Le Cardinal Tagle avec le Pape

« C’est ainsi qu'il me change »

Jeune cardinal et homme de pointe du Pontificat, Luis Antonio Tagle raconte ce que signifie suivre la proposition de François et «les signes de l’action de Dieu».
Luca Fiore

« Saint Père, vous avez été ici avec nous et demain vous partez. Nous voudrions venir avec vous, non pas à Rome, mais vers les périphéries du monde ». Prononcées par Luis Antonio Tagle, archevêque de Manille, au terme de la visite du Pape aux Philippines en 2015, ces paroles révèlent son identification sincère et son affection pour François. Une affection partagée par son peuple, qui se traduit par une obéissance simple à cet homme venu « du bout du monde » il y a cinq ans.

Tagle est un jeune cardinal (il aura 61 ans en juin), mais il possède une grande expérience du monde et de l’Eglise. Il a étudié la théologie aux Etats-Unis où il a vécu pendant sept ans. En 1997 déjà, il entre à la Commission théologique internationale, alors présidée par Joseph Ratzinger qui, élu Pape, lui confie l’Archevêché de Manille en 2011 : 2'700’000 baptisés pour 85 paroisses et 475 prêtres. Le pape François quant à lui le considère comme un de ses hommes de pointe : en 2014 il le nomme président du Synode extraordinaire sur la famille et en 2015 il le met à la tête de Caritas Internationalis.

Luis Antonio Tagle partage avec Jorge Bergoglio l’affabilité et le talent de dire simplement des choses très profondes. Le sourire avec lequel il nous accueille peut, à première vue, sembler une habitude orientale mais c’est quelque chose de plus. Peut-être la marque sur son visage de ce que le Pape appelle Evangelii gaudium. Nous avons parlé de son parcours à la suite de la proposition que François fait à toute l’Eglise.

Eminence, qu’est-ce que l’arrivée du pape François a changé dans votre vie de croyant et de pasteur ?
J’ai connu le cardinal Bergoglio en 2005 durant le Synode sur l’Eucharistie. À cette occasion nous avons longuement travaillé ensemble et ainsi j’ai pu le connaître personnellement. Quand il est devenu Pape, j’ai réalisé que l’élection ne l’avait pas changé, il est resté lui-même : simple, le cœur et l’esprit toujours concentrés sur l’évangélisation. Sa question est : comment proposer l’Evangile aujourd’hui ? Pas dans un monde abstrait mais dans le monde réel avec ses zones de lumière et ses zones d’ombre. Cela me frappe beaucoup. On pourrait penser que, quand on devient Pape, on change d’attitude. En quelque sorte, me rendre compte de cela a été le premier changement que sa personne a provoqué en moi.

Comment ?
Il m’a rappelé que le ministère qui nous est confié n’est pas une position d’honneur et de privilège mais reste un appel, une mission. Nous sommes et nous restons des serviteurs. C’est quelque chose qui me provoque beaucoup. Puis j’ai remarqué un deuxième changement.



Lequel ?
François n’enseigne rien de nouveau, tout ce qu’il dit est déjà écrit dans l’Evangile : l’amour de Jésus pour les pauvres, l’appel à la conversion et tout le reste. Il m’a dit qu’il admire beaucoup Paul VI, en particulier l’Evangelii nuntiandi, qui pour moi est peut-être le document le plus important de l’après Concile. Mais François a mis l’accent sur la joie, le gaudium, parce qu’il y a une tendance dans le monde contemporain, et pas seulement dans l’Eglise, à se sentir fatigués et tristes. La vie de famille, les études, le travail : tout est vécu comme un poids. Mais nous avons la vraie raison pour être heureux : Jésus mort et ressuscité est vivant et il est notre espérance. C’est cela qui nous donne force et nous réjouit. Mais il s’agit d’une joie qui n’oublie pas la réalité avec les ombres de la vie quotidienne. Nous sommes heureux parce que le Seigneur est l’Emmanuel, Dieu-avec-nous, un Dieu victorieux. Et puis il y a le dernier changement, celui que j’appellerais « conversion pastorale ».

