Voilà pourquoi il est venu

La rencontre avec les Indiens d’Amazonie, les dénonciations, les appels en défense de la vie, la policière tombée de cheval, les 21 discours et le mariage en avion… Les six jours vécus du Pape entre le Chili et le Pérou.
Stefano Maria Paci*

« Le Christ est entré dans notre histoire, il marche sur nos routes, il partage notre chemin : nous n’avons pas un Dieu qui reste étranger ».

Sur l’esplanade côtière de Huanchaco, au Pérou, le vent de mer souffle, une mer qui nourrit et remplit les journées, mais qui a montré son visage cruel il y a seulement un an, en frappant le terrible coup du Niño, la tempête qui a fauché des vies, dévasté les maisons et la ville. Pape François est venu de l’autre bout du monde jusque-là pour parler aux enfants de cette terre, et ses paroles se propagent comme une caresse depuis les haut-parleurs jusqu’à ceux qui se trouvent le plus loin, qui n’entendent peut-être pas tout, mais qui perçoivent l’essentiel, comme ce qui s’est sans doute passé pour la foule qui avait suivi Jésus sur la colline quand il parla des béatitudes, et les plus éloignés entendaient seulement la répétition de ce « Bienheureux ceux qui… ».

Sur cette esplanade aussi, cet homme qui parle de loin s’adresse à chacun, non pas à une foule abstraite, et ses paroles qui résonnent sont comme un baume bienfaisant. « Votre terre a la saveur de l’Évangile », comme ils l’entendent dire, et eux il les compare aux disciples. « Les premiers qui suivirent Jésus aussi, comme un bon nombre d’entre vous, gagnaient leur vie avec la pêche, et ils sortaient en barque comme vous le faites sur les “petits chevaux de roseau” (caballitos de totora) » : il se réfère aux élégantes embarcations monoplaces qu’ils construisent eux-mêmes avec le bois de la plante du roseau (totora). « Les disciples affrontèrent la tempête sur le lac, et vous le coup dur du Niño de la côte, dont les conséquences douloureuses se font encore sentir ».

Sur cette esplanade aussi, cet homme qui parle de loin s’adresse à chacun, non pas à une foule abstraite, et ses paroles qui résonnent sont comme un baume bienfaisant

PRINCIPITO
Il n’ignore pas la réalité, pape François. Il parle de ce qu’ils vivent encore maintenant, de leurs difficultés, des pleurs, des maisons encore à reconstruire, et même des doutes qui arrivent à remettre en question les croyances profondes, ceux qui minent l’âme et l’espérance : « La douleur met la foi à l’épreuve, je le sais, mais c’est à ce moment-là que l’on voit de quoi nous avons rempli notre vie, comme les vierges sages de l’Évangile qui ont rempli leur lampe d’huile ». Face à la douleur et aux difficultés, rappelle Bergoglio, vous avez réagi avec « d’innombrables gestes concrets, parce que la foi est concrète et qu’elle construit des œuvres. Ainsi nous devenons partie prenante de l’action divine. Vous aviez l’huile de la générosité, de la solidarité, vous vous êtes mis à l’œuvre par d’innombrables gestes concrets d’aide. Comme elle est belle la question qu’un jour le Seigneur nous posera : combien de larmes as-tu essuyé aujourd’hui ? ».

ESSUYER LES LARMES
« C’est pour cela que j’ai voulu venir pour prier parmi vous », dit François à un certain moment sur l’esplanade. Voilà pourquoi : pour essuyer les larmes et pour aider à découvrir que « Dieu nous tend la main pour construire les rêves que nous avons dans le cœur », comme il l’avait expliqué la veille au cours de la rencontre festive avec les enfants du Principito. C’est la maison à laquelle les Jésuites ont donné le nom du Petit Prince de Saint-Exupéry, maison qu’ils ont construite à Puerto Maldonado, au cœur de la forêt amazonienne, pour s’occuper des enfants privés de famille ou qui étaient exploités, victimes de violences physiques, sexuelles ou psychologiques. Les Jésuites aussi ont construit des “œuvres” pour financer le Principito : un glacier, un hôtel, une papeterie. Du concret au service du bien.

