L’amour sait trouver son chemin

Les nouveautés du discours ecclésial. La confiance dans la nostalgie des hommes. Jusqu’au concept clé de « discernement ». Extraits de la présentation de l’Archevêque de Vienne dont le Pape a suggéré de se souvenir en lisant l’Exhortation.
Cardinal Christoph Schönborn

Avant de parler du fond, je voudrais expliquer, à titre tout à fait personnel, la raison pour laquelle j’ai lu l’Exhortation avec joie, gratitude et toujours une forte émotion. Dans le discours ecclésial sur le mariage et la famille, il existe souvent la tendance, peut-être inconsciente, de tenir un discours sur deux voies quant à ces deux réalités de la vie... D’un côté, il y a les mariages et les familles qui sont en règle, où "tout va bien", tout est "en ordre", et puis il y a les situations "irrégulières" qui représentent un problème. Le terme d’"irrégulier" suggère déjà que l’on puisse faire une telle distinction avec netteté.

Ceux qui se retrouvent donc dans le camp des "irréguliers" doivent vivre avec le fait que, dans l’autre camp, se trouvent les personnes "en règle". Je sais personnellement, en raison de la situation de ma propre famille, combien c’est difficile pour ceux qui viennent d’une famille patchwork. Le discours de l’Église peut blesser, il peut donner l’impression d’être exclu.

Le pape François a placé son Exhortation sous le signe de cette phrase conductrice : « Il s’agit d’intégrer tout le monde » (AL 297) parce qu’il s’agit d’une compréhension fondamentale de l’Evangile : nous avons tous besoin de miséricorde ! « Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! » (Jn 8,7). Au-delà du mariage ou de la situation familiale dans laquelle nous nous trouvons, nous sommes tous en chemin. Même un mariage où tout « va bien » est en chemin. Il doit grandir, apprendre, franchir de nouvelles étapes. Il connaît le péché et l’échec Il a besoin de réconciliation et de nouveau commencement et cela jusqu’à un âge avancé (cf. AL 297).

Le pape François a réussi à parler de toutes les situations sans les cataloguer, sans faire des catégories, avec ce regard de fondamentale bienveillance qui a quelque chose à voir avec le cœur de Dieu, avec les yeux de Jésus qui n’excluent personne, qui accueillent tout le monde et concède à tous la « joie de l’Evangile » (…) Dans ce climat accueillant, le discours de la vision chrétienne du mariage et de la famille devient une invitation, un encouragement, la joie d’un amour auquel nous pouvons croire et qui n’exclut personne, vraiment et sincèrement personne. Pour moi, Amoris laetitia est donc surtout et en premier lieu, « un événement linguistique » comme l’avait été Evangelii Gaudium. Quelque chose a changé dans le discours ecclésial. Ce changement de langage était déjà perceptible durant le parcours synodal. Entre les deux sessions synodales d’octobre 2014 et octobre 2015, on peut clairement reconnaître que le ton est devenu plus riche d’estime, et combien on a accueilli simplement les différentes situations de vie, sans les juger ou les condamner d’emblée. Amoris Laetitia offre une continuité à cette tonalité linguistique. Derrière tout cela, il n’y a évidemment pas seulement une option linguistique, mais un profond respect face à chaque homme qui n’est jamais, en premier lieu, un « cas problématique » dans une « catégorie », mais une personne unique avec son histoire et son parcours avec et vers Dieu. (…)

Ce principe continuel de l’« inclusion » en préoccupe évidemment certains. Ne parle-t-on pas là en faveur du relativisme ? La tant évoquée miséricorde ne devient-elle pas trop permissive ? (…)

Pour clarifier cela, le pape François ne laisse planer aucun doute quant à ses intentions et notre tâche : « En tant que chrétiens nous ne pouvons pas renoncer à proposer le mariage pour ne pas contredire la sensibilité actuelle, pour être à la mode, ou par complexe d’infériorité devant l’effondrement moral et humain. Nous priverions le monde des valeurs que nous pouvons et devons apporter. (…) Nous devons faire un effort plus responsable et généreux, qui consiste à présenter les raisons et les motivations d’opter pour le mariage et la famille, de manière à ce que les personnes soient mieux disposées à répondre à la grâce que Dieu leur offre » (AL 35).

Le pape François est convaincu que la vision chrétienne du mariage et de la famille possède aujourd’hui encore une force d’attraction inchangée. Mais il exige « une salutaire réaction d’autocritique » : « nous devons être humbles et réalistes, pour reconnaître que, parfois, notre manière de présenter les convictions chrétiennes, et la manière de traiter les personnes ont contribué à provoquer ce dont nous nous plaignons aujourd’hui » (AL 36).

(…) Le pape François parle d’une profonde confiance dans les cœurs et dans la nostalgie des hommes. Ses prises de position sur l’éducation l’expriment bien. On y perçoit la grande tradition jésuite de l’éducation à la responsabilité personnelle. Il parle de deux dangers opposés : le « laisser faire » et l’obsession de vouloir tout contrôler et dominer. D’un côté il est vrai que « la famille ne peut renoncer à être un lieu de protection, d’accompagnement, d’orientation (…). Il faut toujours rester vigilant. L’abandon n’est jamais sain » (AL 260).

