Qui es-tu ?

Quarante ans de salle d’hôpital auprès d’enfants en phase terminale, puis la tumeur. Et ce voyage à Calcutta… Teresa Volpato raconte sa rencontre avec Mère Teresa, aujourd’hui canonisée, qui a bouleversé sa vie.
Paola Bergamini

Teresa regarde par la fenêtre la brume hivernale qui enveloppe les maisons de Cittadella. Depuis combien de temps est-elle là, immobile ? Une heure ? Peut-être plus. Elle ne sait pas. Elle jette un coup d’œil au calendrier : janvier 1996. Depuis qu’elle est rentrée de l’hôpital, elle n’est capable de rien faire. Teresa la skieuse, Teresa l’alpiniste, jamais inactive. Il y a un mois, après quarante ans de service comme chef de salle au centre de leucémie infantile de Padoue, on lui a suggéré de prendre sa retraite. Elle a réagi ainsi : « Bien, à soixante ans, on tourne la page ! Je pourrai me consacrer complètement à la montagne. Et terminer mon tour du monde avec le morceau qui me manque ». Elle avait tant vu souffrir les enfants qu’elle accompagnait en fin de vie ! Et pourtant, ironie du sort, tout s’est évanoui le jour de la fête d’adieu de son service. Une collègue lui remet une enveloppe où seul son nom est inscrit : Teresa Volpato. C’est le résultat de son dernier check up. Elle lit distraitement le rapport : tumeur maligne au sein. Trois jours après, elle subit l’ablation complète du sein. Et ensuite, chimio et radiothérapie. Elle a l’impression qu’un siècle a passé. Et pourtant, ce n’étaient que quelques jours ! Une pile de courrier s’entasse sur la table. Son œil tombe sur une enveloppe rouge feu. Elle l’ouvre : c’est la publicité d’une agence pour un voyage en Inde. Elle y est déjà allée. Mieux vaudrait une autre destination. Malgré tout, elle prend son téléphone et appelle. Il y a encore une place si son passeport est en règle. Dix jours après, elle atterrit à Calcutta. Le premier soir, la guide du groupe annonce le programme. « Pour ceux qui le veulent, demain matin, messe à 5h30 avec Mère Teresa au couvent des Sœurs missionnaires de la charité ». « Qui est cette Mère Teresa ? », demande Teresa. Tout le monde la regarde d’un air ahuri : « Une sainte ! Elle a reçu le prix Nobel de la paix ». Mais elle, à seize ans, avait décidé que Dieu et l’Église ne l’intéressaient pas, n’avaient rien à voir avec sa vie. Elle dit alors à la guide : « Ok, on se voit après pour le petit-déjeuner ».

À l’aube, elle est réveillée par une étrange odeur. Le réchaud anti-moustiques a cramé la moquette. Elle entend dans le couloir les voix de ses compagnons qui se préparent à partir à la messe. Elle décide d’y aller pour renvoyer à plus tard l’explication de la tache noire sur la moquette.

Dans l’église de Bose Road, Teresa se trouve écrasée contre le mur, face à une marée blanche : ce sont les sœurs arrivées du monde entier pour le Chapitre général. Elle les regarde et se dit : « Pauvres idiotes qui ne savent pas jouir de la vie ! » Sa voisine lui donne un coup de coude : « La voilà, Mère Teresa, là-bas sur le fauteuil roulant ». Teresa observe cette petite femme insignifiante, toute ridée, devant laquelle tout le monde s’incline. Leurs regards se croisent quelques secondes et Mère Teresa lui fait signe de la main pour qu’elle s’approche. Teresa y va. La Mère lui fait signe de s’agenouiller à côté d’elle. La messe commence. Au moment de la communion, Teresa voit défiler toutes les sœurs. Elle les observe : elles n’ont pas des visages d’idiotes, beaucoup sont jeunes et certaines très belles. La tumeur, les escalades, les voyages, les projets… tout cela semble bien loin. Une pensée s’impose à elle : pourquoi font-elles cela ? Et moi, qu’est-ce que je suis venue faire ici ?

Une fois la célébration terminée, Mère Teresa lui fait signe de la suivre. Quelques minutes après, une sœur la rejoint qui traduit en italien : « Qu’est-ce que tu veux demander à Mère Teresa ? ». « Si je peux rester quelques jours pour travailler dans une de ses maisons ». Cette phrase est sortie d’un trait, sans passer par son cerveau. Mère Teresa lui dit seulement : « Welcome ». Elle répond : « À partir de quand ? ». « Demain matin ». « Ça va ».

