« Ubi fides, ibi libertas »

Notes de l'Assemblée des Responsables de Communion et Libération en Italie, Pacengo di Lazise (Vérone), 3 mars 2013
Julián Carrón

1. Une attitude vraie de la problématique
Comment le résultat des élections et la situation dans laquelle nous nous trouvons nous interpellent-ils ? Au-delà de toutes les analyses que l’on peut faire, que nous disent-ils à nous personnellement, et à nous en tant que communauté ?
Il me semble que, même si on ne fait qu’observer les résultats, on peut voir distinctement, sans qu’une certaine génialité ne soit nécessaire, une fragmentation et une confusion générales : il y a d’un côté la victoire des idéologies, et de l’autre l’incertitude de tant de personnes. Comment ces données nous interrogent-elles ? Que nous apprend le fait que beaucoup de personnes, poussées par un élan de changement souvent confus et ambigu, sont à la recherche de quelque chose de différent et votent en conséquence ? Nous ne pouvons évaluer la crédibilité des propositions et des tentatives de solutions que si nous saisissons la gravité de la situation. Est-ce qu’il suffit d’obtenir un résultat ? Ou de changer de mot d’ordre ? Est-ce que de nouveaux modes d’emploi sont suffisants ? En d’autres termes, est-ce qu’un moralisme est en mesure de changer la situation de façon substantielle ? Je laisse la question ouverte. Et n’imaginons pas l’avoir déjà comprise. Je souhaite que nous puissions continuer à nous aider mutuellement, en faisant attention à tous les signes, à comprendre la nature du défi qui nous est fait.
Quelle est l’origine de la situation dans laquelle nous nous trouvons ? Don Giussani nous vient en aide en nous montrant comment cette situation prend racine dans quelque chose qui a commencé il y bien longtemps. Si nous ne saisissons pas quelle est l’origine de la fragmentation actuelle, nous risquons de proposer des solutions qui font partie du problème, qui l’aggravent, le compliquent, plutôt que d’offrir une réelle alternative.
C’est pour cela que je me permets de relire quelques passages de don Giussani qui me semblent significatifs. Si quelqu’un a une meilleure interprétation, qu’il la propose, et qu’il la vérifie. Don Giussani affirme que la confusion évidente dans laquelle nous nous trouvons s’explique par notre attitude d’hommes modernes, par le fait que nous prenons part à une position humaine qui manque de caractère problématique : « Notre attitude d’homme moderne face au fait religieux manque de problématique. Elle n’est pas capable, normalement, de poser vraiment les problèmes ». (Pourquoi l’Église ? Le Cerf, Paris, 2012, pp. 48-49). Maintenant que, en raison de tout ce qui est arrivé cette année, la question est plus claire, nous pouvons mieux saisir, mieux intercepter la réponse que don Giussani nous donne. Bien que nous la connaissions déjà, ce n’est que maintenant que nous la comprenons dans toute sa portée.
Que signifie-t-il que nous n’avons pas une attitude vraie pour poser les problèmes ? Cela signifie que nous « savons déjà », que nous n’éprouvons pas un vrai besoin de comprendre, que nous avons déjà réduit notre besoin, que nous n’avons pas la curiosité nécessaire pour comprendre. Parfois, comme cela est arrivé lors des élections, les jeux sont déjà faits avant même que la partie n’ait commencé : chacun de nous a déjà une image, une explication de tout ce qui se passe. Don Giussani dit : « La vie est une trame d’évènements et de rencontres qui provoquent la conscience en y produisant des problèmes d’importance diverse. Le problème n’est rien d’autre que l’expression dynamique d’une réaction face aux rencontres provocantes » (Ivi, p. 49). Tout réside dans l’origine, dans le contrecoup initial, dans la réaction face à ce qui arrive, dans le contrecoup face à la réalité, face à l’irruption de chaque évènement (et non pas après, quand nous formulons des théories) : soit nous acceptons que, dans la rencontre avec les circonstances, une question ou un problème surgisse, soit nous « savons déjà ». Et si nous « savons déjà », alors le problème ne se pose même pas. Alors, pourquoi devrais-je