"Silence" de Martin Scorsese

Le Silence et le visage

Le film de Martin Scorsese, qui sort actuellement en salles, met en lumière l’histoire des martyrs japonais du XVIIe siècle et la foi vécue sur le continent le moins christianisé.
Alessandra Stoppa

Silence raconte la persécution des chrétiens dans le Japon féodal du XVIIe siècle. Le film a déjà fait beaucoup parler de lui… Il est tiré du roman éponyme de l’écrivain catholique japonais Shusaku Endo, publié en 1956 et qui a obsédé Scorsese sa vie durant : « L’histoire touchait des cordes si profondes en moi que je n’étais pas sûr de pouvoir l’affronter. » La gestation du film a duré 19 ans. Le réalisateur américain confesse qu’il a dû apprendre « à vivre avec cette histoire ; à vivre ma vie, autour des idées qui se trouvaient dans le livre » : la foi, tout d’abord, l’Incarnation, la Grâce et comment on la reçoit. Nombreuses sont les questions qui vibrent dans le récit d’Endo, questions puissantes, intriquées et, pour la plupart, laissées sans réponse. Mais toutes se résument en une seule : Que veut dire vivre et communiquer l'évangile ?
Le protagoniste en est le Père Sebastião Rodrigues qui, en 1634, avec deux autres jésuites portugais, s’embarque pour le Japon sur les traces du Père Cristovão Ferreira, supérieur provincial de la Compagnie de Jésus : on vient d’apprendre qu’il a été capturé à Nagasaki et qu’il a abjuré. Or il leur semble impossible que le maître bien-aimé ait pu renier sa foi. Incrédules, ils partent, et se retrouvent, à leur tour, dans les griffes de la persécution.

À gauche, le gésuite père Renzo De Luca

« Nous espérons que ce film permettra de mieux connaître le christianisme et son histoire », confie à Traces le Père Renzo De Luca, un jésuite argentin. Envoyé à Nagasaki en 1985 par Jorge Bergoglio (le futur pape François), il dirige aujourd’hui le musée des Vingt-cinq Martyrs, le plus important musée chrétien du pays.
Il s’agit donc d’une histoire, celle de l’Eglise japonaise -dont on sait encore trop peu de choses - avec ses persécutions et la vie clandestine des kakure kirishitan, les « chrétiens cachés » qui, pendant deux siècles, conservèrent la foi dans le silence. La communauté chrétienne japonaise était née à la suite de la première prédication du jésuite François Xavier, en 1549. Trente ans après, les baptisés sont 150.000. Mais les suspicions à l’égard des catholiques s’intensifient ; elles se compliquent d’intérêts commerciaux, et sont aggravées par l’hostilité des marchands protestants, jusqu’à ce que, en 1612, la religion catholique soit frappée d’interdit, comme étant une doctrine perverse (jakyo). Les missionnaires sont expulsés. Commence alors une persécution féroce contre les communautés, qui comptent à ce moment-là 300.000 personnes.

LA ‘FUMIE’
Aujourd’hui, le musée de Nagasaki attire quantité de visiteurs désireux de savoir ce qui s’est passé. « Nous avons une documentation unique au monde, dit le Père De Luca. Même ceux qui n’entrent jamais dans une église s’y intéressent. Le nombre de pèlerins montre à quel point cette histoire, même si elle est douloureuse, est importante pour tous les Japonais, encore aujourd’hui, bien que la foi, ici, se soit affaiblie. Elle existe mais on la remarque moins qu’autrefois. Elle manque de vitalité. Le Japon est un pays où règne une totale liberté religieuse ; il y a des universités et des écoles chrétiennes, sans aucune restriction. Mais il s’est installé une indifférence massive à l’égard de l’expérience religieuse. »

Le musée des 26 martyrs de Nagasaki

Contrairement à ce qu’annonce le titre Silence, le livre d’Endo « parle » de Dieu, à travers les vies de ceux qui le nient, le trahissent, demandent pardon, trahissent encore et cherchent à nouveau le pardon. Mais aussi à travers la vie du Père Ferreira qui choisit d’abjurer (en fait, il revint à la foi et fut réintégré dans la Compagnie de Jésus). Dans cette histoire, le « silence » prend de nombreuses formes. Il y a celui dans lequel plongent les journées des jésuites cachés dans les montagnes, qui attendent la nuit pour célébrer la messe et les baptêmes ; le silence des visages de convertis que la clandestinité transforme en masques ; le silence de celui qui supporte la torture sans un gémissement, -car les fidèles qui refusaient d’abjurer étaient suspendus, la tête en bas, dans une fosse, ou jetés dans l’eau bouillante, ou encore empalés dans la mer et abandonnés là, jusqu’à ce que les vagues, jour après jour, les transforment en squelettes. Le vent emportait leur chant (« Nous sommes en chemin, nous sommes en chemin vers le temple du Paradis »), puis le supplice éteignait leur voix et l’on n’entendait plus que le silence de la mer… où le Père Rodrigues perçoit le silence de Dieu. « Pourquoi te tais-tu ? », implore-t-il. Question dramatique…
Mais la question la plus dramatique est celle que pose le protagoniste confronté aux tourments de sa conscience devant le visage de Jésus : « Qu’est-ce que cela veut dire, te suivre ? » Pour ce visage, le Père Rodriguez éprouve une immense affection ; il l’a toujours devant les yeux et il se demande s’il va ou non le piétiner. En effet, les chrétiens étaient soumis à l’épreuve de la fumie : ils devaient profaner de leurs pieds les icônes du Christ et de la Vierge en signe d’apostasie. Si le jésuite piétine ce visage, il sauvera la vie des autres convertis qui, sans cela, vont être exécutés. Tel est le choix auquel étaient condamnés les missionnaires, de pauvres hommes venus donner leur vie pour ces gens -des paysans, des pêcheurs, des mères de famille.