Mais la vigilance peut être exagérée : « (…) Ce qui importe surtout, c’est de créer chez l’enfant, par beaucoup d’amour, des processus de maturation de sa liberté, de formation, de croissance intégrale, de culture d’une authentique autonomie » (AL 261). Je trouve très éclairant de mettre en relation cette pensée sur l’éducation avec celles qui concernent l’expérience pastorale de l’Eglise. En effet, dans le même ordre d’idée, le pape François revient souvent sur la confiance dans la conscience des fidèles : « Nous sommes appelés à former les consciences, mais non à prétendre nous substituer à elles » (AL 37). La grande question est évidemment celle-ci : comment se forme la conscience ? Comment parvenir à ce qui est le concept clé de tout ce grand document, la clé pour comprendre correctement les intentions du pape François : « le discernement personnel », surtout dans des situations difficiles, complexes (…).

C’est le « discernement » qui fait de la personne une personnalité mûre, et le cheminement chrétien veut nous aider à atteindre cette maturité personnelle : non pas pour former des automates conditionnés de l’extérieur, télécommandés, mais des personnes mûries dans l’amitié du Christ. C’est seulement là où ce « discernement » personnel a mûri qu’il est possible de parvenir à un « discernement pastoral » ; qui est important surtout « face à des situations qui ne répondent pas pleinement à ce que le Seigneur nous propose » (AL 6). Le huitième chapitre parle de ce « discernement pastoral » ; c’est probablement un chapitre d’un grand intérêt pour l’opinion publique ecclésiale, mais aussi pour les médias.

Je dois néanmoins rappeler que le pape François a défini le contenu des chapitres 4 et 5 comme centraux (…) : « Nous ne pourrions pas encourager un chemin de fidélité et de don réciproque si nous ne stimulions pas la croissance, la consolidation et l’approfondissement de l’amour conjugal et familial (AL 89). Nombreux seront ceux qui sauteront ces deux chapitres centraux d’Amoris Laetitia pour arriver directement aux soi-disant « patates chaudes », aux points critiques. (…) C’est pourquoi il n’est pas étonnant que ce soit surtout le huitième chapitre qui attire l’attention et suscite l’intérêt. En effet, la manière dont l’Église traite ces blessures, ces échecs de l’amour, est devenu une question-test pour comprendre si l’Église est vraiment le lieu où il est possible d’expérimenter la Miséricorde de Dieu.

Ce chapitre doit beaucoup à l’intense travail des deux Synodes, aux vastes discussions qui se sont tenues dans l’opinion publique et ecclésiale. Ici se manifeste le mode fécond de procéder du Pape François. Il désirait expressément une discussion ouverte sur l’accompagnement pastoral des situations complexes et il a pu se baser amplement sur les textes que les deux Synodes lui ont présentés afin de montrer comment on peut « accompagner, discerner et intégrer la fragilité » (AL 291).

Le pape François s’approprie explicitement les déclarations que les deux Synodes lui ont présentées : « les Pères synodaux ont atteint un consensus général, que je soutiens » (AL 297). En ce qui concerne les divorcés remariés civilement, il soutient : « J’accueille les considérations de beaucoup de Pères synodaux, qui sont voulu signaler que (…) la logique de l’intégration est la clef de leur accompagnement pastoral… Ils ne doivent pas se sentir excommuniés, mais ils peuvent vivre et mûrir comme membres vivants de l’Église, la sentant comme une mère qui les accueille toujours (…) » (AL 299).

Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Nombreux sont ceux qui se posent cette question, à juste titre. Les réponses décisives se trouvent au paragraphe 300 d’Amoris Laetitia. Elles offrent certainement encore matière à discussion. Mais elles fournissent également un éclairage important et une indication quant au chemin à suivre : « Si l’on tient compte de l’innombrable diversité des situations concrètes (…) on peut comprendre qu’on ne devait pas attendre du Synode ou de cette Exhortation une nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les cas ». Beaucoup attendaient une telle législation. Ils vont être déçus. Qu’est-ce qui est possible ? Le Pape le dit très clairement : « Il faut seulement un nouvel encouragement au discernement responsable personnel et pastoral des cas particuliers (…) ».

On se pose naturellement cette question : que dit le Pape à propos de l’accès au Sacrements pour les personnes qui vivent en situations « irrégulières » ? Le pape Benoît XV avait déjà dit qu’il n’existait pas de « recette simple » (AL 298, note 333). Le Pape François rappelle à nouveau la nécessité de bien discerner les situations, dans la ligne de la Familiaris consortio (84) de saint Jean-Paul II (AL 298). « Le discernement doit aider à trouver les chemins possibles de réponse à Dieu et de croissance au milieu des limitations. En croyant que tout est blanc ou noir, nous fermons parfois le chemin de la grâce et de la croissance, et nous décourageons des cheminements de sanctifications qui rendent gloire à Dieu » (AL 305). Le pape François nous rappelle une phrase importante qu’il avait écrite dans Evangelii gaudium 44 : « un petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés » (AL 304).

(…) N’est-ce pas un défi exagéré pour les pasteurs, pour les guides spirituels, pour les communautés si le « discernement des situations » n’est pas réglé de manière plus précise ? Le pape François n’est pas sans connaître cette préoccupation : « Je comprends ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne prête à aucune confusion (AL 308). Mais à cela, il objecte en disant : « Nous posons tant de conditions à la miséricorde que nous la vidons de son sens concret et de signification réelle, et c’est la pire façon de liquéfier l’Évangile » (AL 311).

Le pape François fait confiance à « la joie de l’amour ». L’amour sait trouver son chemin. Il est la boussole qui nous montre le chemin. Il est le but et le chemin lui-même parce que Dieu est amour et parce que l’amour est de Dieu. Rien n’est aussi exigeant que l’amour. On ne peut pas l’avoir à bon marché. C’est pourquoi personne ne doit craindre le fait que le pape François nous invite, avec Amoris laetitia, à parcourir un chemin trop facile. Le chemin n’est pas facile, mais plein de joie !