« À NE PAS Y CROIRE »
Chili et Pérou : un voyage certainement fatigant pour un homme qui a plus de 80 ans. En 6 jours, il visite 6 villes différentes, parcourt 30 000 kilomètres en avion, reste des heures en voiture et se déplace souvent à pied pour saluer les gens, prononce 21 discours et homélies. Chacun de ses gestes et chacune de ses paroles sont passés au crible des puissants et d’un nombre inimaginable de personnes à travers le monde. Et en plus, cet homme désormais âgé est passé d’un climat frais à la chaleur des zones désertiques puis à l’humidité de l’Amazonie. « J’ai été pasteurisé », plaisantera-t-il ensuite avec les journalistes dans l’avion de retour pour Rome, « exactement comme on fait avec le lait : je suis passé du froid au chaud et au froid, et j’ai été soumis à tous les climats. C’est fatigant ». Cependant, dans le bilan de cette visite, il ne s’est arrêté qu’un instant sur la fatigue et il a surtout voulu mettre l’accent sur la beauté du voyage et sur la foi de ces foules immenses de personnes qui participaient aux messes et aux autres rencontres, ou qui se pressaient pendant des heures le long des routes seulement pour voir passer pendant quelques secondes le Vicaire du Christ. « Les gens étaient chaleureux à ne pas y croire. Quelle fête, quelle joie ! Ce peuple a la foi, et pour moi aussi elle a été contagieuse ». Avoir une foi contagieuse pour le pape, ce n’est pas rien. Puis Bergoglio a parlé de l’émotion profonde qu’il a ressentie au cours de nombreuses rencontres, comme celle avec les femmes en prison. Et il cite : « Puerto Maldonado, en Amazonie, la rencontre avec les aborigènes : laissons de côté le fait que c’est émouvant, car c’est évident, mais cela donne un signe au monde ».

Le pape et les originaires d’Amazonie, le représentant sur terre de la religion la plus répandue de la planète et les Indiens qui vivent au cœur de la forêt pluviale. Ils ont fixé ce rendez-vous dans la ville fondée avant l’Empire inca, ce qui a donné lieu à des rencontres pleines de couleurs, de musique, de coiffes en plumes et de danses, mais aussi à de nombreux appels de François en défense de la vie, de la dignité et de la culture des peuples amazoniens, et en défense de leur terre, menacée par de nombreux intérêts. Aussi bien, comme le dit Bergoglio, ceux des multinationales qui exploitent avec avidité les ressources – le pétrole, le gaz, l’or, le bois –, que ceux des États qui considèrent l’Amazonie comme si elle était une réserve inépuisable, et qui ne tiennent absolument pas compte de ses habitants.

Pourtant, avec sa biodiversité, cette terre est bénie, comme le dit François, à tel point que l’on a spontanément envie d’élever à Dieu l’hymne Laudato sii « pour cette œuvre merveilleuse des peuples amazoniens et pour toute la biodiversité que ces terres possèdent ». Mais ce chant de louange se brise quand on écoute et que l’on voit les blessures profondes que l’Amazonie porte en elle. « C’est pour cela que j’ai voulu venir vous voir et que j’ai beaucoup désiré cette rencontre, pour être ensemble dans le cœur de l’Église et pour nous unir à vos défis : vous êtes un cri pour notre conscience ».

« C’est pour cela que j’ai voulu venir vous voir et que j’ai beaucoup désiré cette rencontre, pour être ensemble dans le cœur de l’Église et pour nous unir à vos défis : vous êtes un cri pour notre conscience »

DES POLITIQUES PERVERSES
Un peu par surprise, François ne se limite pas comme tous les autres à accuser d’exploitation les grands groupes économiques, et il introduit un élément nouveau : l’accusation à ceux qui se font de mauvais ambassadeurs de l’Amazonie. Il demande des explications exhaustives à certaine politiques de l’environnement. « Il y a des politiques perverses qui défendent la “conservation” de la nature sans tenir compte de l’être humain », attaque Bergoglio : « Nous avons connaissance de mouvements qui, au nom de la conservation de la forêt, s’approprient de grandes étendues de bois mais rendent la terre inaccessible aux populations aborigènes, ce qui provoque la migration des nouvelles générations, qui n’ont plus d’alternatives sur place ».

Nous voulons façonner une Église avec un visage amazonien et avec un visage indigène, conclut François, qui rappelle qu’il a convoqué pour l’année prochaine à Rome tous les évêques de la planète pour un synode exclusivement dédié à l’Amazonie.

