Le Pape à Trieste (photo Vatican Media/Ansa)

Guérir le cœur blessé de la démocratie

Sans espérance, on administre le présent mais on ne construit pas l'avenir. Aux Semaines sociales de Trieste, l'appel du Pape sur le rôle des catholiques dans la société (7 juillet 2024)
Pape François

Éminentes Autorités
chers frères Evêques,
Messieurs les Cardinaux,
frères et sœurs, bonjour !


Je remercie le cardinal Zuppi et Mgr Baturi pour m'avoir invité à partager avec vous cette session de clôture. Je salue Mgr Renna et le comité scientifique et d'organisation des Semaines sociales. Au nom de tous, j'exprime ma gratitude envers Mgr Trevisi pour l'accueil du diocèse de Trieste.

Mon grand-père, qui a combattu lors de la première bataille du Piave, m'a parlé pour la première fois de Trieste. Il me chantait beaucoup de chansons, et une parlait de Trieste : « Le Général Cadorna a écrit à la Reine : “Si tu veux voir Trieste, tu la verras... en carte postale”». Et c'est la première fois que j'ai entendu le nom de cette ville.

Cette semaine a été la 50e Semaine sociale. L'histoire des « Semaines » s'entrecroise avec l'histoire de l'Italie, et cela en dit long : l'Eglise est sensible aux transformations de la société et encline à contribuer au bien commun. Forts de cette expérience, vous avez souhaité approfondir un thème très actuel : « Au cœur de la démocratie. Participer entre histoire et futur ».

Le bienheureux Giuseppe Toniolo, qui a promu cette initiative en 1907, affirmait que la démocratie peut se définir comme « un ordre civil dans lequel toutes les forces sociales, juridiques et économiques, dans l'entièreté de leur développement hiérarchique, coopèrent proportionnellement au bien commun, en se répercutant dans le résultat final à l'avantage des classes inférieures ». C'est ce que disait Giuseppe Toniolo. A la lumière de cette définition, il est évident que dans le monde actuel, la démocratie, soyons honnêtes, n'est pas en bonne santé. Cela nous intéresse et nous préoccupe, car c'est le bien de l'homme qui est en jeu, et rien de ce qui est humain ne peut nous être étranger.

En Italie, l'ordre démocratique a mûri après la Seconde Guerre mondiale, grâce aussi à la contribution décisive des catholiques. On peut être fier de cette histoire, sur laquelle l'expérience des Semaines sociales a également eu un impact ; et, sans mythifier le passé, nous devons en tirer des enseignements afin d'assumer la responsabilité de construire quelque chose de bon à notre époque. Cette attitude se retrouve dans la Note pastorale par laquelle l'épiscopat italien a rétabli les Semaines sociales en 1988. Je cite les objectifs : « Donner un sens à l'engagement de chacun dans la transformation de la société; prêter attention aux personnes qui restent en dehors ou en marge des processus et des mécanismes économiques gagnants; faire de la place à la solidarité sociale sous toutes ses formes; soutenir le retour d'une éthique solidaire du bien commun [...] ; donner un sens au développement du pays, entendu [...] comme une amélioration globale de la qualité de la vie, de la coexistence collective, de la participation démocratique, de la liberté authentique ». Fin de la citation.

Cette vision, enracinée dans la doctrine sociale de l'Eglise, embrasse certaines dimensions de l'engagement chrétien et une lecture évangélique des phénomènes sociaux qui ne sont pas seulement valables pour le contexte italien, mais représentent une mise en garde pour l'ensemble de la société humaine et le chemin de tous les peuples. En effet, de même que la crise de la démocratie est trans-versale sur différentes réalités et pays, ainsi, l'attitude de responsabilité face aux transformations sociales est un appel adressé à tous les chrétiens, où qu'ils vivent et œuvrent, partout dans le monde.

Il y a une image qui résume tout cela et que vous avez choisie comme symbole de ce rendez-vous : le cœur. A partir de cette image, je propose deux réflexions pour nourrir le chemin à parcourir.

