L’écoute de Taizé

Entretien avec frère Aloïs Löser, prieur de la communauté monastique œcuménique pour qui l’Europe n’est pas qu’un mot.
Luca Fiore

Ils étaient 15 000 en décembre dernier, à Riga en Lettonie. Des jeunes catholiques, protestants et orthodoxes venus de toute l’Europe. Du Portugal à la Roumanie, de la France à la République Tchèque, mais aussi de la Russie ou encore de l’Ukraine. Pour quelle occasion ? La trente-neuvième rencontre annuelle organisée par la Communauté de Taizé, une des expériences la plus « européenne » et transversale née au siècle dernier.
Apparue pendant les années 1940 autour de frère Roger Schutz, protestant suisse, la communauté monastique œcuménique du petit village bourguignon continue à être un centre d’attraction. Frère Aloïs Löser, 62 ans, allemand et catholique, succède au fondateur décédé en 2005. Sa communauté est un observatoire privilégié de notre continent. Taizé se présente aujourd’hui comme un des lieux où le mot « Europe » n’a pas perdu son écho de vitalité. « Parmi les jeunes il y a la joie d’être européens » dit frère Aloïs : « mais il n’y a plus l’enthousiasme d’il y a 25 ans ».

Pourquoi est-ce si difficile ?
Nous devons retrouver la source de l’enthousiasme initial. Nous devons nous demander de nouveau pourquoi nous voulons l’Europe. Ce n’est pas seulement pour réaliser un marché commun, un espace économique qui a aussi fait ses victimes. Les jeunes veulent toujours voyager, étudier, travailler dans un autre pays. Cette possibilité est la plus importante conquête à laquelle nous ne devons pas renoncer. Mais il est aussi vrai qu’il y a une réaction identitaire qui nous porte à voir l’autre avec soupçon.

Qu’est-ce qui empêche de dépasser ce repli identitaire ?
Les contacts personnels. Se rencontrer permet aux cœurs de s’ouvrir et de reconnaître que s’il y a une identité, il faut la respecter et la valoriser. Mais ce respect ne va pas contre l’Europe.

Dans quel sens ?
L’immigration est un des défis. L’Italie et la Grèce sont laissées trop seules. Du reste il n’est pas simple de promouvoir une plus grande solidarité. En Lettonie j’ai entendu dire : « Nous n’avons jamais eu ce problème et nous n’avons pas les instruments, nous ne sommes pas préparés pour l’affronter ». Et ils ajoutent : « Pour nous c’est déjà difficile de cohabiter entre Lettons et russophones ». Il faut aussi savoir écouter les arguments de l’autre. La solidarité européenne doit tenir compte des réactions locales de chaque pays.

Le frère Aloïs Löser

Pourquoi les contacts personnels sont-ils tellement importants ?
Parce qu’ils permettent d’écouter les besoins des peuples. Aujourd’hui, ce qui manque à l’Europe c’est de prendre sérieusement en considération la position de l’autre. Sans connaissance réciproque, chaque difficulté devient un problème insurmontable. Favoriser le dialogue interpersonnel, en fin de compte, nous permettrait de trouver des solutions économiques et politiques. À Taizé nous voyons qu’une écoute profonde est possible.

Dans quel sens « profonde » ?
Ici, les jeunes prient ensemble trois fois par jour. Et puis il y a la vie communautaire : on prépare les repas ensemble, on sert au réfectoire, on nettoie. Cela permet de s’écouter différemment. L’année dernière nous avons eu simultanément des hôtes russes et ukrainiens. Il y avait des tensions énormes, cela n’a pas été facile. Mais le fait d’avoir prié ensemble leur a permis de s’asseoir ensemble et de commencer à se parler.

Aujourd’hui, quelle contribution peuvent apporter à la société les jeunes qui viennent chez vous ?
Ici, on apprend qu’on ne peut pas s’enfermer dans ses propres frontières nationales ou ecclésiales au nom de l’Evangile. Je crois que quand les jeunes redécouvrent la confiance en Dieu, une ouverture à l’autre se réveille en eux. Nous ne sommes pas un mouvement : nous invitons les jeunes à retourner dans leur propre Eglise locale et à s’engager dans leur pays. Et ils s’impliquent dans beaucoup d’initiatives d’aide sociale, en particulier à l’égard des réfugiés. C’est une aide matérielle, mais pas uniquement : il faut aussi savoir écouter ces personnes. Notre communauté monastique prie pour ces jeunes et demande à l’Esprit Saint de les inciter à se bouger. Aujourd’hui, nous remarquons que dans la société civile il y a toujours plus d’initiatives qui viennent d’en bas. C’est un signe d’espérance.

Le Pape François dit que nous vivons « non pas une époque de changements mais un changement d’époque ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Nous n’avons jamais vécu une époque de bouleversements aussi profonds. Par exemple : dans nos pays européens, il n’y a plus de consensus sur les valeurs. Nous, chrétiens, nous n’avons pas de réponse facile à cela. Nous sommes appelés à nous enraciner toujours plus profondément dans l’Evangile, à faire croître en nous une foi toujours plus personnelle. Croire, ce n’est plus seulement suivre la tradition de nos parents, cela doit devenir toujours plus une conviction personnelle.

Comment est-ce possible ?
Les jeunes cherchent cela. Au fond, à Riga la question était celle-ci : dans quoi puis-je enraciner ma vie ? ?a ne peut être que dans la confiance en Christ. Aujourd’hui, nous sommes appelés à annoncer aux jeunes les vérités fondamentales de la foi, ce que le Pape appelle kérygme. Ce n’est pas un message qui appartient au passé, bien au contraire. Il y a quelques jours, un jeune français m’a demandé ce qu’était la Trinité. Je lui ai demandé pourquoi cela l’intéressait. Et lui : « Ce sont les musulmans qui me le demandent ». Les jeunes demandent à retourner à l’essentiel de la foi qui rend possible la confiance existentielle en Dieu. Nous pouvons leur donner les instruments pour leur permettre de s’engager dans la société sans céder et sans s’aplatir sur l’identité nationale ou confessionnelle.