m’engager, pourquoi devrais-je faire quelque chose ? Mais la chose la plus grave est que sans problématique, sans une attitude vraie pour aborder les questions de la vie, sans accepter les défis que la réalité nous impose, on ne peut saisir la signification des choses et de la vie, parce que « le sens de la vie – ou des choses pertinentes et importantes de la vie – est un but possible seulement pour qui s’est engagé dans la problématique totale de la vie elle-même » (Ibidem). L’adjectif « totale » est fondamental. Je suis sûr que nous tous sommes engagés d’une manière ou d’une autre, sinon nous ne serions pas ici, mais la vraie question concerne la totalité ; d’autant plus que derrière tant d’agitation, le cœur du moi peut rester immobile, bloqué depuis des années. Une personne peut raconter toutes les choses concrètes qu’elle a faites en pensant fournir ainsi la preuve qu’elle se meut. Mais l’agitation peut cacher le fait qu’en de nombreuses occasions, au fond de son cœur, cette personne ne se meut pas. Les pharisiens accomplissaient beaucoup plus de choses que les publicains, mais le cœur de leur moi n'était pas mû. Et une personne qui, au fond de son être, ne se meut pas, ne pourra jamais découvrir le sens de la vie, qui est un objectif possible seulement pour celui qui se laisse provoquer et qui est engagé avec « la problématique totale de la vie elle-même ». De quoi dépend la possibilité d’atteindre cette signification ? Elle dépend d’un engagement avec la totalité de la vie. Don Giussani place ici l’origine de notre difficulté.
À quoi voit-on que nous posons les problèmes de manière adéquate, que nous faisons face à la réalité en acceptant le défi qu’elle nous lance ? « L’irruption du problème implique donc la naissance d’un intérêt, qui éveille une curiosité intellectuelle, à la différence du doute [du scepticisme, du déjà su] dont la dynamique existentielle tend à ronger le dynamisme actif de l’intérêt et, par là même, rend peu à peu étranger à l’objet » (Ibidem). Intérêt et curiosité d’une part, extranéité de l’autre. Et l’objet auquel, en l’absence de problématique, nous devenons étrangers, peut être l’environnement dans lequel nous vivons, le « tissu d’influences » que nous subissons, la « trame des diverses circonstances » dans laquelle nous nous trouvons. Poser le problème de manière adéquate, en revanche, nous rend disponibles à « nous laisser provoquer par le problème » (Ivi, p. 53), dans la totalité de la vie. Sans cela, que se passe-t-il en nous ? Une manière « partiale et unilatérale » d’être dans le réel, qui est aujourd’hui évidente pour tous, à cause de laquelle chaque « problème se présentera mal à nos yeux et le sujet humain se trouvera facilement handicapé face à lui » (Ibidem). Cette description de notre difficulté à nous mouvoir dans la situation actuelle sans être submergés semble avoir été écrite pour aujourd’hui.
Don Giussani identifie l’origine d’une telle difficulté avec la survenance d’un processus de désarticulation d’une mentalité organique, unitaire, capable de saisir le lien entre la vie et sa signification et, de fait, de mettre en question chaque étape de manière adéquate. « L’origine de cet affaiblissement d’une mentalité organique […] découle d’une possibilité permanente de l’âme humaine, la triste possibilité du manque d’engagement authentique, du manque d’intérêt et de curiosité pour la réalité totale » (Ivi, p. 50). La semaine dernière, lors de ma première leçon sur Le sens religieux à l’Université Catholique, la phrase d’Alexis Carrel que don Giussani utilise au début du livre m’a sautée aux yeux : « Dans l’émolliente douceur de la vie moderne, la masse des règles traditionnelles qui donnaient de la consistance à la vie s’est désagrégée ». Pourquoi ? Parce que « la plupart des contraintes que nous imposait le monde cosmique ont disparu et, en même temps, l’effort créateur de la personnalité » (A. Carrel, Réflexions sur la conduite de la vie, Plon, Paris, 1950, pp. 6 et 7). La phrase de Carrel ne nous intéresse pas tant pour l’espoir d’un retour aux contraintes imposées par le monde cosmique, que parce qu’elle