Dans la première, nous pouvons imaginer la crise de la démocratie comme un cœur blessé. Ce qui limite la participation est sous nos yeux. Si la corruption et l'illégalité montrent un cœur « nécrosé », les différentes formes d'exclusion sociale doivent également inquiéter. Chaque fois qu'une personne est marginalisée, c'est l'ensemble du corps social qui souffre. La culture du rejet dessine une ville où il n'y a pas de place pour les pauvres, les enfants à naître, les personnes vulnérables, les malades, les enfants, les femmes, les jeunes, les personnes âgées. C'est la culture du rejet. Le pouvoir devient autoréférentiel — c'est une maladie très laide —, incapable d'écouter et de servir les personnes. Aldo Moro rappelait qu'« un Etat n'est pas vraiment démocratique s'il n'est pas au service de l'homme, s'il n'a pas pour but suprême la dignité, la liberté et l'autonomie de la personne humaine, s'il n'est pas respectueux des formations sociales dans lesquelles la personne humaine se développe librement et dans lesquelles elle intègre sa propre personnalité ». Le mot démocratie ne coïncide pas simplement avec le vote du peuple ; en attendant, je suis préoccupé par le petit nombre de personnes qui sont allées voter. Qu'est-ce que cela signifie ? Il ne s'agit pas seulement du vote du peuple, mais de la création de conditions permettant à tous de s'exprimer et de participer. Et la participation ne s'improvise pas : elle s'apprend dès l'enfance, dès la jeunesse, doit être « préparée », y compris au sens critique face aux tentations idéologiques et populistes. Dans cette perspective, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler il y a quelques années lors d'une visite au Parlement européen et au Conseil de l'Europe, il est important de mettre en évidence « l'apport que le christianisme peut fournir aujourd’hui au développement culturel et social européen dans le cadre d’une relation correcte entre religion et société », en promouvant un dialogue fécond avec la communauté civile et les institutions politiques afin que, en nous éclairant mutuellement et en nous libérant des scories de l'idéologie, nous puissions entamer une réflexion commune, notamment sur les questions liées à la vie humaine et à la dignité de la personne.

Les idéologies sont séductrices. Quelqu'un les a comparées au joueur de flûte de Hamelin ; elles séduisent, mais elles vous amènent à vous-noyer.

A cette fin, les principes de solidarité et de subsidiarité restent féconds. En effet, un peuple est soudé par les liens qui le constituent, et ces liens sont renforcés lorsque chacun est valorisé. Chaque personne a de la valeur ; chaque personne est importante. La démocratie exige toujours que l'on passe de la partisanerie à la participation, de l’encouragement au dialogue. « Tant que notre système économique et social produira encore une seule victime et tant qu’il y aura une seule personne mise à l’écart, la fête de la fraternité universelle ne pourra pas avoir lieu. Une société humaine et fraternelle est capable de veiller de manière efficace et stable à ce que chacun soit accompagné au cours de sa vie, non seulement pour subvenir à ses besoins fondamentaux, mais aussi pour pouvoir donner le meilleur de lui-même, même si son rendement n’est pas le meilleur, même s’il est lent, même si son efficacité n’est pas exceptionnelle » . Chacun doit se sentir impliqué dans un projet communautaire, personne ne doit se sentir inutile. Certaines formes d'assistanat qui ne reconnaissent pas la dignité des personnes...
Je m'arrête sur le mot assistanat. L'assistanat, uniquement dans ce sens, est l'ennemi de la démocratie, l'ennemi de l'amour pour son prochain. Et certaines formes d'assistanat qui ne reconnaissent pas la dignité des personnes sont de l'hypocrisie sociale. Ne l'oublions pas. Et qu'est-ce qui se cache derrière cet éloignement de la réalité sociale ? L'indifférence, et l'indifférence est un cancer de la démocratie, une non-participation.

La deuxième réflexion est un encouragement à la participation, pour que la démocratie ressemble à un cœur guéri. J'aime à penser que dans la vie sociale, il est tellement nécessaire de guérir les cœurs, guérir les cœurs. Un cœur guéri. Et pour cela, il faut faire preuve de créativité. Si nous regardons autour de nous, nous -voyons de nombreux signes de l'action de l'Esprit Saint dans la vie des familles et des communautés. Jusque dans les domaines de l'économie, de l'idéologie, de la politique, de la société. Pensons à ceux qui ont fait de la place aux personnes handicapées au sein d’une entreprise ; aux travailleurs qui ont renoncé à l'un de leurs droits pour empêcher le licenciement d'autres personnes ; aux communautés d'énergie renouvelable qui soutiennent l'écologie intégrale, même en prenant en charge des familles en situation de précarité énergétique ; aux administrateurs qui favorisent la natalité, l'emploi, les écoles, les services éducatifs, l'accès au logement, la mobilité pour tous et l'intégration des migrants. Toutes ces choses ne s'inscrivent pas dans une politique sans participation. Le cœur de la politique est la participation. Et c'est ce que fait la participation, prendre soin de la globalité ; pas seulement la charité, prendre soin de ceci..., non : la globalité!

La fraternité fait fleurir les relations sociales et, d'autre part, prendre soin les uns des autres exige le courage de se considérer comme un peuple. Il faut du courage pour se considérer comme un peuple et non comme moi ou mon clan, ma famille, mes amis. Malheureusement cette catégorie — « peuple » — est souvent mal interprétée et « pourrait conduire à éliminer le terme même de “démocratie” (“gouvernement du peuple”). Même si on veut affirmer que la société est plus que la simple somme des individus, on a besoin du vocable “peuple” », ce qui n'est pas du populisme. Non, c'est autre chose : le peuple. En effet, « il est très difficile de projeter quelque chose de grand à long terme si cela ne devient pas un rêve collectif ». Une démocratie au cœur guéri continue à cultiver des rêves d'avenir, remet en question, appelle à l'engagement personnel et communautaire. Rêver de l'avenir. Ne pas avoir peur.

