« Je vis avec les invisibles »

Une vie sous escorte, menacée par les narcos à cause de son engagement auprès des migrants au Mexique, qui sont enlevés, tués, traités comme une marchandise. Le père Alejandro Solalinde raconte ce qui a changé son existence.
Luca Fiore

« DITES À CE PRÊTRE QUE JE VAIS LE TUER CETTE NUIT »
C'était en 2008, la pire année de sa vie, raconte le père Alejandro Solalinde. Les narcotrafiquants du cartel Los Zetas l'avaient pris pour cible, lui et son refuge pour migrants construit le long de la voie ferrée à Ixtepec, dans l'Etat d'Oaxaca, au sud du Mexique.
C'était la première fois que le père Alejandro était ainsi menacé… mais pas la dernière. Aujourd'hui, ce prêtre vit sous la protection de quatre gardes du corps. Son engagement a fait de lui un homme apprécié et estimé non seulement dans son pays, mais au-delà. Plusieurs associations mexicaines ont même proposé sa candidature au prix Nobel de la paix. Quand nous le rencontrons à Brescia, à l'occasion du Festival de la Mission, il ne fait pas penser à un homme dont la tête a été mise à prix pour un million de dollars. Il répond avec calme, en souriant. Quand on lui demande pourquoi il fait ce qu'il fait, il dit sans hésiter : "Parce que Jésus me l'a demandé. C'est lui mon meilleur ami. Je l'aime".

Mais pourquoi vouloir tuer un homme de Dieu ? Qu'a-t-il fait d'aussi grave pour déranger les barons de la drogue ?
Pour répondre à cette question, il faut comprendre qui sont les migrants aujourd'hui au Mexique, pourquoi ils intéressent les narcos et surtout qui est vraiment Alejandro Solalinde.
En premier lieu, le Mexique est de moins en moins un pays d'émigration vers les Etats-Unis et de plus en plus un lieu de passage pour ceux qui fuient l'Amérique centrale : le Salvador, le Honduras et le Guatemala. C'est un flux d'un demi-million de personnes chaque année qui suit les rails de la "Bête" : le train de marchandises qui remonte le Mexique du Sud vers le Nord. Ce sont des désespérés sans papiers, prêts à tout pour fuir le monde qu'ils laissent derrière eux.
Mais comme ils ne peuvent être identifiés, d’un point de vue formel ils n'existent pas pour le gouvernement mexicain. Ce qui en fait la cible du crime organisé. Quand tout va bien, ils sont enlevés pour arracher une rançon à leurs familles, mais quand les choses tournent mal, ils alimentent le commerce clandestin d'organes (pour un rein ou un foie, certains sont prêts à payer jusqu'à 150.000 dollars). Des estimations parlent de 20.000 migrants qui disparaissent chaque année dans le néant. Pas tout à fait dans le néant ; en effet, récemment, grâce à des activistes locaux, ont été découvertes de nombreuses fosses communes. Le tout se passe sous les yeux, souvent complices, de la police et des fonctionnaires de l'Institut national des Migrations.

« Jamais plus la mort et l'exploitation ! », avait crié le Pape François à Ciudad Juarez, lieu symbolique de la souffrance des migrants à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Il avait ajouté : « Il y a toujours un temps pour changer, il y a toujours une porte de sortie, il y a toujours une occasion, c'est toujours le moment d'implorer la miséricorde du Père ».

« CE FUT ALORS QUE JE LES VIS »
Et l'histoire du père Solalinde est justement l'histoire d'un changement. Un changement de regard. Il a eu besoin de beaucoup de temps pour trouver son chemin. Lui qui a aujourd'hui 72 ans l'a découvert quand il en avait 60.
Le déclic à l'origine de son changement intérieur s'était produit beaucoup plus tôt, au début des années 1980. Il traversait la route d'Oaxaca quand il rencontra trois femmes indigènes accroupies sur le trottoir, en train de vendre leurs pauvres marchandises. Il revenait d'un après-midi de shopping. Il portait des habits à la mode, il était bien coiffé, il avait mis son eau de toilette préférée. « Plus qu'à un prêtre, je faisais penser à un dandy », se souvient-il. Une des femmes lui dit qu'elle aimait son parfum. « A cet instant, j'ai pensé que je n'avais pas désiré être prêtre pour faire du shopping, mais pour être près de l'autre, comme Jésus. Qu'étais-je devenu ? »

La question commence à le tarauder. Il essaie de l'écarter sans y réussir. « Je commençais à tergiverser, essayant de négocier avec Dieu. Je disais : « D'accord, je donnerai 30% de mes revenus aux pauvres ». Puis je relançais : « Disons même 50... » Mais Dieu me demandait tout et moi, qui ai la tête dure, j'ai mis du temps pour le comprendre ».

Tout ou presque devient clair un jour de septembre 2005 (près de vingt ans s'étaient écoulés). « Ce fut alors que je les vis. Ils étaient nombreux. Des dizaines et des dizaines. Assis par petits groupes le long des voies. Fatigués, sales, affamés ». C'étaient les migrants. Avec lui se trouvait un autre prêtre. « Je lui dis : 'Ils ont faim, nous devons les aider', mais il s’est mis à parler d'autre chose. Lui ne les avait pas vus. Moi oui. Je ne pouvais plus faire semblant de rien ».

Il demanda si, dans le diocèse, un autre prêtre s'occupait de ces gens et on lui répondit que non. Il commença à le faire. Mais par quoi commencer ? « Je cherchais à comprendre ce qui se passait. Cela me prit un an et demi. J'ai commencé à me mêler à eux, j'ai voyagé aussi sur la "Bête", j'ai suivi la police, les gardes-frontière. Les récits des migrants étaient tellement terribles que je ne pouvais pas croire que certaines choses se produisaient vraiment. Le point décisif, c'est que les migrants n'étaient plus traités comme des personnes, mais comme de la marchandise. Qu'ils soient vivants ou morts, entiers ou en morceaux ».