Et puis, bien sûr, il y a les rencontres avec les présidents et avec les autorités politiques et sociales, les dénonciations au Chili d’avoir mis de côté, au cours du développement économique rapide, des couches entières de la population, et au Pérou, les paroles indignées contre la corruption qui est arrivée au plus haut sommet de l’État. Il y a les attaques avec des lambeaux de tissus enflammés conte les portes des églises au Chili pour protester contre les dépenses de la visite et contre la pédophilie dans le clergé. Il y a les quelques mots rapides du pape, sur le seuil avant d’entrer à une rencontre, adressés à celle qu’il croyait être une paroissienne mais qui en réalité était une journaliste et qui les a transmis dans les journaux en les déformant, comme si c’était une déclaration officielle. Raison pour laquelle Bergoglio, de façon inédite, a demandé pardon pendant la conférence de presse dans l’avion (« J’ai été trop expéditif, pour la pédophilie j’aurais dû employer un autre terme : “évidences” et pas “preuves” »). Il y a le mariage célébré de façon improvisée dans l’avion, la roue crevée de sa voiture et la policière tombée de son cheval pris de panique, avec le pape qui s’arrête pour lui porter secours.

PIERRE ET LES PYRAMIDES
Il y a cela et, comme toujours, bien d’autres choses dans un voyage du pape, mais il y a aussi des paroles qui, même si on ne les considère pas comme dignes de constituer une “nouvelle”, marquent en profondeur une visite. Comme celles que Bergoglio a adressées, aussi bien au Chili qu’au Pérou, aux prêtres, c’est-à-dire à ceux qui ont fait le même choix que lui avait fait à 17 ans, quand il était entré dans une église et qu’il avait découvert que Dieu le cherchait : « Ce fut l’étonnement d’une rencontre avec quelqu’un qui t’attend ».

Au Chili, il rencontre les prêtres dans la cathédrale de la capitale, à façade baroque. À eux, il parle de l’extraordinaire aventure de Pierre, le chef impulsif qui avait une bonne dose d’autosuffisance mais qui dut se plier pour reconnaître son propre péché, sa faiblesse et sa trahison. « Il en est de même pour nous. Et qu’est-ce qui nous sauve ? La conscience que l’on a usé de miséricorde envers nous, que c’est Dieu qui agit en premier, qu’il suffit de s’abandonner à lui ». Et, en tant qu’Église, la conscience d’avoir des blessures nous sauve de l’autoréférentialité, des plans apostoliques expansionnistes. Ce que nous devons aimer, dit François avec des mots qui semblent faire écho à ceux de Charles Péguy, « ce n’est pas l’Église idéale, mais la Sainte Église de tous les jours, avec les visages d’hommes et de femmes de tous les jours, la Sainte Église de tous les jours ».

« Ce que nous devons aimer ce n’est pas l’Église idéale, mais la Sainte Église de tous les jours, avec les visages d’hommes et de femmes de tous les jours, la Sainte Église de tous les jours »

Au nord du Pérou, dans le séminaire de Trujillo, à quelques kilomètres des huacas, les pyramides incas construites avec de l’argile, du sable et de la paille séchée, il demande aux prêtres de ne pas mépriser la foi simple du peuple, de ne pas se transformer en des professionnels du sacré, de ne pas remplacer le Seigneur en le substituant par trop d’activités. « Notre foi est riche de mémoire », dit-il. « Faites comme Jean qui se rappelait l’heure de sa rencontre avec Jésus : “Il était environ quatre heures de l’après-midi”. Cela fait du bien à nous aussi de faire toujours mémoire de cette heure où nous aussi nous avons été touchés par son regard ». Et il conclut, avec une ironie subtile adressée à chaque prêtre : « Détends-toi, tu n’es pas Dieu. Apprends à rire, à rire aussi de toi-même ».

Mais les paroles qu’il a voulu laisser comme le sceau de ce voyage dans son Amérique du Sud, François les prononce dans sa dernière rencontre avant de repartir pour Rome, pendant la messe sur la base aérienne de Las Palmas, à Lima, messe célébrée devant plus d’un million de personnes : « Jésus a appelé ses disciples à vivre dans l’aujourd’hui ce qui a une saveur d’éternité », dit-il. « Lui, il continue à marcher sur nos routes, et tandis qu’il parcourt la ville avec ses disciples, leur regard sur les choses et sur les personnes change. Nous, nous ne devons pas avoir peur de faire de cette histoire qui est la nôtre une histoire de salut ! ».

« La foi n’est pas générique, elle n’est pas abstraite. Notre Père regarde les personnes concrètes, avec des visages et des histoires concrètes, et toutes les communautés chrétiennes doivent être le reflet de ce regard de Dieu, de cette présence qui crée des liens, engendre des familles et des communautés. Je mets en vous mon espérance… ».

« Que ferait le Christ à ma place ? À l’école, dans la rue, avec nos amis, au travail… C’est cela la charge pour allumer notre cœur, allumer la foi et l’étincelle dans nos yeux. C’est cela être acteurs de l’histoire. Des yeux étincelants parce que nous avons découvert que Jésus est source de vie et de joie ».


*Spécialiste du Vatican pour SkyTg24