Le père Mario Bianchin

SAMOURAI
« La première chose que nous apprend l’histoire de nos martyrs, continue le Père De Luca, c’est que la persécution ne détruit pas le christianisme, elle le renforce. » Cette fécondité mystérieuse resplendira aux yeux de tous, au mois de mars prochain, avec la béatification par le pape François du « Samouraï du Christ », le premier daimyo (seigneur féodal), Takayama Ukon, qui prit pour nom de baptême celui de « Juste » et mourut en exil aux Philippines pour n’avoir pas voulu abjurer « la religion de l’Occident » qui avait été bannie.
« C’est un signe important pour notre petite Eglise », dit le Père Mario Bianchin. Supérieur de l’Institut pontifical pour les Missions étrangères (PIME) au Japon, il raconte le défi lancé aux missionnaires, dans le continent le moins christianisé du monde. A l’exception des nombreux immigrés de pays catholiques, la communauté locale ne dépasse pas le demi-million de personnes, « exactement comme dans les années 1950-1960 », remarque le Père Bianchin qui est au Japon depuis presqu’un demi-siècle. Pour lui, ce furent des années de « cheminement spirituel. La mission ici n’est pas aventureuse, elle est une aventure, une découverte, un approfondissement inépuisable, avant tout intérieur. Et j’en suis profondément reconnaissant ».
Quand il est arrivé là-bas à l’âge de 31 ans, le Père ressentait toujours le désir, simple, qu’il avait éprouvé lorsqu’il était enfant : « Je connaissais Jésus, mais je savais que, dans le monde, il y avait de nombreux enfants qui ne le connaissaient pas encore. Si personne n’allait chez eux… ils resteraient malheureux. » Et le défi qu’il doit affronter aujourd’hui est le même qu’alors : « Il faut que le projet avec lequel on arrive soit corrigé et clarifié par l’expérience. Il faut trouver des chemins nouveaux, découvrir la manière la plus adaptée pour annoncer Jésus ». Au Japon, tout le monde connaît saint François Xavier, on parle de lui à l’école « mais l’histoire du christianisme est encore vécue en grande partie comme une histoire politique. Et jusqu’aujourd’hui, la foi chrétienne peine à grandir ».



Lorsqu’après deux siècles d’exclusion, les missionnaires ont fait leur retour au pays du Soleil levant, au XIXe siècle, « l’Eglise a recommencé à vivre parmi les plus pauvres, comme elle le fait toujours, mais dans un contexte hostile. L’intelligentsia était opposée à l’Occident et à sa foi. On a recommencé au moyen de la charité ». Aujourd’hui encore, c’est le côté positif de cette présence qui est reconnu et imité. « Mais pas embrassé, continue Bianchin. La société japonaise recherche les mêmes valeurs, mais ces valeurs ont perdu leur âme. »
En outre, l’annonce de la foi « se fait très souvent dans des ‘catégories culturelles’ où les Japonais ne retrouvent pas leurs racines. Ils la vivent comme une proposition étrangère. Par conséquent, ils admirent, remercient, mais disent ‘’Ce n’est pas pour moi !’’. Cela doit beaucoup nous interroger, dit le missionnaire. C’est la grande question du rapport entre la culture et la foi : la foi chrétienne n’est pas une culture. Elle produit de la culture, mais elle n’en est pas : elle bénit les cultures qu’elle rencontre et les enrichit. »

LA SURPRISE
La vie se déroule ici dans des « cercles », des groupes qui se soutiennent les uns les autres, dans différents milieux : « La pression extérieure, sociale, est très forte. Si l’Eglise se présente comme un ‘cercle’ de plus, les gens la refusent parce que c’est un poids supplémentaire qui n’apporte pas de joie ». Comme l’écrivait en 2005, à propos de la crise du christianisme en Asie, le Père Adolfo Nicolas, alors supérieur général des jésuites : « Notre message n’est pas rendu visible par notre vie ». Quand se produit une rencontre profonde avec la foi, « cela se fait parce que le Seigneur agit. Et, dans mon expérience, je peux dire que, la plupart du temps, cela se produit à travers une épreuve, une difficulté familiale, une maladie… Ce n’est pas d’abord un processus intellectuel : une évangélisation fondée sur des concepts ne prend pas ! Elle ne peut passer qu’à travers une relation profonde, cœur à cœur ». C’est cette « chaleur humaine inconnue », comme la décrit Endo, qui avait creusé la brèche dans le Japon du temps du shogunat Tokugawa. Si bien que la foi resta vivante, secrètement, malgré le fait qu’il n’y ait plus ni églises ni prêtres.

Scorsese avec le pape François

« Ce furent les missionnaires français qui découvrirent les communautés secrètes de fidèles, quand le Japon du XIXe siècle, arraché à son isolement, ouvrit péniblement les portes à l’Eglise », explique le Père Bianchin. Dans les archives de la Société des Missions étrangères de Paris est conservé le récit du Père Bernard Petitjean qui, en 1865, construisit une église à Oura, faubourg du sud de Nagasaki. Les « chrétiens cachés » qui vivaient dans les villages d’alentour comprirent que les Bateren étaient revenus, ces Pères qui avaient enseigné à leurs ancêtres la foi en Jésus. Ils cherchèrent le contact : un petit groupe se présenta un matin chez le père Petitjean. Une femme prit la parole au nom du groupe : « Notre cœur est comme le vôtre, lui dit-elle. Là où nous habitons, il y a 1300 personnes qui ont le même cœur… »