Le père Solalinde se met à souhaiter que les migrants ne se sentent plus seuls mais accueillis, au moins par lui. « J'ai construit un refuge en achetant un terrain le long des voies. J'ai créé une ONG qui s'appelle Hermanos en el Camino, frères en chemin. A l'époque, il n'y avait que neuf structures semblables dans le pays. Aujourd'hui, il y en a plus de soixante parce que je ne suis pas le seul à m'occuper d'eux ».

« BRÛLEZ-MOI »
Sur le mur du refuge d'Ixtepec, construit avec l'argent donné personnellement par le pape Benoît XVI, on peut lire ces mots écrits en grand : « Bienvenidos migrantes ». Descendus des toits des wagons de la "Bête", les migrants se présentent au refuge du père Alejandro et ils sont tout d'abord identifiés: nom, prénom, adresse et photographie. Eux qui étaient des "invisibles" deviennent à nouveau des personnes. Ces données sont codées pour qu'elles ne tombent pas en de mauvaises mains. Un médecin procède à la visite médicale et soigne leurs blessures s'ils ont souffert pendant le voyage. Ils sont écoutés. On leur offre une assistance juridique s'ils ont subi une quelconque agression. La première bienfaitrice l'ayant souhaité, une chapelle se trouve aussi dans le refuge et le père Solalinde y célèbre la messe pour ceux qui le désirent.

Ce travail n'a pas fait que des heureux du côté des narcos par exemple. Ou des fonctionnaires corrompus. Qui ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour arrêter le père Solalinde. Comme lorsque a été répandue la rumeur, fausse, qu'un de ses migrants avait violé une petite fille. Une foule de 90 à100 personnes armées de pierres et de bâtons s’est rassemblée près du refuge. A la tête du cortège se trouvaient le maire de la ville et le chef de la police municipale. Certains avaient apporté des bidons d’essence pour mettre le feu à tout. « Brûlez-moi le premier », telle fut sa réponse.

« EUX C’EST NOUS »
« Jésus me demande d'être comme Lui, un berger qui défend ses brebis. Quand le loup est arrivé, je n'ai pas pu m'enfuir. J'étais toujours avec les migrants et si quelqu'un voulait les enlever, j'étais prêt à le dénoncer aux autorités, mais aussi aux médias ». Aujourd'hui qu'il vit sous escorte, le père Solalinde reconnaît que sa popularité médiatique fait que les narcos n'osent plus l'éliminer. « Le prix politique à payer serait trop haut pour eux. Cela me permet de continuer ».
Mais au départ ? « Les quatre premières dénonciations contre Los Zetas, qui était alors le cartel de narcotrafiquants le plus puissant du pays, m'ont donné l'impression d'être un condamné à mort. Mais le courage vient de Dieu. Une chose est la valeur de l'homme, une autre la force qui vient de l'Esprit Saint. C'est une chose que j'ai dû apprendre. Il ne s'agit pas d'une force psychologique qui te fait croire que tu es invincible, tu sais qu'en faisant certaines choses tu risques ta vie, mais c'est comme si l'intervention divine anesthésiait le sentiment de terreur. La première chose que les disciples entendent de la bouche de Jésus est justement 'N'ayez pas peur' ».

Au cours des années, Hermanos en el Camino n'est pas seulement venu en aide aux migrants, mais a fait pression pour que le gouvernement approuve une loi qui règlemente l'afflux des migrants. Mais pour le père Solalinde, l'accueil et l'activité politique ne sont que les conséquences du fait que, comme dit le Pape François, « les migrants nous évangélisent ». En quel sens ? « Nous croyons en un Dieu qui ne se communique pas à travers des mots. Dieu ne parle pas, mais il se communique à travers des images. Et les pauvres sont cette image », explique le prêtre mexicain. « Qu'il s'agisse de personnes indigentes, de migrants, de personnes vulnérables, Dieu en ce moment de l'histoire, nous parle surtout à travers elles. Et Dieu ne reste jamais muet. La question, c'est de savoir l'écouter, de savoir reconnaître cette image. Jésus aussi, quand il est arrivé, n’a pas été écouté parce qu'il était pauvre et humble. Nous ne voyons pas ce qui se passe. Et je ne parle pas du fait que nous refusons de faire l'aumône, mais du fait que nous ne comprenons pas le sens de ce qu'ils apportent. »
Et quelle est sa signification ? « La première est simple : si des millions de personnes sont en fuite, cela veut dire que des choses terribles sont en train de se passer dans leur pays. Et c’est un problème qui concerne le monde entier. C'est le monde qui ne va pas bien ». Comment est-il possible, se demande Solalinde, qu'aux Etats-Unis aussi on trouve tant de sans-abris ?

« Le passage de tous ces gens est à l'image de notre passage. Que faisons-nous pour eux qui sont nous ? ». Jésus pourtant, rabrouant Judas, ne disait-il pas : « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous » ? – « C'est vrai ! Le pauvre existera toujours parce que, tant que le monde existera, l'égoïsme sera toujours là », rétorque le père Alejandro : « Cependant, le monde peut être moins pauvre et notre mission est de combattre l'égoïsme. Le point essentiel, c'est que changent les relations entre les personnes. C'est cela l'Evangile ».
Et lui qui a commencé tout cela par amour pour Jésus, l'aime-t-il encore plus après toutes ces années ? « Oui, totalement »