nous rappelle que, sans un engagement à affronter la vie dans toutes ses problématiques, le sujet ne peut pas émerger. Autrement dit, si la personne ne s’engage pas avec la vie dans sa totalité, sa personnalité ne peut pas émerger et elle devient comme un « électron libre », comme nous le voyons autour de nous, et même – souvent – parmi nous. Il y a, par conséquent, une difficulté à juger : « La frontière du bien et du mal s’évanouit » (Ibidem), observe Carrel ; on est désorienté, on ne sait pas juger, et la division règne partout. Et nous pourrions faire le même constat en ce qui concerne le résultat des élections : la division règne partout. Ce qui est un signe de la confusion, de la division, de la fragmentation que nous vivons dans la société. Mais attention : si ceci incitait à conclure que, étant données ces difficultés, il faudrait donner aux gens un mode d’emploi (parce qu’il est impossible qu’ils arrivent à un jugement), ce serait la fin, on aggraverait le problème de manière définitive. Plutôt que de proposer constamment aux personnes le défi d’un engagement avec la totalité de la réalité, pour que la paresse ne l’emporte pas, pour que le cœur de notre moi ne s’arrête pas, pour que puisse émerger la personnalité de chacun, nous préférons alors proposer un mode d’emploi, augmentant ainsi la paresse de chacun. Bravo ! Pensons-nous résoudre ainsi le problème ? En réalité, nous ne faisons qu’introduire un manque de confiance dans la capacité du moi à juger. Et si, dans notre manière d’éduquer, nous introduisons cette méfiance, c’est la fin ! Nous deviendrons tous des victimes potentielles de la propagande d’autrui. Ceux qui assimilent ce doute sur leur capacité de jugement seront mis en déroute par n’importe quelle circonstance, et seront sous la coupe de l’opinion de celui qui crie le plus fort.
Mais don Giussani nous surprend à nouveau. En effet, il pourrait nous sembler évident que plus la question à affronter est fondamentale et existentiellement décisive, plus le jugement est difficile. Non, non et non ! C’est le contraire. « Plus une valeur est vitale et a une importance primordiale [quelles sont les valeurs vitales et élémentaires dans leur importance ?] – destinée, affection, vie en commun [et donc également la politique] –, plus la nature donne à chacun l’intelligence pour connaître et juger » (Le sens religieux, Le Cerf, Paris, 2003, p. 54). En lisant don Giussani, on découvre toujours quelque chose de nouveau : parce qu’on se pose d’autres questions, on est surpris par des choses qui nous avaient échappées. Il n’est pas vrai que plus une question est vitale et plus nous sommes désarmés face à cette question. Non, non et non ! Parce que la nature nous donne alors d’autant plus l’intelligence pour connaître et pour juger. Ainsi, comme il le souligne dans le troisième chapitre du Sens religieux, « l’exemple de Pasteur […] semble montrer à l’évidence que le cœur du problème cognitif humain ne réside pas dans la capacité d’une intelligence particulière » (Ibidem), mais dans une position juste, dans une juste attitude (comme il le définit un peu plus loin). La question est donc de savoir si, éducativement parlant, nous faisons confiance à cette capacité que la nature nous donne, ou si nous introduisons un doute, comme le fait le pouvoir. Nous touchons ici le point névralgique de l’éducation : faire confiance à cette capacité de jugement que le Mystère a mis en chacun de nous pour affronter les problèmes les plus élémentaires et fondamentaux de la vie, la réveiller et la mettre au défi continuellement. Le cœur du problème est de réveiller chez l’autre cette position juste, cette juste attitude, pour lui permettre d’affronter toutes les questions. Quel est le signe le plus évident que nous aimons l’autre ? C’est le fait de solliciter sa liberté, c’est-à-dire de lui transmettre cette confiance en lui-même, sinon l’affirmation de l’autre n’est qu’un discours insipide.
La certitude que le Mystère a mis en chacun de nous la liberté et la capacité de jugement, nous permet de comprendre jusqu’au bout ce que le Christ a fait pour l’homme.