Expliquez-nous.
L’appel pour un pasteur ne se limite pas à la proclamation de l’Evangile, mais nous demande de montrer à tous les signes de la présence de Dieu dans la vie quotidienne. C’est cela qui fait respirer les gens et réveille l’espérance. Les journaux et la télévision font de la place à ce qui ne fonctionne pas. Par contre, l’Eglise doit chercher les signes de ce que Dieu fait. Par exemple, je dis aux volontaires de Caritas Internationalis qui travaillent dans les camps de réfugiés de ne pas voir seulement la misère et la souffrance mais aussi les gestes d’amour, le témoignage de la force de l’esprit humain qui résiste. Car ce sont là les signes de la présence de Dieu.

Qu’est-ce qui vous aide à aller dans la direction de cette conversion ?
La première chose est la prière qui écoute Dieu. C’est elle qui me restitue la joie. Je me sens souvent dépassé par les difficultés et les dilemmes que je dois affronter comme pasteur d’un grand diocèse. Je me trouve face à des choses qui sont au-delà de mes capacités. Mais quand je m’arrête pour prier, pour écouter la parole de Dieu pour essayer de sentir les impulsions de l’Esprit Saint, je découvre une joie qui m’encourage. Le monde cherche la satisfaction : dans le shopping, dans la possession des choses, dans la bonne nourriture. En tant que personne et comme pasteur, je sais que la joie se trouve dans la rencontre personnelle avec Jésus dans la prière. Moi, j’attends le soir pour avoir ce moment de silence pour respirer devant le Saint Sacrement et lui dire : « Seigneur, je suis là ». Je lui raconte les choses qui pèsent sur mon cœur puis, dans le silence, je sens Sa présence qui me dirige et me donne une vision pour ma vie et ma tâche de pasteur. L’autre chose qui m’aide, c’est d’aller vers les pauvres, vers les périphéries existentielles dont parle le Pape ; aller vers les périphéries pour les mettre au centre. Le danger c’est de continuer à penser que nous sommes au centre. C’est une forme cachée d’orgueil.

Vous-même, avez-vous l’impression de courir ce risque ?
Certainement. Et j’ai besoin de me le rappeler constamment : nous allons dans les périphéries, prêts à apprendre l’Evangile grâce aux pauvres.

Comment l’enseignent-ils à un théologien comme vous ?
Pas avec les mots mais par leur attitude. Avec la joie qui, pour moi, est une grâce du Seigneur.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Aux Philippines, il y a au moins vingt typhons par année. C’est une des raisons pour lesquelles le pays reste pauvre. Les pêcheurs et les paysans travaillent sans relâche, mais chaque fois qu’arrive le typhon, ils doivent tout recommencer à zéro. Une fois je suis allé visiter un de ces lieux dévastés. J’étais très peiné de voir les maisons détruites et des cadavres au bord de la route. Une longue queue de personnes attendait de l’eau, de la nourriture et des médicaments. Une misère bouleversante. Mais les paroles qu’ils prononçaient étaient encore plus bouleversantes : « Grâce à Dieu, le soleil brille » ; « Grâce à Dieu, j’ai rencontré le Cardinal » ; « Grâce à Dieu, j’ai retrouvé mon fils hier » (il s’émeut). Des choses simples deviennent des miracles. Mais si je pense à moi… qui me plains si l’eau n’est pas assez chaude, si le repas n’est pas assez salé… Les pauvres nous enseignent à redécouvrir le vrai sens de la vie qui est l’horizon du don.

