Retour à Qaraqosh

Reportage de la vallée de Ninive. Les réfugiés d’Erbil rentrent chez eux, où tout est à reconstruire et rien à oublier. Mais comment recommencer ? Aujourd’hui, dans l’histoire écrite avec les armes et le pétrole, il y a un « front décisif ».
Liliana Faccioli Pintozzi*

LA CROIX EST VISIBLE DE LOIN
Sur la route qui mène d’Erbil
, la capitale et l’orgueil des Kurdes, à Mossoul, où Abu Bakr Al Baghdadi annonçait la fondation du soi-disant état islamique en juillet 2014, cette croix est le premier signe que, trois ans plus tard, les choses ont bien changé. Croix en bois, pauvre et fière. Elle se dresse aussi aux portes de Qaraqosh, ville située à 33 kilomètres de Mossoul, le cœur du christianisme dans une des premières terres chrétiennes de l’histoire. Un cœur qui a cessé de battre pendant les trente-quatre mois de l’occupation du califat noir. Pour la population l’alternative était claire : se convertir à l’islam ou mourir. Ainsi une cité de 66.000 habitants s’est vidée en quelques jours, si bien que deux-cents à trois-cents hommes ont suffi à la contrôler. La peur est la plus puissante des armes.
« Nous ne les avons jamais aperçus, mais nous savions qu’ils étaient arrivés. Et nous savions comment ils traitaient la population. Ils étaient partout, un cauchemar. C’est pourquoi nous avons fui ». Saddiq Yassur nous raconte les derniers moments passés dans “sa” Qaraqosh, assis sur le seuil de l’habitation” où il a été hébergé pendant toute cette période sans jamais être sa “maison”. Une habitation en ruine à Ankawa, faubourg d’Erbil, le chef-lieu du Kurdistan irakien. Il nous parle en attendant le pickup qu’il devra charger le jour même. Finalement, il retourne à la maison.

CE QUI RESTE
Qaraqosh. Un mélange d’odeurs de sable, de brulé, de décomposé, de vernis, d’essence et de chair. Le bruit des premiers travaux, l’éclairage des premiers magasins, au milieu de tas de briques et de ciment, de maisons semblables à des squelettes d’elles-mêmes. Des rues défoncées, le manque d’eau et de courant électrique.
Saddiq est retourné dans cette maison à deux étages qu’il avait projetée de construire, puis qu’il a bâtie de ses propres mains. Il la montre avec orgueil. Les chambres à coucher, la chambre de bain ornée de mosaïques bleues azur, un grand salon. « Ils ont tout pillé ». Il le dit d’une voix triste, mais son sourire exprime sa joie et ses yeux une ferme volonté : peu importe, on restaurera.
Tout ou quasi tout ; sauf le dessin de la Vierge et de l’Enfant qui se détache sur la paroi principale de la pièce détériorée. Le visage de la Vierge a disparu, celui de l’Enfant et des anges aussi. C’est un portrait dessiné directement sur la paroi, et pour le détruire il a fallu briser le mur ; il ne sera pas restauré. « Je veux le garder tel quel pour ne pas oublier ce qui s’est passé. Au-dessus je mettrai un autre tableau, mais ce dessin fera toujours partie des murs de ma maison. Je veux conserver la mémoire, nous devons conserver la mémoire ». Conserver la mémoire ne veut pas dire ne pas pardonner.



LE PARDON DE MYRIAM

Trois ans plus tard, Myriam n’a pas perdu la foi qui avait conquis le monde lorsque, pour la première fois, après sa fuite de Qaraqosh en 2014, elle raconte sereinement sa vie de personne déplacée devant la caméra d’une télévision irakienne. « Pardonne-les, car ils ne savent pas ce qu’ils font », me répond-elle quand je lui demande si elle croit toujours que le pardon – ce geste si hors du commun, si victorieux – soit possible. « Eux ne savent pas ce qu’ils ont fait. Je ne dis pas qu’ils sont stupides, mais ce qu’ils sont en train de faire est stupide ».
Je rencontre Myriam qui a maintenant 13 ans. « Cette année a été merveilleuse », me dit-elle, alors qu’elle vit dans un camp de réfugiés depuis août 2014 : « L’école me plait tant ; j’ai une nouvelle amie qui s’appelle Carmen, et même s’il y a peu de place et qu’il ne m’est pas permis de jouer dans la rue, je peux toujours m’amuser avec ma sœur. Je suis si heureuse, car Dieu nous protège ». La foi que lui ont transmis ses parents et qu’elle cultive, est tangible : « Dieu nous aidera. Il a posé ses mains sur nous et nous a porté à Ankawa. Et ensuite Il a posé ses mains sur Ankawa, pour que la Daesh n’arrive jamais jusqu’ici. Il aurait pu permettre que se passe ici ce qui s’est produit à Qaraqosh ».
L’instruction est la clef : Instruction scolaire et éducation à vivre ensemble. Elles servent la communauté et les écoles de tout ordre et de tout niveau, mais sans doute avant tout les plus jeunes, car l’étude des mathématiques peut être enseignée, tandis que « l’amour » et le « respect » sont des attitudes à apprendre dès le plus jeune âge et à pratiquer tous les jours.

