« Un prêtre, pardonné »

Le livre-entretien, la relation personnelle (même avant l’élection), les derniers défis… Andrea Tornielli raconte ce qu'il a découvert de plus dans le "regard de Francesco" et dans son insistance sur la miséricorde.
Martino Cervo

« Le nom de Dieu est Miséricorde » est une phrase de Benoit XVI. C’est également le titre choisi par Andrea Tornielli, vaticaniste de La Stampa (quotidien italien, ndt), pour le livre-entretien avec le Pape François : une longue conversation avec Jorge Bergoglio autour du thème qui consacre l’Année Sainte. « La miséricorde », disait Ratzinger, « est en réalité le noyau central du message évangélique ; c’est le nom même de Dieu, le visage avec lequel Il s’est révélé dans l’ancienne Alliance et pleinement dans Jésus Christ, incarnation de l’Amour créateur et rédempteur ». C'est sur ces traces que la révolution bergoglienne se place.

Dans la préface vous mentionnez les modalités choisies par le Pape pour cette longue conversation. C’est un Pape qui semble être plus intéressé par l'« odeur des chèvres », comme il le dit lui-même, que par les relations avec les intellectuels, les personnalités publiques ou les journalistes. Comment se positionne-t-il par rapport à eux, et comment s'est-il positionné par rapport à vous ?
Apparemment, avant d’être Pape, Bergoglio n’avait pas de grands contacts avec la presse ; et pourtant, depuis son élection, il a beaucoup parlé. Il est entré, pour ainsi dire dans un nouveau chemin de normalité. Dans mon cas il a profité d’une connaissance ancienne, mais en général il a toujours manifesté une disponibilité totale aux demandes. Par rapport à d’autres interviews il y a ici le thème unique autour duquel se déroule le dialogue. Ce n’est pas un échange entre intellectuels : j'étais celui qui posait les questions que lui, je crois, a utilisé comme instrument pour faire passer le message qu’il cherche à dire au monde entier depuis la première messe après le Conclave. Et qui est d’ailleurs le premier message de Jésus : je crois que François ne fait pas grande différence, de ce point de vue, s’il parle avec un chef d’État ou avec un malade rencontré à l’hôpital, même si de caractère il privilégie ce dernier.

Vous avez parlé d’une connaissance ancienne : qui vous a parlé pour la première fois du Cardinal argentin, et quand l’avez-vous connu ?
Le premier contact indirect fut l’interview pour 30giorni donnée au collègue Gianni Valente, en janvier 2002, au moment de la crise financière argentine. Puis je l’ai rencontré sur la Place Saint Pierre pour lui donner un livre que j’avais écrit et il s’est arrêté pour me parler. Il m’avait frappé : souvent les cardinaux s’enfuient même si un journaliste s’approche pour dire « bonjour ». Lui non, et il m’a même écrit par l’intermédiaire d’amis communs. Des années plus tard en 2012, en plein milieu du scandale de Vatileaks, je l’ai interviewé par téléphone à propos des scandales de l’Église.

En mars 2013, il fut le moins surpris de tous de sa propre élection…
Ce fut une énorme surprise pour tout le monde, moi y compris : je l’avais indiqué comme "papabile" mais en le considérant comme un outsider. Je cherche à séparer mes propres idées, des sympathies personnelles et de ce que je vois bouger dans l’Église. Je comprenais à ce moment-là qu’émergeait un certain type d'"identikit", mais ça n'enlève en rien au fait que l’Esprit Saint ait fait une surprise à tous.

En pensant à l’histoire et à la pastorale de Bergoglio, comment est née cette insistance sur la miséricorde, où trouve-t-elle sa source ?
Je pense dans deux facteurs : le premier est la dynamique de la vocation personnelle. Bergoglio vient d’une famille catholique, il a toujours eu la foi ; et puis en rencontrant un prêtre qu'il n'avait jamais vu dans un confessionnal, apparaît ce désir d’être prêtre. Lui-même a dit dans le livre "Il gesuita" de Angela Ambrogetti et Sergio Rubin (l'édition italienne s'intitule Pape François. Le nouveau Pape se raconte, ndr), qu'en cette occasion ce fut comme si Dieu l'avait cueilli sans défense. C'était le jour de la fête de Saint Matthieu, et comme dans le célèbre tableau de Caravage, il s'est senti "miséricordié", comme il le dit lui-même en inventant un mot qui n'existe pas. Quand il venait à Rome, Bergoglio logeait rue della Scrofa, à deux pas de Saint Louis des Français. Il est très lié à La vocation de Saint Matthieu et allait très souvent au pied de ce tableau. Il y a d'ailleurs une trace de cela dans sa devise « miserando atque eligendo ».