Ne nous laissons pas piéger par des solutions faciles. Engageons-nous plutôt pour le bien commun. C’est notre devoir de ne pas manipuler le mot démocratie, de ne pas le déformer par des titres vides de contenus capables de justifier n'importe quelle action. La démocratie n'est pas une boîte vide, mais elle est liée aux valeurs de la personne, de la fraternité et aussi de l'écologie intégrale.

En tant que catholiques, dans cet horizon, nous ne pouvons pas nous contenter d'une foi marginale ou privée. Cela ne signifie pas tant d'être entendu, mais surtout d'avoir le courage de faire des propositions de justice et de paix dans le débat public. Nous avons quelque chose à dire, mais pas pour défendre des privilèges. Non. Nous devons être une voix, une voix qui dénonce et propose dans une société souvent aphone et où trop de gens n'ont pas de voix. Beaucoup de personnes n'ont pas de voix. Beaucoup. Tel est l'amour politique, qui ne se contente pas de traiter les effets mais cherche à s'attaquer aux causes. C'est cela l'amour politique. C'est une forme de charité qui permet à la politique d'être à la hauteur de ses responsabilités et de sortir des polarisations qui appauvrissent et n'aident pas à comprendre et à relever les enjeux. Toute la communauté chrétienne est appelée à cette charité politique, dans la distinction des ministères et des charismes. Formons-nous à cet amour, pour le mettre en circulation dans un monde qui manque de passion civique. Nous devons retrouver la passion civile, celle des grands hommes politiques que nous avons connus. Apprenons de plus en plus et mieux à marcher ensemble comme le Peuple de Dieu, à être un levain de participation parmi le peuple dont nous faisons partie. Et c'est une chose importante dans notre action politique, même pour nos pasteurs : connaître le peuple, s'approcher du peuple. Un homme politique peut être comme un pasteur qui va devant le peuple, parmi le peuple et derrière le peuple. Devant le peuple pour baliser un peu le chemin ; parmi le peuple, pour avoir le flair du peuple ; derrière le peuple pour aider les retardataires. Un homme politique qui n'a pas le flair du peuple est un théoricien. Il lui manque le principal.

Giorgio La Pira avait pensé au protagonisme des villes, qui n'ont pas le pouvoir de faire la guerre mais qui en paient le prix fort. Il a donc imaginé un système de « ponts » entre les villes du monde pour créer des occasions d'unité et de dialogue. A l'instar de Giorgio La Pira, les laïcs catholiques italiens ne doivent pas perdre de cette capacité d’« organiser l'espérance » : tel est votre tâche, organiser. Organiser aussi la paix et les projets de bonne politique qui peuvent naître d'en bas. Pourquoi ne pas relancer, soutenir et multiplier les efforts pour une formation sociale et politique qui parte des jeunes? Pourquoi ne pas partager la richesse de l'enseignement social de l'Eglise ? Nous pouvons mettre à disposition des lieux de discussion et de dialogue et favoriser des synergies pour le bien commun. Si le processus synodal nous a formés au discernement communautaire, que l'horizon du Jubilé nous voie actifs, pèlerins d'espérance, pour l'Italie de demain. En tant que disciples du Ressuscité, ne cessons jamais de nourrir la confiance, certains que le temps est supérieur à l'espace. N'oublions pas cela. et qu'il est plus sage d'initier des processus que d'occuper l'espace. Tel est le rôle de l'Eglise : impliquer dans l'espérance, car sans elle, on administre le présent mais on ne construit pas l'avenir. Nous pensons souvent que le travail politique consiste à prendre de l'espace : non ! Il s'agit de parier sur le temps, d'initier des processus, et non de prendre de l'espace. Le temps est supérieur à l'espace, et n'oublions pas qu'il est plus sage d'initier des processus que d'occuper de l'espace. Je vous en prie, dans votre vie sociale, ayez le courage d'initier des processus, toujours. C'est la créativité et c'est aussi la loi de la vie. Une femme, lorsqu'elle donne naissance à un enfant, lance un processus et l'accompagne. En politique, nous devons faire de même.

Tel est le rôle de l'Eglise : impliquer dans l'espérance, car sans elle, on administre le présent mais on ne construit pas l'avenir. Sans espérance, nous serions des administrateurs, des équilibristes du présent et non des prophètes et des bâtisseurs d'avenir.

Frères et sœurs, je vous remercie pour votre engagement. Je vous bénis et vous souhaite d'être des artisans de la démocratie et des témoins communicatifs de la participation. Et s'il vous plait je vous demande de prier pour moi, car ce travail n'est pas facile. Je vous remercie.

(Source : Vatican.va)