2. La tâche du Christ et de l’Église
Qu’est venu faire le Christ ? Don Giussani écrit : « Jésus-Christ n’est pas venu dans le monde pour se substituer à la tâche de l’homme, à la liberté de l’homme, ni pour supprimer l’épreuve de l’homme qui est une condition essentielle de sa liberté. Il est venu dans le monde pour rappeler l’homme au fond de toutes les questions, à sa structure fondamentale et à sa situation véritable. » En s’incarnant, le Christ a radicalisé la méthode utilisée par le Mystère pour réveiller constamment le moi, pour susciter en nous une attitude problématique vraie, et réveiller cet intérêt qui amène l’homme à s’engager dans toute la réalité, de manière à saisir le sens de la vie. Il n’est pas venu pour se substituer à nous, pour faire de nous des pantins, des marionnettes, mais pour créer des hommes. « Jésus-Christ est venu rappeler l’homme à la religiosité authentique sans laquelle toute prétention de solution est mensongère. Le problème de la connaissance du sens des choses (vérité), le problème de l’usage des choses (travail), le problème d’une conscience accomplie (amour), le problème de la convivence humaine (société et politique) ne sont pas correctement appréhendés et, par conséquent, engendrent une confusion toujours plus grande [voilà l’origine de la confusion] dans l’histoire de l’individu et de l’humanité dans la mesure où ils ne se fondent pas sur la religiosité quand on tente de les résoudre », ce qui équivaut à dire que ces problèmes sont affrontés sans la conscience de notre besoin, de notre dépendance originelle, c’est-à-dire de ce que nous sommes. « Il n’incombe pas à Jésus de résoudre les divers problèmes [ce qui ferait de nous encore plus des marionnettes], mais de rappeler la position dans laquelle l’homme peut tenter de les résoudre de la manière plus adéquate. C’est à l’individu, dont la fonction d’existence réside dans cette tentative, qu’incombe cette tâche » (À l’origine de la prétention chrétienne, Le Cerf, Paris, 2006, pp. 130-131).
Nous pouvons ainsi nous aider à comprendre quel est le vrai rapport entre le « moi » et le « nous », l’individu et la communauté. Ce que nous venons de rappeler est la même tâche qui incombe à l’Église. « Si l’Église avait pour but [de donner des solutions,] de battre en brèche l’effort humain de promotion, d’expression et de recherche, elle ferait […] comme ces parents qui pensent résoudre les problèmes de leurs enfants en se substituant à eux » (Pourquoi l’Église ? op. cit., p. 197). Il y a une manière de dire « nous », il y a une manière de nous traiter les uns les autres, de guider une communauté, qui est semblable à l’attitude de ces parents envers leurs enfants. Don Giussani nous avertit qu’il s’agit d’une illusion. « Ce serait une illusion pour l’Église aussi, car elle manquerait ainsi à son devoir éducatif. » Comprendre la tâche éducative est décisif si nous voulons engendrer un sujet capable de faire face à la situation sociale, culturelle, politique, sans être mis en déroute par le flot des circonstances. « En outre, ce serait, d’une part, avilir l’histoire essentielle du phénomène chrétien et, d’autre part, appauvrir le chemin de l’homme ». Il y a une manière de comprendre le christianisme qui conduit à un appauvrissement du chemin de l’homme. « L’Église n’a donc pas pour devoir immédiat de fournir à l’homme la solution des problèmes qu’il rencontre le long de son chemin. […] La fonction qu’elle déclare comme sienne dans l’histoire [comme continuation de la présence de Jésus dans l’histoire] est l’éducation de l’humanité au sens religieux [c’est-à-dire au besoin, à la conscience de notre être] et nous avons vu aussi que cela signifie rappeler l’homme à une bonne attitude face à la réalité et à ses interrogations [à ses problèmes, parce que cette attitude] […] constitue la meilleure condition pour trouver les réponses les plus adéquates à ces interrogations ». Don Giussani insiste : « L’éventail des problèmes humains ne peut être soustrait à la liberté et à la créativité de l’homme, comme si l’Église devait lui donner une solution toute prête [c’est cela : un mode d’emploi], parce que, de cette manière, elle manquerait à son attitude éducative primordiale et enlèverait de la valeur à ce temps » (Ivi, pp. 197-198).
