La patience du bien

Seule alternative à la logique incendiaire, un dialogue qui « n’est pas une stratégie, mais un chemin ». Le cardinal Jean-Louis Tauran, qui a travaillé “en coulisse” pour le voyage courageux du Pape en Égypte, évoque ses gestes et ses intentions.
Luca Fiore

Difficile de dire à quoi pensait le pape François en descendant de l’avion qui l’avait amené au Caire… Peut-être passait-il en revue les motivations de ce voyage, et les visages qui l’attendaient : les autorités politiques et religieuses, le sourire des gens, le peuple égyptien. Ou bien, comme c’est le cas quand on fait un geste qui demande du courage, peut-être son esprit était-il vide, tandis que toute son énergie se concentrait sur le geste.
Du courage, il lui en fallait parce que, quelques jours plus tôt, la terreur islamiste avait fait un carnage parmi les chrétiens coptes. Du courage aussi, pour surmonter les nombreux préjugés, du côté musulman comme du côté chrétien, et pour embrasser Ahmad al-Tayyib, le grand imam d’Al-Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite.
Pour soutenir ce courage, il y avait eu, en coulisse, le savant travail du cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue inter-religieux. Son visage est connu de tous car c’est lui qui a prononcé l’Habemus Papam lors de l’élection de Benoît XVI. Le cardinal est un homme réservé de nature, à l’intelligence aiguisée. Aujourd’hui, il commente les paroles et les gestes du voyage au Caire des 28 et 29 avril derniers, pour en dégager le fil rouge.

Le Pape a rencontré le président al-Sissi, le grand imam d’Al-Azhar, le patriarche copte catholique, le pape Tawadros II et le peuple égyptien. Quel message a-t-il porté à chacun de ses interlocuteurs et, pour ce que vous avez pu en comprendre, quelles ont été les réactions ?

Le Pape, pèlerin de la paix, a été porteur d’un message de fraternité. L’appel aux interlocuteurs politiques, notamment, peut se résumer en une phrase : s’opposer aux guerres qui sont en train de dévaster cette partie du monde. Aux interlocuteurs musulmans : confirmer la volonté de poursuivre sur la voie du dialogue, s’opposer à l’instrumentalisation de la religion avec un non déterminé à la violence. Aux interlocuteurs coptes-orthodoxes : le chemin œcuménique est irréversible et progresse malgré -mais aussi grâce à- la réalité douloureuse et tragique des persécutions et du martyre de nombreux chrétiens qui, en raison de leur foi, sans distinction de confession, sont tués par le fanatisme des fondamentalistes. Ainsi, nous avons trois messages : s’opposer à la guerre et au terrorisme ; poursuivre le dialogue ; témoigner de la foi dans la souffrance et le martyre.

Le cardinal Jean-Louis Tauran

Comment décririez-vous le processus qui a fait passer, des incompréhensions après le discours de Benoît XVI à Ratisbonne, à la visite du pape François à Al-Azhar ? Quel travail a-t-on accompli ?

Al-Azhar avait répondu au discours de Ratisbonne et nous avions organisé la réunion annuelle, même après cet événement – je parle des faits qui se sont produits vers la fin de la période du regretté grand imam Tantawi. Ensuite, en janvier 2008, l’actuel grand imam al-Tayyib décida de geler le dialogue avec notre Conseil pontifical, en réponse au discours du pape Benoît XVI au corps diplomatique. Depuis lors, nous avons fait un pas en avant et décidé d’un commun accord de tourner la page et de reprendre le dialogue. Cela s’est passé le 23 mai 2016, quand le grand imam est venu au Vatican et a invité le Pape à se rendre à Al-Azhar.

Dans son discours au Caire, le pape François a indiqué trois directions pour le dialogue : le devoir de l’identité, le courage de l’altérité et la sincérité des intentions. Pourquoi ces trois dimensions sont-elles si importantes dans les rapports avec l’islam sunnite ?

Le devoir de l’identité : dans le dialogue inter-religieux, la première chose que l’on fait est de professer sa foi. En un certain sens, le dialogue inter-religieux est un antidote au relativisme. L’altérité : reconnaître que la personne qui n’est pas de la même race, de la même religion ou de la même culture que moi, n’est pas nécessairement un ennemi, mais peut être un frère, en chemin comme moi vers l’absolu, vers Dieu.
La sincérité des intentions : le dialogue que nous pratiquons n’est pas une stratégie, mais un chemin religieux. Le Pape l’a très bien dit : « La seule alternative à la civilité de la rencontre est l’incivilité de l’affrontement. Il n’y en a pas d’autre et, pour s’opposer vraiment à la barbarie de ceux qui attisent la haine et poussent à la violence, il faut accompagner et faire grandir des générations qui puissent répondre à la logique du mal qui détruit tout, par la patience du bien qui se développe ».