Et le deuxième facteur ?
Celui-ci s’est développé naturellement en étant prêtre, c’est-à-dire en "appliquant" la miséricorde, en étant proche de la fragilité. Toujours dans le même livre sorti en Argentine, il a dit qu'il voudrait voir écrit sur sa tombe : « Jorge Bergoglio, prêtre ». C’est le summum pour lui. Prêtre callejero, pardonné et près de ceux qui souffrent. Célébrer, baptiser, dispenser les Sacrements le rend heureux. J'ai un souvenir personnel : Il m’est arrivé d’assister à une vingtaine de baptêmes d’enfants d’employés du Vatican qui, comme le veut la tradition, sont célébrés par le Pape. Il y avait beaucoup de monde, bien plus qu’il n’en faut par rapport au petit nombre de Sacrements programmés. C’est parce que cette après-midi là, il avait fait un "Baptême bis", élargi aux parents et amis des employés. Cela lui donnait de la joie, et c’était un moyen pour élargir la miséricorde de Dieu et pour rejoindre le plus de personnes possible.

Parfois, il peut paraître que la miséricorde soit un mot magique qu’on met sur tout, presqu’une fuite du monde et non pas un critère pour entrer dans le monde avec une approche différente. Mais dans le livre on comprend que ce n’est pas ainsi : pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Le problème existe depuis toujours et pas seulement avec ce Pape : transformer les mots en slogans pour mettre les choses dans un mixeur et les restituer avec une étiquette différente. En revanche les mots ont une vie. La miséricorde n’est pas du bien-pensant, elle sert à entrer dans le monde. Le péché a des implications sociales et il en va de même du pardon : péché et pardon sont aussi dans un certain sens un fait politique, même international. Ce n’est pas par hasard que le Pape François cite Jean-Paul II qui, en 2002 après le 11 septembre, dans un moment très semblable à l’actuel par certains aspects, a dit : « Il n'y a pas de justice sans pardon ». Le pardon est le sommet possible de la justice, et cette implication sociale se trouve dans le fait que celui qui fait l’expérience du pardon – aussi bien comme objet que comme sujet – engendre des conséquences. Il en est de même du péché confessé : il change l’homme et donc le monde.

Comment la centralité de la miséricorde s’applique-t-elle, par exemple, à la politique des états ? Chez nous le débat est centré sur la loi Cirinna (loi italienne du mariage pour tous, ndt) et sur les manifestations pour ou contre qui ont lieu pendant son examen à l’Assemblée. Qu’implique ce que vous appelez « le regard de François » sur ces affaires, et qu’est-ce que cela demande aux chrétiens ?
Bien évidemment je donne ici mon impression et je ne parle pas en son nom. Le discours à la Rote Romaine (où Bergoglio a dit que « l’Église a indiqué au monde qu’il ne peut y avoir de confusion entre la famille voulue par Dieu et tout autre type d’union », ndr) n’avait pas le sens d’une remontrance : non pas parce que le Pape estime qu’il n’est pas juste que les laïcs croyants prennent position, mais parce qu’il pense qu’ils doivent faire leurs choix librement sans être pilotés. Et ici je dois dire que s’il y a des évêques qui aiment "piloter", c’est aussi et surtout parce qu’il y a des laïcs qui veulent des bénédictions en lieu et place de leur propres responsabilités personnelles. Je crois que François veut avant tout une responsabilisation adulte. Le Pape bien sur dit ce qu'il pense ; les évêques entretiennent des rapports avec les institutions comme il se doit, et les laïcs peuvent agir sans un soutien écrit ou de l’organisation. Il y a, surtout en Italie, un problème de cléricalisme laïc qui est finalement une délégation de responsabilité et que Bergoglio a l’intention de désarticuler justement par amour de la liberté.