La tentation qu’a l’homme de demander la solution à ses problèmes n’est pas nouvelle. Don Giussani cite l’exemple des deux frères qui vont trouver Jésus. L’un des deux lui demande : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage ». Ce qui revient à demander : « Peux- tu me dire pour qui je dois voter ? Pourquoi ne me le dis-tu pas ?  » Et Jésus répond : « Qui m’a établi pour être votre juge ou régler vos partages ? Attention ! Gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l’abondance, la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens » (Lc, 12, 13-15).
Cet épisode, commente don Giussani, « suggère que, bien que le fait ne soit rapporté que par Luc, l’appel à Jésus pour résoudre des conflits et des controverses ne devait pas être si inhabituel, comme on le faisait souvent avec ceux que l’on considérait comme des maîtres. La pensée d’avoir trouvé la source des solutions à ses problèmes est tellement instinctive chez l’homme ! [Impressionnant !] Jésus fait immédiatement table rase de cette équivoque et, lui qui à plusieurs reprises, s’était montré juge faisant autorité [il n’avait pas hésité à juger beaucoup d’autres questions] […], défiant l’opinion publique […] déclare résolument dans ce cas qu’il ne lui appartient pas de trancher cette question. Son interlocuteur doit certainement en être resté déconcerté, [comme beaucoup d’entre nous en l’absence d’indication de vote, je peux le comprendre], et pourtant Jésus n’omet pas d’accomplir tout de suite ce qu’il avait à faire » (Pourquoi l’Église, op. cit., p. 199). C’est pour cela que l’Église, dans la continuité de Jésus, dit que sur ces sujets, en dehors de rappeler l’attitude à laquelle nous invite Jésus, elle n’a rien à ajouter. Et cela ne veut pas dire que Jésus, sous prétexte qu’il ne résout pas le litige, ne dit rien, ne fait aucune proposition. Vous pensez peut-être que s’il avait donné la solution ils auraient arrêté de se quereller ? Ils auraient recommencé ! Et de la même manière, pensez-vous que si nous avions donné des indications de vote, il n’y aurait plus de problèmes ? On peut facilement imaginer que si l’un d’entre nous s’était référé à l’autorité du mouvement pour avoir une indication claire du parti pour lequel voter, et s’il avait reçu cette indication, pour peu qu’elle ne corresponde pas avec ce qu’il avait déjà pensé et décidé dans son cœur, il aurait aussitôt protesté : « Ah non ! Jamais je ne voterai pour ce parti ! ». Ce n’est pas comme si Jésus, en se comportant ainsi avec les deux frères, ne proposait rien. Au contraire, il dit : si vous voulez résoudre le problème, ne me demandez pas la solution, mais demandez-vous plutôt quelle est l’attitude à avoir pour affronter la question d’une manière juste, et ne vous attachez donc pas à ce dont votre vie ne dépend pas. Jésus est donc en train de leur dire que si leur critère de jugement n’est pas recentré, s’ils n’ont pas une juste attitude, ils ne pourront pas résoudre leur litige, ils ne pourront pas trouver la solution adéquate. « Jésus- Christ, tout comme l’Église […] n’est pas venu pour résoudre les problèmes de la justice, mais pour déposer dans le cœur de l’homme cette condition sans laquelle la justice de l’homme pourrait avoir les mêmes racines que l’injustice » (Ibidem). Souvent, cela semble insuffisant – comme nous l’avons vu ces derniers temps – : ce que Jésus dit semble insuffisant, pas assez concret, au regard du besoin que nous pourrions avoir (de ne pas se tromper juste avant la ligne d’arrivée). Mais don Giussani, qui nous connaît comme s’il nous avait faits, observe : attention, « la fonction de Jésus- Christ et de l’Église n’est cependant pas nulle, en ce qui concerne les problèmes des hommes [elle est une vraie contribution, une proposition essentielle ; mais] […] elle n’est certes pas une formule magique pour éviter ces délits [par rapport aux deux frères, ou par rapport à la justice] de manière mécanique, mais c’est le fondement pour que la solution soit plus humaine ». À quoi reconnaît-on l’humanité de la solution ? « Il faut rappeler que la liberté est justement l’indice essentiel de l’humanité de la solution : la liberté dans son sens prégnant, puissant et complet, celle que Jésus- Christ et l’Église rappellent, celle de l’homme vigilant, à l’œil attentif et à l’âme ouverte face à son origine et à son destin » (Ivi, p. 200).