À l’auberge, les compagnons de voyage la bombardent de reproches : « Tu es folle ! Justement toi ! ». Refrain agaçant pour Teresa. Elle entend en elle cette demande lancinante : pourquoi le font-elles ?

Le lendemain, dans la maison-mère de Bose Road, la sœur qui l’accueille lui demande : « Où veux-tu travailler ? ». « Décidez vous-même ». « Que sais-tu faire ? ». « Rien ». Elle a décidé de partir de zéro. « Tu iras avec les enfants handicapés. Maintenant, viens avec moi ». Elle l’accompagne dans une pièce où Mère Teresa bénit un à un les quelque deux cents volontaires. À chacun, elle dit : « God bless you ! ». Teresa ne croit pas en ce Dieu, mais elle prend place dans la file. Elle veut comprendre, elle veut voir.

À Shishubavan (la Maison des Enfants), Teresa fait manger les malades et regarde autour d’elle : les enfants sont assis dans de petits fauteuils roulants ou des chariots déglingués. Elle demande à la sœur : « Mais on ne peut pas les réparer ? ». « Si tu veux, fais-le ! ». « Où est-ce que je peux trouver des clous, un marteau ? ». « Tu dois te les procurer ». Elle achète donc le nécessaire et commence par les petits fauteuils roulants. Ensuite, elle repeint les petits lits, blanchit les murs, en entraînant d’autres volontaires. Elle a déchiré son billet de retour. Même si parfois l’envie la prend de s’enfuir, tous les matins, elle prend place dans la file pour entendre à nouveau les paroles de Mère Teresa : « God bless you ! ». L’après-midi est libre. Les sœurs invitent les volontaires à l’heure d’adoration. Cela ne l’intéresse pas. Elle veut faire uniquement des choses pratiques. Mais, un après-midi, une étrange curiosité la pousse à s’y rendre. Elle écoute Mère Teresa : « Peu importe quel Dieu vous priez, mais priez. Venez à la messe et à l’adoration en invoquant votre Seigneur ». Teresa sursaute : « Cette femme ne cherche même pas à faire connaître sa religion ! ». Et elle commence à aller à la messe.

Au bout de trois mois, elle rentre en Italie pour passer des contrôles médicaux et vérifier la thérapie qu’elle a continuée seule en Inde. La tumeur n’a pas disparu, mais Teresa n’y a pas pensé, tout comme elle ne s’est jamais demandé si cela valait encore la peine de vivre. Elle a vécu.

Quand elle atterrit à Padoue, elle apprend la nouvelle : Mère Teresa est morte. Sa famille et ses amis l’appellent : « Maintenant, que vas-tu faire ? ». La réponse est nette : « Je dois y retourner ». Non pour les malades, non pour les enfants, mais pour revoir ces sœurs, des amies comme elle n’en a jamais eu, pour rester avec elles. Les mêmes questions hantent ses pensées : Qui est ce Dieu qu’elles suivent ? À Calcutta, j’aurai la réponse.

Cette fois, elle loue un petit appartement proche de la maison-mère. Un matin, la sœur médecin, sa grande amie, lui demande : « Demain, es-tu disponible pour m’aider aux dispensaires ? ». « Pour faire quoi, sister Andrea ? ». « Des pansements, des bandages, ce que tu peux ». « Ça va ».

Le lendemain, elle voit que l’on charge un camion avec des médicaments, des vêtements, des vivres. Elle demande alors, « Pour le dispensaire ? ». Un volontaire lui répond, sans s’interrompre : « C’est ce camion ». Après une heure de voyage, ils arrivent dans un village où s’est formée une file de plus de cinquante personnes. La sœur médecin lui dit : « Va sur les marches de l’église et prépare le dispensaire. Ils viendront pour les pansements. Ensuite, donne à chacun un papier d’aluminium avec un peu d’onguent et de crème médicinale. Ceux qui ont besoin d’une visite, envoie-les moi ». Teresa commence et ne s’arrête pas jusqu’à deux heures. Elle est rapide, précise. La sœur l’observe et, de retour au camion, elle lui dit : « Tu es douée. Où as-tu appris ? ». « Quarante années de vie en hôpital ». « À partir d’aujourd’hui, tu resteras avec moi ». « Ça va ». Elle obéit toujours. Ses amies italiennes, en cela, ne la reconnaîtraient pas.

Chaque jour, on ‘visite’ un village différent. Après quelques semaines, on amène à Teresa une femme complètement brûlée : son mari avait mis le feu à ses vêtements. Teresa fait ce qu’elle peut puis, découragée, lui dit : « Vous ne pouvez pas rester ici, sinon vous allez mourir ». Sister Andrea réplique : « Si nous l’amenons à Culligan, la maison des moribonds, tu la soigneras ? ». « Oui ».