Dans la Republica (quotidien italien, ndt) Vito Mancuso a attaqué directement le titre du livre en écrivant : « Sommes-nous certains que la doctrine catholique traditionnelle sur la famille soit cohérente avec l’affirmation si chère au Pape François selon laquelle "le nom de Dieu est miséricorde" ? (…) Je peux affirmer que Dieu ne pense pas la famille et encore moins celle du Code du droit canonique. Il pense plutôt relation amoureuse (…). Et on ne peut exercer ici la miséricorde qu’en modifiant sa propre vision du monde, en enfreignant le tabou de la doctrine. Mais c’est ici que l’on mesure la vérité évangélique, que l’on voit si ce qui a le plus de valeur est le sabbat ou l’homme. Le Pape François se joue ici du bon côté de la valeur prophétique de son Pontificat ». Dans le livre, Bergoglio dit exactement le contraire, c’est-à-dire que la miséricorde « est doctrine » car « la miséricorde est vraie ». Qu’en pensez-vous ?
De ce que j’ai compris – et de la manière dont cela ressort des réponses du Pape – la miséricorde est vraie et donc est doctrine, et cela coïncide "simplement" avec 2000 ans d’histoire de l’Église. Cela crée justement dans l’histoire une tension continue entre les "docteurs de la loi" et le baiser de Jésus au lépreux. Très franchement je ne comprends pas l’opposition du thème de la miséricorde avec la tradition et la doctrine. Je ne comprends pas comment elle le serait et comment elle pourrait l’être. Mais peut-être que le nœud intéressant est lié aux conséquences que la miséricorde a dans la forme de communication, c’est-à-dire le visage de l’Église. Jésus attirait les pécheurs non pas en leur disant qu’ils avaient raison de pécher, mais il les attirait, les embrassait, les pardonnait. Le point est que l’Église soit capable de cette miséricorde : quand tu es pardonné et embrassé, tu es aidé à faire l’expérience de te sentir petit et nécessiteux d’amour. Il n’y a pas de conditions préalables : Jésus allait vers les pires défiant les publicains qui après – après – donnèrent la moitié de leurs biens aux pauvres. Je m’étonne toujours des gens qui pensent que ce Pape veut renverser la doctrine : il me semble que ce Pape veut changer les modalités de ce que l’Église doit montrer au monde depuis 2000 ans.

Quelle impression principale avez-vous gardé de ce long entretien ? Qu'avez-vous compris de sa personne et comment cela change votre travail où le Pape est finalement objet et inspiration ?
Du point de vue personnel je garde l’image d’un Dieu qui fait tout pour venir à ta rencontre, pour te précéder. Il cherche chaque route, chaque fente. Du point de vue professionnel, j’ai été frappé par plusieurs épisodes où émergeait la délicatesse du Souverain Pontife, sa conscience vive du fait que l’on peut aussi faire du mal avec les mots. En le voyant, j’ai pensé à ce qu’a écrit Saint François de Sales qui – comme grand journaliste – invitait constamment à la synthèse et à la vérité. Même quand on écrit on a à faire avec la vie des personnes : du point de vue de celui qui croit et qui doit écrire des choses souvent peu flatteuses sur l’Église et ses membres, cela signifie ne pas chercher à se soustraire à la blessure que tu as toi-même. Cela signifie descendre de son piédestal, ne pas condamner, regarder d’une façon différente.

Que demande le Pape François aux mouvements ?
Développer une capacité à laquelle il invite toute l’Église : faire sien le message du "sortir" – non pas comme un slogan – pour rejoindre les gens là où ils vivent. Et donc il demande de sortir de l’auto-référencement du langage, de fuir les choses qui construisent ou reflètent les images de soi-même. De s’impliquer avec tous et pour tous, pour renoncer non pas à son propre charisme, mais à tout le reste. Être en auto-référencement, fermé, est au fond la maladie typique des ordres et des mouvements, et il demande de dépasser cela. Le charisme n’est pas un musée, et ce passage vaut aussi pour la présence même des chrétiens. On parle tellement, et justement, de l’identité de l’Europe. Et bien le Pape retourne la question à l’intérieur : qui sont les chrétiens ? Ce n’est pas seulement un sujet intellectuel-culturel, mais de vérité de la vie.