NOUVELLES GÉNÉRATIONS
« Après leur fuite de Qaraqosh de nombreuses familles ont manqué d’espace pour vivre : au lieu de cinq personnes, on entassait quinze adultes et enfants dans un logement. Tant de personnes sur un espace trop réduit. Tant d’enfants mis ensemble, qui voulaient jouer tandis que leurs parents avaient des tas de problèmes à résoudre. Cette situation les a rendus agressifs. Quand ils sont arrivés chez nous, ils se chamaillaient entre eux pour n’importe quel motif. Il y avait souvent des tensions ». Ainsi Ghsoom décrit l’arrivée des enfants, réfugiés à l’âge de quatre et cinq ans, à l’école maternelle d’Ozal City, la zone d’Ankawa qui a accueilli les familles chrétiennes. Nibras, maîtresse elle aussi, me raconte l’histoire de Miron : « Il avait des difficultés relationnelles même avec ses proches, ne parlait pas, était toujours seul et ne laissait approcher personne. Au début, il ne participait jamais aux jeux. Puis, petit à petit, nous avons conquis sa confiance, avec des caresses et des paroles. Et au spectacle de fin d’année, lui aussi a chanté et dansé avec les autres enfants ». Ghsoom et Nibras sont deux maîtresses parmi tant d’autres qui ont travaillé à la Maison de l’Enfant Jésus. Toutes sont des réfugiées. Toutes bien décidées à ne pas se faire écraser par l’histoire écrite avec les armes et le pétrole ; décidées à défendre les plus petits, les plus faibles, l’espérance d’un avenir différent.
Durant les années d’occupation de Qaraqosh par l’état islamique, la modeste structure de l’école maternelle a accueilli 130 enfants provenant des familles réfugiées à Erbil : 1.200 familles en tout dont 900 chrétiennes et les autres musulmanes et yazidi. Une goutte d’eau dans la mer des 250.000 réfugiés de la cité kurde, un petit nombre d’enfants qui ont pu s’en tirer, grandir, retrouver la sérénité, apprendre. « Au début, ils voulaient se comporter à la maternelle comme ils se comportaient chez eux », poursuit Ghsoom : « Leur situation psychologique était difficile. Mais nos maîtresses ont répondu avec amour. Et nous leur avons appris de nouveau à vivre ensemble. »
Peu d’espace, une cour intérieure avec quelques jeux, un générateur bruyant et puant pour subvenir au manque chronique de courant électrique. Une structure réduite qui a pu faire la différence, grâce aux fonds que l’AFSI a mis à disposition et à la gestion des sœurs dominicaines.
« Former un enfant, c’est comme cultiver un arbre. Si l’arbre se développe bien, il portera son fruit ». Sœur Ibtinage, directrice de la Maison depuis un an, est aussi très concrète : « Sans cette école maternelle les enfants traineraient en rue et n’y apprendraient que des choses mauvaises. Nous sommes contre les armes, nous n’en avons même pas pour nous défendre. Plume et papier sont nos armes ». Une bataille aura toujours un caractère militaire. Mais la guerre ne pourra être gagnée que par l’instruction, la culture, le respect.

CAFÉ IRAKIEN

Soeur Ibtinage est aussi de Qaraqosh. Elle aussi rentrera bientôt chez elle : 65 ans, religieuse catholique sur un terre qui a fait la guerre aux chrétiens. « Je n’ai pas peur. L’amour pour notre patrie dépasse toute peur. Il faut d’ailleurs que j’y retourne, notre présence donne de l’assurance aux gens ». Le sens communautaire est en train de se reconstruire. Tu le remarques à la détermination de ceux qui retournent là où il n’y a plus rien si ce n’est l’âme. Tu le remarques aux gestes antiques, toujours les mêmes, mais forts dans toute leur banalité d’un quotidien possible malgré tout, comme offrir un café par exemple.
Le café que m’a offert Saddiq le soir à Ozal City, sur le seuil de la maison qui n’était pas la sienne, la barbe longue, les traits tirés, la yalabiya souillée. Le lendemain à Qaraqosh, dans « son » salon, sur des bancs en bois, bien sûr, car on lui a tout volé, mais dans les mêmes tasses, en souriant, la fatigue du voyage effacée par la joie du retour. Puis le café que m’a servi Amir, 38 ans, avec un grand sourire. Même si sa maison a été saccagée et incendiée, même si l’élevage de poules qui appartenait à sa famille n’existe plus, même si son travail de forgeron lui rapporte encore peu, même si sa femme devrait se faire opérer, il garde le sourire confiant de celui qui a vu se terminer le pire des désastres et qui a le désir de tout recommencer. En partant de ses cinq enfants, dont Shahad qui a cinq ans et fréquentait elle aussi la maternelle d’Ozal City, « Elle aimait y aller, mais avant de lui plaire, c’est à moi que l’école a plu », raconte Amir : « J’ai constaté chez elle un grand changement, elle a appris à écrire et à chanter, on lui a enseigné tant de choses ». Amir est jeune, il ne se fait pas d’illusions. Il se rend compte que la voie de la reconstruction sera longue et ardue. Il demande à tous de rentrer chez eux : « Nous, chrétiens, nous sommes tous frères, moi je ne puis vivre tout seul dans une ville ».