Dans ces mots nous pouvons trouver la pleine réponse à la question sur le rapport entre le « moi » et le « nous ». Il y a une modalité de rapport entre le moi et le nous qui amène à une exaltation du moi, à une capacité de jugement (comme pour les deux frères), et une autre (comme pour les parents de l’exemple) qui se substitue au moi, qui empêche la personnalité d’émerger, qui n’engendre pas un sujet capable de jugement. Le rapport entre le moi et le nous peut s’établir de diverses manières. C’est pour cela que si nous ne nous aidons pas à comprendre le lien, à établir avec clarté quel est le vrai rapport entre le moi et le nous, nous trébuchons à nouveau. Des questions décisives pour notre chemin sont en train d’émerger, et il faut les clarifier, mais pas pour nous faire des reproches. Quand don Giussani disait que ce qui est arrivé à l’origine, le fait de suivre une présence qui s’impose (« le Mouvement est né d’une présence qui s’imposait et amenait à la vie la provocation d’une promesse à suivre »), s’était transformé en « organisation », il avait saisi dans notre expérience quelque chose de déformé. Et cela ne voulait pas dire qu’il ne devait plus y avoir de « nous », mais qu’il existait une modalité du « nous » qui n’était pas adéquate au « moi ». L’alternative à un moi déformé n’est pas l’élimination du nous pour mettre en avant le moi, mais c’est de retrouver les raisons d’un nous qui soit adéquat aux exigences du moi. Affirmer le moi, ce n’est pas aller contre le nous. Le problème est donc l’image que nous avons de notre manière de penser la politique, d’affronter les élections, de nous soutenir les uns les autres, de vivre la communauté, de vivre une Fraternité, de vivre l’amitié, de vivre les rapports familiaux. Quelle est la nature du nous ? Si quelqu’un met le moi et le nous en opposition, il se trompe, parce que personne ne veut supprimer le nous de son expérience : le problème est de clarifier de quel « nous » nous sommes en train de parler. Alors arrêtons de dire que le nous et le moi s’oppose pour justifier notre immobilisme. Il n’y a aucune opposition. En revanche, il y a bien une opposition entre un nous et un autre nous. Quand don Giussani disait que CL était devenu une organisation, il ne disait pas que la communauté devait devenir « liquide », inconsistante, mais il nous corrigeait de manière précise : il disait que la communauté n’était plus le lieu qui engendre le moi, qu’elle n’était plus un nous adapté aux exigences du moi. Une organisation ne pourra jamais répondre aux exigences du moi. Jamais ! Et si le nous n’est pas un lieu adéquat au moi, ce moi ne sera plus intéressé par ce nous et cherchera un autre lieu, bon gré mal gré. Et il ne suffira pas de défendre le nous de manière abstraite, parce que les gens n’en auront rien à faire. En effet, chacun de nous dispose dans son cœur du critère pour juger.
Alors la question n’est plus simplement l’affirmation d’un nous, mais quel genre de nous, quel genre de communauté est nécessaire pour faire grandir des « moi », quel genre de communauté est adapté / adéquate au moi, pour qu’un réveil du moi soit possible. Et si ce réveil ne survient pas de nouveau, nous finirons tous dans la confusion. En revanche, si ces « moi » émergent, on pourra établir dans la réalité un lieu d’espérance. Pour cela, dans la Note sur les élections, en se rappelant ce que nous disait don Giussani, nous avons rappelé que : « Le premier niveau d’influence qu’une communauté chrétienne vivante puisse avoir sur la politique, se manifeste par sa propre existence » (L. Giussani, Le mouvement Communion et Libération. Entretiens avec Robi Ronza, Fayard, Paris, 1988, p. 141). Mais attention à ce qui y est dit, parce que tout réside dans les adjectifs (« communauté chrétienne vivante ») : des lieux qui sont comme des organisations peuvent émerger, à l’intérieur desquels le moi dépérit, ou bien des communautés chrétiennes « vivantes et authentiques » peuvent se multiplier et se dilater, qui réveillent le moi, qui l’intéressent, qui l’attirent, et la communauté chrétienne devient ainsi l’un des protagonistes de la vie civique. Quelles sortes de lieus sont ces communautés à l’intérieur desquelles le moi fleurit, qui sont en mesure de saisir les besoins originels de l’homme et de lui offrir une réponse adéquate ? Si nous ne nous aidons pas en cela, nous finirons par changer le mot d’ordre sans que cela ne change quoi que ce soit. Je voudrais que chacun de nous en comprenne l’urgence.