Le Pape dit que les pauvres sont une catégorie théologique. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
C’est un discours qui est seulement chrétien. Dans le monde entier la pauvreté est un phénomène social, culturel, économique. Alors que la Bible, la Parole de Dieu, a fait de la pauvreté un choix. Pas une pauvreté imposée par la loi, mais une décision, comme celle des moines et des religieuses. Une vie pour être enfants dans le Royaume de Dieu. D’ailleurs Jésus Christ, fils de Dieu, s’est incarné en devenant une partie de la création. Frère de tant de pauvres et de pécheurs. Lui qui nous a dit que ce qu’on fait ou ne fait pas à un pauvre, on le fait ou on ne le fait pas à Lui. C’est un discours théologique. La présence du Seigneur on la voit avec les yeux de la foi, c’est pourquoi les pauvres sont un locus théologique.

Le pape François est souvent mal ou pas compris. Est-il un Pape difficile à suivre ?
Pas chez nous ! Peut-être parce qu’il vient d’Amérique du Sud et que les Philippines ont été 300 ans sous la domination des espagnols… Peut-être pour sa forma mentis, sa sensibilité pour la religiosité populaire… Quand chez nous on a vu la première photo du Pape en prière devant l’icône Salus Populi Romani, à Santa Maria Maggiore, on s’est dit : « C’est un Pape comme nous ! ». C’est un sentiment partagé par les fidèles et le clergé.

Pourtant certains sujets sont très discutés.
Oui, il y a l’enseignement de la Bible et de la tradition, mais il y a aussi la situation humaine de la personne, qui n’est pas toujours claire. Il y a une approche qui part de la doctrine et essaie de l’appliquer à la vie. Et puis il y a une autre tradition, surtout morale, qui part d’une situation concrète et essaie d’accompagner la personne. Le Pape tient beaucoup à cette approche.

Il nous invite aussi à ne pas être élitistes. Il dit que le danger c’est que les chrétiens se sentent meilleurs que les autres. Comment essayez-vous de vaincre cette tentation ?
Cette tentation existe. À dire la vérité, chez nous en Asie où l’Eglise a toujours été une petite minorité, les tentations sont moins importantes. Au séminaire, j’avais un élève qui a été ordonné il y a quelques années : sa première charge fut une paroisse au Cambodge qui ne comptait qu’un seul fidèle. Dans beaucoup d’endroits, même numériquement, il n’y a pas de place pour l’orgueil. C’est triste de voir qu’en Europe le nombre de chrétiens est tellement en baisse. Mais c’est peut-être aussi une opportunité : se sentir en minorité nous épargne la tentation de l’élitisme.

Qu’aimeriez-vous conseiller aux chrétiens européens en cette époque de transition ?
La présence des chrétiens ne se mesure pas avec des chiffres mais par la qualité de leur témoignage. À mon ancien élève, curé au Cambodge, j’ai demandé de ne pas se décourager à cause du fait qu’après dix ans d’études de philosophie et de théologie, il se retrouvait à guider une communauté d’un seul fidèle. Il m’a répondu (il s’émeut encore) : « Je veux donner toute mon énergie pour ce paroissien : il est la présence de l’Eglise, il est la présence de Jésus Christ, Son corps mystique dans cet endroit du Cambodge ».



QUI EST-CE ?
Luis Antonio Gokim Tagle est né à Manille en 1957. Il est archevêque de la capitale des Philippines depuis 2011. En 2012 il a été créé Cardinal par le pape Benoît XVI.
En 2015 le pape François le nomme Président de Caritas Internationalis. Il est considéré comme un des plus importants représentants de la pensée théologique asiatique et il a fait partie de la Commission théologique internationale. En 2005 il avait été le plus jeune évêque à participer au Synode sur l’Eucharistie et il fut élu au Conseil post synodal.
En Italie, ses livres sont publiés par Emi : Gente di Pasqua (2013), Raccontare Gesù (2014), I migranti sono i miei frattelli (2016) et son autobiographie Ho imparato dagli ultimi (2016). En 2017 il a publié Il rischio della speranza.
En français : Cindy Wooden, Un Cardinal hors du commun, Editions de l’Emmanuel, 2016 (Ndt)