« QUAND ROUVREZ-VOUS ? »

Pendant qu’il est en train de parler, la benjamine de la famille, Elis, 3 ans, essaye de grimper sur ses jambes. « Ce serait un honneur si elle était la première inscrite à la nouvelle école maternelle », me dit la maman en souriant. Pour la petite, comme pour tous les enfants de son âge, il est bon que la maternelle d’Ozal City, qui sera fermée bientôt, car toutes les familles sont sur le point de rentrer chez elles, rouvre ses portes à Qaraqosh.
« Ce que fait l’AVSI pour la réouverture de cette école est une belle chose. Les enfants sont notre avenir, si on ne leur apprend rien, ils perdront tout, ils perdront tout espoir, ils perdront la sagesse adulte de Myriam, cette petite fille devenue adolescente durant ces années de guerre. La structure y est déjà, c’est l’ancienne école des sœurs dominicaines. Une grande structure pour au moins 400 enfants, pas trop endommagée. Au rez-de-chaussée deux grandes salles semblent n’attendre que l’éclairage, l’eau, le savon et une couche de vernis

VIVRE ENSEMBLE
Aujourd’hui encore, on respire la peur dans les rues de Qaraqosh. Non tant de l’état islamique, mais de ce qui viendra après. Le pacte de solidarité entre chrétiens de la vallée de Ninive et sunnites est désormais rompu, après des années d’une cohabitation politique satisfaisante pour les deux camps. « Impossible de se fier à nouveau », grands et petits, prêtres et forgerons, intellectuels et éleveurs le répètent à l’unisson. Impossible de se fier à ceux qui sont proches, car la Daesh – bien sûr en se servant de ses armes – a obtenu le soutien d’une partie de la population sunnite. Par opposition à Bagdad ou pour des motifs religieux ou par opportunisme, peu importe, le soutien a été réel et reconstruire les rapports ne sera pas simple.

RECONSTRUIRE
Don George Jahola est en fait le maire de Qaraqosh. Né là-bas, il était en Italie pour étudier, mais a choisi de retourner à Qaraqosh dès la libération en novembre 2016. Depuis sa mission est de faire un état des lieux des destructions et des besoins. Les habitations sont répertoriées selon les dégâts subis et le coût de leur restauration. « ll faudra environ six millions de dollars, pour les seules habitations civiles ». Pour l’infrastructure, les rues, les services, tout doit encore être inventorié. « La ville est grande, par où commencer ? Il est important de lancer immédiatement des programmes déjà appliqués au cours des conflits précédents, car les jeunes sont indécis, influençables : tu peux en faire ce que tu veux. La nouvelle génération qui a vécu la guerre ou qui est née au cours de la guerre, retient ce qu’elle a entendu dire par les parents ou en famille. Elle ne cesse d’en parler, cela fait partie du quotidien et il lui faudra du temps pour se reprendre, pour se sentir à nouveau en sécurité, et aussi pour se débarrasser des mauvaises habitudes prises durant les années de guerre, de vouloir constamment accumuler des choses même superflues. C’est pourquoi j’insiste tant : ne distribuez pas de vivres, mais concentrez-vous sur l’instruction ».
C’est avec ces mots dans l’oreille que je quitte Qaraqosh. Le long de la route qui me ramène à Erbil, bordée de piquets rouges signalant la présence de mines antipersonnel et interrompue par des checkpoint, des enfants se ruent vers notre véhicule à chaque carrefour. À six ou sept ans ils vendent déjà des chewing-gums et de l’eau, en fait ils font l’aumône. Personne ne s’occupe d’eux. Leur avenir n’est pas prioritaire. S’ils sont chrétiens, ils risquent de disparaître dans l’indifférence générale ; s’ils sont musulmans, qui leur évitera de devenir la main-d’œuvre du prochain état islamique ? Là est le front décisif de la guerre contre la Daesh. La libération de Qaraqosh et de Mossoul a été une victoire militaire, mais la victoire définitive est encore loin. L’ennemi devra sans doute changer de nom et de drapeau, mais tant que l’abandon, la corruption, l’exploitation, et l’ignorance perdurent, il parviendra toujours à trouver de la chair d’abattoir à recruter.

*correspondante de Londra di Sky Tg24