Nous devons développer une pleine conscience de ce que nous sommes, pour pouvoir construire des lieux appropriés à la croissance du moi, afin de ne pas perpétuer ces lieux qui ne sont que « organisation ». Selon moi, la partie se joue à ce niveau là, et c’est ce à quoi don Giussani nous a rappelés.
En 1969, Joseph Ratzinger disait : « La crise d’aujourd’hui conduira demain à une Église qui aura beaucoup perdu. Elle deviendra beaucoup plus petite et devra tout recommencer comme à l’origine. Elle ne pourra plus remplir ces nombreux édifices qu’elle avait érigés en sa période florissante. En plus de perdre de nombreux fidèles, elle perdra aussi beaucoup de ses privilèges dans la société. […] Ce sera une Église qui ne s'enorgueillira pas de son mandat politique, qui ne flirtera ni avec la gauche, ni avec la droite. […] Le processus de cristallisation et de clarification lui coûtera aussi quelques bons éléments. Il la rendra pauvre, il la fera devenir l’Église des petits. […] Le processus sera long et harassant […]. Mais après l’épreuve de toutes ces divisions, une grande force naîtra d’une Église […] simplifiée » (Cf. Joseph Ratzinger, Foi et Avenir, Tours-Mame, 1971).
C’est ce qui est arrivé au peuple d’Israël : quand il a été dépouillé de tout, ce « reste » dont nous parlait Benoît XVI ces jours-ci a émergé, ce qui restait d’Israël. C’est aussi ce qu’avait dit don Giussani il y a plusieurs années : « Réellement – pas juste une manière de dire, pas intentionnellement, mais réellement –, si nous n’étions plus que dix dans le mouvement, cette volonté de vérité du mouvement nous laisserait douloureusement intacts, douloureusement en paix, douloureusement prêts à recommencer à zéro, à reprendre continuellement ». Que don Giussani veut-il nous dire avec cet exemple extrême ? Que « notre attitude ne serait pas déterminée par l’euphorie ou l’abattement, par l’exaltation ou l’ennui, par la désillusion, par l’issue des choses, par l’issue sociale des choses » (Conseil national de CL, Milan, 15-16 janvier 1977). C’est comme si, dans tout ce que nous vivons, nous devions repartir avec simplicité, en posant de nouveaux gestes, en construisant de nouveaux lieux, à l’intérieur desquels naîtraient des personnes nouvelles, différentes. Et ceci introduit le dernier point.

3. La pertinence de la foi jusque dans les exigences de la vie.
Nous ne pouvons pas nous contenter de n’importe quel nous, de n’importe quel lieu, parce que nous courrons le risque de devenir une association plutôt qu’un mouvement, et nous pourrions repartir sans avoir rien appris. C’est ici que s’unissent le défi de l’Année de la Foi, le Synode et son appel à la conversion, et le geste de renoncement du Pape. Chers amis, si nous ne vérifions pas à l’intérieur même de la situation dans laquelle nous nous trouvons la pertinence de la foi jusque dans les exigences de la vie, notre foi ne pourra pas résister et nous n’aurons pas les raisons adéquates pour être chrétiens. Peut-être que nous ne quitterons pas CL, mais notre intérêt se déplacera ailleurs : le centre de notre affection ne sera plus le Christ, le Christ ne sera plus ce que nous avons de plus cher. Le défi que don Giussani nous lance sera toujours ici, devant nos yeux : ou bien la foi est une expérience présente, confirmée par elle… et quelle en est la confirmation ? Le fait qu’elle est utile pour répondre aux exigences de la vie, de l’éducation des enfants à la politique, des questions de santé aux questions professionnelles, des questions personnelles aux questions sociales. Si ce n’était pas pour cela, notre foi ne serait pas en mesure de résister dans un monde ou tout, absolument tout, dit le contraire.