Le Pape répète souvent que l’islam aussi est une religion de paix, et c’est pour cela qu’il est tant critiqué. Au Caire, il a bien dit : « La violence est la négation de toute religiosité authentique » et il a insisté pour que l’on prie les uns pour les autres en demandant le don de la paix. Pourquoi cette mise au point, à un moment où bien des gens associent facilement les mots « islam » et « violence » ? Sur quoi se fonde ce jugement de valeur ?

À côté du petit pourcentage de musulmans qui commettent des actes de violence au nom de leur religion, il y a la grande majorité des adeptes de l’islam qui vivent en paix et aspirent à une vie normale. La majorité des musulmans refusent et condamnent la violence de cette minorité. Par ailleurs, certains textes du Coran, et aussi de la tradition musulmane, peuvent être interprétés de façon à ouvrir la voie à la violence. Il revient aux responsables religieux, aux intellectuels, de faire une sage interprétation de ces textes pour que prévale toujours une compréhension, respectueuse de la dignité des droits des personnes, à commencer par le droit à la vie. Je me souviens d’une expression très forte du Pape : « Seule, la paix est sainte, et aucune violence ne peut être perpétrée au nom de Dieu parce qu’elle profanerait son Nom ».

En Égypte, François a parlé aussi d’œcuménisme du sang. C’est un chemin que personne ne voudrait parcourir pour retrouver l’unité entre les chrétiens. Souvent, on préférerait ne pas s’exposer au martyre, quitte à continuer à vivre le rapport avec les autres Églises, dans la défiance. Est-ce que, d’un point de vue œcuménique, les persécutions en actes sont vraiment en train de porter du fruit ? Et quelle leçon pouvons-nous en tirer, nous qui vivons dans des pays où, pour des raisons historiques, le thème de l’œcuménisme est peu perçu ?

Le martyre est certes un événement à la fois glorieux et dramatique. En cela, je le compare à l’Eucharistie. Il est vrai que personne ne le souhaite pour soi-même mais on se trouve parfois obligé de choisir entre renier le Christ et donner le plus grand témoignage de foi et d’amour envers Lui. Les martyrs de notre époque – et parmi eux, de nombreux jeunes et même des enfants – acceptent de relever le défi. Un évêque du Moyen-Orient m’a dit : « Nous avons été formés pour le dialogue, maintenant nous devons être formés pour le martyre ».

Dans son discours au clergé et aux religieux, le pape François a utilisé un ton paternel, mais ferme, quand il a décrit les tentations des Pasteurs (du “pharaonisme” aux lamentations continuelles, de l’individualisme aux médisances et à la jalousie). C’est comme si, tout en soulignant le témoignage des Églises du Moyen-Orient face à la persécution, le Pape reconnaissait que ces Pasteurs avaient besoin, eux aussi, d’une profonde conversion. C’est bien cela ?

Le pape François insiste souvent sur la mondanité spirituelle. Par son exemple et ses paroles, il est un défi pour tous les chrétiens, en particulier pour ceux qui ont été appelés à le suivre de plus près, qui ont répondu à l’appel. La tentation de trahir son premier amour est toujours là, et il arrive que l’on s’abaisse à des compromis au lieu de suivre le chemin difficile et glorieux de la sequela Christi. Le carriérisme, l’individualisme, le fait de chercher à être des maîtres et non des serviteurs, le népotisme, l’attachement à l’argent, sans être des ‘pathologies’ exclusives du clergé et du milieu chrétien, sont souvent présents, malheureusement. C’est pourquoi la conversion est nécessaire pour tous, partout, toujours !

Si vous deviez le dire en quelques mots, qu’est-ce que le “dialogue” pour le pape François ?

C’est rencontrer l’autre comme un frère et, quand cela est possible, lui manifester de la tendresse, l’embrasser. C’est ce qu’il a fait en recevant les musulmans. Son étreinte, en ce jour historique, semblait ne pas devoir finir. Il emploie des mots très simples et, à la fin, son regard ‘touche’ les gens. Ce n’est pas seulement de l’amour ; c’est une véritable passion pour l’autre.

Avec ce voyage, qu’avez-vous découvert quant à la position du Pape vis-à-vis des réalités de ces pays ?

Je dirais : son grand respect et son attention profonde, dus bien sûr à leur richesse culturelle, à leur histoire, à leur civilisation glorieuse, mais aussi en raison de la complexité du présent et des graves menaces pour la paix. Il s’agit d’une situation dangereuse, en particulier pour les chrétiens du Moyen-Orient qui sont menacés dans leur existence même, sur la terre de leurs pères, berceau du christianisme.

(avec la collaboration de Roberto Fontolan)