Teresa se partage entre Culligan et les dispensaires. Elle est douée, elle connaît tous les médicaments, elle sait comment les utiliser. Les sœurs s’en rendent compte et lui amènent tous les jours un nouveau malade. Comme il lui faut choisir, elle décide de rester avec les moribonds, elle qui ne voulait plus voir les malades mourir. Après quelques semaines, sœur Longue – surnom qui lui a été donné à cause de sa haute taille– l’arrête : « Chez les sœurs contemplatives (une des branches de l’ordre fondé par Mère Teresa, ndr), il y a une chambre avec un prie-Dieu et le Saint Sacrement exposé. Pourquoi ne ferais-tu pas une période d’exercices ? » Teresa ne comprend pas. « Faire quoi ? Avec qui ? Combien de temps ? ». « Tu passeras une semaine seule, pour toi. Tu vas, tu pries, tu parles avec Jésus. Tu ne dois jamais l’abandonner. Quand tu voudras t’en aller, avertis-nous et on te remplacera ». « Ça va ». Cette fois, pas d’objection ni d’excuse, et ce n’est pas la curiosité qui l’a poussée à accepter. Mais quelque chose dont elle ne peut se passer.

Le premier matin, au bout d’une heure, elle voudrait s’enfuir. Elle sort, et puis elle rentre. Le soir, en revenant chez elle, elle s’assied à chaque coin de rue, elle est étourdie. « Qui es-tu ? », demande-t-elle. Le lendemain matin, elle y revient, ainsi que le matin suivant. Trois jours de dialogue avec Dieu. À la fin, elle demande un prêtre pour se confesser. C’est un nouveau départ. À ses amies italiennes, elle écrit : « Ma vie est captivante. J’éprouve une sérénité que je n’ai jamais eue. Je me sens aimée par Dieu ». Les sœurs, non seulement ont pleine confiance en ses capacités, mais lui répètent : « Dans le visage du malade, tu dois voir Dieu ; ainsi tu restes en dialogue avec Lui ». Elles lui amènent les personnes les plus mal arrangées, pleines de vers, de blessures purulentes, qui demandent du regard : « Tu peux faire quelque chose ? ». Mais Teresa entend une autre demande : « Es-tu capable de me suivre ? ».

Elle ne quitte plus Culligan. Elle adresse une demande à Jésus : « Je suis sortie de ma torpeur. Établissons un "contrat" : concède-moi dix ans de vie et je te donnerai le meilleur de moi-même ». En 2006, le contrat se termine et elle renouvelle sa demande : « Je ne suis pas encore prête. J’ai encore besoin de dix ans ».

En février 2016, les dix années sont arrivées à terme. Teresa rentre en Italie pour soigner une grave complication pulmonaire, dont elle guérit. Dans sa maison de Cittadella, dans ce salon où, vingt ans auparavant, tout avait commencé, elle raconte : « Le 17 août, j’aurai quatre-vingts ans. Je me suis fait un cadeau : un billet d’avion pour Calcutta. Le contrat avec Dieu est terminé. S’Il le veut, je suis prête, mais je retourne là-bas ». « Mais alors, vous ne serez pas là alors pour la canonisation de mère Teresa ? » « Pour moi, comme pour tant d’autres, elle est déjà sainte. Depuis le début, en voyant ce qu’elle avait réalisé, j’ai pensé : elle a vraiment rencontré Dieu. Sinon, tout cela serait humainement impossible. On peut le comprendre encore aujourd’hui en restant avec les sœurs ». Elle extrait un album de photos d’un tiroir. C’est une photographe douée. Surgissent les visages de Mère Teresa, des sœurs, des malades, des enfants… Vingt années de sa vie. « Les plus belles. Voici ce que je pense : les quarante années à l’hôpital ont servi à me préparer à la rencontre avec Jésus. Il est devenu un ami, un frère, je Lui parle continuellement, je Lui demande conseil. Il me répond toujours. Mes amies, au début, pensaient que j’étais devenue folle mais, après, elles ont commencé à recueillir des fonds et certaines sont venues à Calcutta pour rester avec moi, et avec les sœurs. Pour voir ». « Teresa, et les escalades et les parties de ski que vous vous étiez promis de faire ? » « Je n’ai plus vu la montagne depuis longtemps. Il y a quelques jours, j’ai retrouvé le groupe avec lequel j’allais faire de l’escalade. Ils sont vieux. Ils ont peur de mourir. Moi non ! Je suis heureuse ». Elle sourit, elle ressemble à une enfant.