Si pour nous l’expérience de la foi n’est pas la découverte continuelle de sa pertinence face aux exigences de la vie, c’est-à-dire aux exigences que nous avons dans notre travail, ou face aux élections, alors nous introduisons le début d’un dualisme. Et c’est là que réside le défi : le Christ est-il réel au point de répondre à nos exigences ? Est-il réel, comme en témoigne saint Ambroise, au point de permettre à l’homme de défier l’empereur, au point de le rendre libre jusque-là ? La vie de l’homme s’appuie sur une satisfaction, comme nous l’a rappelé saint Thomas : « La vie de l’homme consiste en l’affection qui le soutient principalement et dans laquelle il trouve sa plus grande satisfaction » (St Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa, IIae, q. 179, a.1 co). Ou bien nous faisons l’expérience d’une réelle satisfaction, parce que le Christ n’est pas abstrait mais bien réel – comme le Pape nous l’a témoigné à travers son geste – ou bien, ne trouvant pas cette satisfaction, nous la cherchons ailleurs, dans les miettes du pouvoir. Mais ces miettes ne sont clairement pas suffisantes en regard de la capacité de notre âme. Si le Christ n’est pas l’expérience qui nous satisfait, nous dépendons alors, comme tout le monde, de l’issue des choses : du résultat des élections, de notre plan de carrière ou de nos projets. Ce n’est que si nous prenons au sérieux la totalité de notre besoin que nous pouvons comprendre ce qu’est vraiment la proposition chrétienne, comprendre quel genre de promesse la présence du Christ fait à notre vie. Sinon nous sommes comme tout le monde : nous sommes contents quand les choses vont bien, et déçus quand elles vont mal. Jamais libre ! Parce que la liberté du geste du Pape repose sur une plénitude, sur cette plénitude engendrée par le rapport avec le Christ présent. Quand nous perdons la conscience de ce que nous sommes et que nous n’acceptons pas la problématique de la vie – d’où naît l’exigence de totalité de notre moi – nous ne nous rendons même pas compte de ce qu’est le Christ, nous ne nous rendons pas compte de la valeur du Christ pour nous. La foi est alors en danger : le problème est que le Christ n’est pas en mesure de prendre le moi, et s’Il ne le prend pas, nous sommes comme des « électrons libres ».
Il est donc temps de faire le bilan, il est temps pour chacun de se regarder et de dire : mais moi, est-ce que je ressors de cette toute cette période, de cette année pendant laquelle nous avons été défiés sans répit, avec plus de certitude sur le Christ ? Si ce n’est pas le cas, que nous soyons contents ou déçus, nous avons perdu notre temps. Nous nous agitons ici et là, mais nous sommes potentiellement déçus par la foi : la foi se vide parce que nous ne voyons pas dans notre expérience sa pertinence jusque dans les exigences de la vie. On ne peut pas repartir en changeant simplement de mot d’ordre ou de stratégie, mais uniquement en se convertissant. Si nous ne nous convertissons pas, si nous ne faisons pas une expérience réelle du Christ présent, nous ne faisons que répéter des réductions et des erreurs déjà expérimentées.
L’année qui vient de s’écouler est un appel puissant de Dieu à la conversion et donc à cette expérience de plénitude et de liberté engendrée par la présence contemporaine du Christ, qui seule est capable de défier l’image que de nombreuses personnes ont de nous : un groupe politique à la recherche du pouvoir. Si nous ne faisons pas l’expérience de cet accomplissement, de cette humanité différente, nous ne serons pas en mesure de répondre au défi que nous pose cette situation.
Le Mystère nous a montré qu’une telle expérience était possible ; Il nous l’a montré à travers le geste désarmant de Benoît XVI, à travers son visage plein de certitude et de joie. On peut dire ce que l’on veut, mais derrière la porte de Castel Gandolfo qui se refermait, il y avait le visage d’un homme heureux. Et quelle épaisseur prend maintenant la célèbre phrase de saint Ambroise : Ubi fides, ibi libertas (Epistuale, 65, 5). La foi est la reconnaissance d’une Présence présente, d’une présence si réelle qu’elle rend possible la liberté, la vraie joie. Tel est le sens du geste du Pape.

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