide de la fiabilité même de la foi, qui "passe à travers la voie de l’amour miséricordieux et plein de compassion", comme François le répète à plusieurs reprises : "Il est déterminant pour l'église et pour la crédibilité de son message de vivre et de témoigner la miséricorde à la première personne. Son langage et ses gestes doivent transmettre la miséricorde afin de toucher le cœur des personnes".

Cela est toujours vrai, mais d’autant plus quand le mal est plus profond, plus douloureux. Un autre passage des premiers paragraphes le rappelle : "Face à la gravité du péché, Dieu répond par la plénitude du pardon. La miséricorde sera toujours plus grande que mon péché". C'est impressionnant de relire ce texte aujourd’hui parce qu'il nous montre le chemin. Il indique la seule arme qui permette de combattre le chaos. En fait, une arme plus puissante que le chaos.

Et "puissante" n'est pas une parole aléatoire. La miséricorde, rappelle François en citant saint Thomas d'Aquin, au lieu d'être un "signe de faiblesse", est "plutôt la qualité de la toute puissance de Dieu". Elle fait partie de sa méthode, de la manière dont Il choisit continuellement de s'offrir à notre liberté. Depuis toujours, depuis qu'Il a établi une alliance avec l'’homme (il est beau le paragraphe dans lequel le pape parcourt les psaumes) jusqu'à l'apothéose, la pleine manifestation de Jésus : seule l’expérience de Sa présence dans le monde permet à Jean d’affirmer "pour la première et unique fois dans toute l’Ecriture sainte" que "Dieu est amour".

C'est pourquoi le Christ est le visage de la Miséricorde. En Lui se révèle "la nature de Dieu comme celle d'un Père qui ne s'estime jamais vaincu tant qu'Il n'a pas anéanti le péché et vaincu le refus par la compassion et la miséricorde", comme on le voit dans l’Évangile : le fils prodigue, la veuve de Naïm, la vocation de Matthieu (la page où François, comme il le rappelle lui-même, a trouvé sa devise miserando atque eligendo, "le regardant avec miséricorde, Il le choisit"). Il n'y a pas d’autre voie, d'autre possibilité pour "vaincre le refus qui sort du cœur de l'homme - pour attirer la liberté, jusqu'au bout - que de prendre conscience de la passion du Christ pour nous. Surtout à un moment historique qui, comme le rappelle le pape en citant saint Jean-Paul II, semble délibérément vouloir "marginaliser de la vie et extirper du cœur de l'homme l'idée même de la miséricorde”.

Il y a un autre fait frappant : le pape ne donne pas de définitions achevées. Aucune phrase ne ferme définitivement la question (puisqu'il s’agit d'une notion tellement connaturelle au Mystère, comme disait don Giussani, il est impossible de "l'extraire du vocabulaire humain"). Tout ce qui est dit sur la miséricorde est comme une fenêtre qui s'ouvre sur l'expérience qu'on en fait, dans l'Évangile et donc dans la vie quotidienne. Cela renvoie à des moments, des lieux où la miséricorde se manifeste. Et où, en se manifestant, elle dévoile des perspectives impensables.

AU-DELÀ DE LA JUSTICE
Un bel exemple : la justice. Il s'agit d'un besoin décisif de l'homme. Il est inconcevable de le "combiner" avec l'idée d'un pardon radical, toujours possible. Cependant, "si Dieu se limitait à la justice, Il cesserait d'être Dieu, Il serait comme tous les hommes qui invoquent le respect de la loi. La justice à elle seule ne suffit pas, et l'expérience nous enseigne que faire appel exclusivement à elle, risque de la détruire. C'est pourquoi Dieu va au-delà de la justice par la miséricorde et le pardon", en offrant constamment au pécheur "une possibilité ultérieure de se reprendre, de se convertir et de croire". Cela introduit dans le monde la possibilité réelle du pardon, "l’instrument confié à nos mains fragiles pour rejoindre la sérénité du cœur. Laisser tomber la rancœur, la colère, la violence et la vengeance est la condition nécessaire pour vivre heureux".

UN TEMPS POUR CHANGER
Relues aujourd'hui, dans le climat où nous sommes immergés, ces paroles nous indiquent un chemin plus précieux que jamais. Impensable autour de la table, mais possible dans la foi. Pour nous aussi peut s'ouvrir le chemin qui nous demande d’être "miséricordieux comme le Père", le thème de l’Année Sainte, comme le rappelle François. Il nous est possible aussi de voir la miséricorde comme "le critère pour comprendre qui sont Ses véritables fils. En somme, nous sommes appelés à vivre de la miséricorde, parce que nous-mêmes, en premier lieu, nous avons été traités avec miséricorde".

Et afin que le chemin devienne plus direct, le pape donne des indication très pratiques. L'invitation notamment à vivre le prochain temps du Carême de manière plus intense, comme un "moment fort pour faire expérience de la miséricorde de Dieu". L’invitation au pèlerinage, "icône du cheminement" et "stimulant à la conversion". La promotion de la confession, qui "permet de toucher de la main la grandeur de la miséricorde" ("être confesseur, rappelle le pape aux prêtres, "signifie participer à la mission même de Jésus"). L'envoi de missionnaires de la miséricorde aux diocèses du monde entier : "des prêtres que j'autoriserai à pardonner aussi les péchés réservés au Siège apostolique". Jusqu'à la nécessité de redécouvrir les œuvres de miséricorde matérielle et spirituelle, car en fin de compte "c'est sur cela que nous serons jugés : si nous avons donné à manger à ceux qui ont faim et à boire à ceux qui ont soif…".

Mais il y a un autre point qui mérite encore plus d’attention aujourd'hui, notamment le rapport avec le judaïsme et l’islam. La miséricorde nous "relie" aussi aux juifs et aux musulmans, parce qu'ils "la considèrent comme un des attributs les plus significatifs de Dieu. Israël a reçu en premier cette révélation", tandis que l'islam, "retient celui de Miséricordieux et Clément parmi les noms attribués au Créateur".

Le rappeler après les attentats à Beyrouth, Paris, Bamako, en quoi cela peut-il nous aider ? Ce sont des indices. Des hypothèses de travail à approfondir, et surtout à vivre. Mais ils suffisent pour faire comprendre que le Jubilé répond à une nécessité aujourd'hui. "C'est le moment favorable pour changer la vie", rappelle le pape François. "C'est un temps pour se laisser toucher au cœur".