L'Europe ? Elle est à refaire

Le Président du Parlement de Strasbourg se raconte. Et il explique comment il voudrait reconquérir la confiance des citoyens de l'UE
Davide Perillo

Ce n’est pas un homme qui peut facilement s’étonner, Martin Schulz, le président du Parlement de Strasbourg. Il en a vu tellement, au long d’une carrière commencée très tôt. Il a grandi dans une zone de mines et d’ouvriers, dans une famille politisée, avec des parents qui avaient des opinions très différentes : le père était social-démocrate, la mère une activiste catholique qui votait Cdu. « Mais l’amour était plus fort que le militantisme. Moi, j’en suis le résultat », nous dit Martin Schulz. Inscrit à l’Spd depuis qu’il avait 19 ans, après une adolescence compliquée (il a commencé à boire quand une blessure au genou a brisé son rêve de devenir footballeur, et il s’en est sorti grâce à son frère médecin) puis l’abandon du lycée avant le bac, il était devenu libraire, avant de faire de la politique à temps plein. Ce fut le plus jeune maire de son Land, avant d’être élu député européen en 1994.

En Italie, il est devenu célèbre en 2003, à la suite d’un échange de répliques pas vraiment institutionnelles avec le Premier ministre italien de l’époque, Silvio Berlusconi (Schulz l’avait durement attaqué au sujet de ses procès et des conflits d’intérêts, Berlusconi avait répondu qu’il allait le proposer « pour le rôle de kapo dans un film sur les SS »).
Et pourtant, il n’est pas rude celui que tu trouves assis en face de toi dans le petit salon du dernier étage de la Tour Louise Weiss, le bâtiment européen de Strasbourg. Il sourit et manie facilement l’ironie. Et l’on voit que ce n’est pas par simple courtoisie envers son interlocuteur qu’en parlant des jeunes il affirme : « Je crois que là est la véritable différence entre les vieux et les jeunes : les jeunes ne craignent pas les risques, ils n’ont pas peur. Si les jeunes se bloquaient devant les risques, il n’y aurait jamais de développement ».

Alors, partons de là : risques et peur. Pour beaucoup de gens, c’est ça que devient l’Europe. Et pour vous, qu’est-ce que c’est ?
C’est encore une idée, simple. L’idée que certains pays puissent traverser les frontières et se rassembler en une institution, parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent plus se battre les uns contre les autres. C’est une idée qui combine des capacités très hétérogènes ; c’est une espèce de mosaïque de traditions, d’expériences, de cultures différentes. Eh bien, cette idée est encore vivante, vibrante : si on discute avec les gens, on s’en aperçoit. Mais il y a un problème : bien des gens, surtout parmi les jeunes, pensent que cela n’a rien à voir avec l’Union européenne. Un jour, mon ami réalisateur Wim Wenders m’a dit une phrase qui décrit bien cette perception : « L’idée est devenue administration. Et à présent les gens pensent que l’administration correspond à l’idée ». Nous devons choisir : renoncer à cette idée, ou changer l’administration. Moi, je préfère la seconde hypothèse.

Mais comment faire pour récupérer la confiance des gens ? Est-ce seulement une question d’équilibre institutionnel ou bien y a-t-il aussi d’autres facteurs ? Peut-être que le débat sur les racines – y compris les racines chrétiennes – et sur les idéaux perdus en route n’était pas une discussion inutile.
Regardez, je crois que la perte de confiance est la clé des problèmes, de l’Union et des États nationaux eux-mêmes. Nous sommes moins capables de protéger les citoyens, de leur assurer une aide sociale et le bien-être. Je vous donne un exemple personnel : moi, je suis un Allemand né après la guerre. À mes parents, le gouvernement a demandé de faire des sacrifices que nous n’imaginons même pas aujourd’hui : des salaires bas, des horaires de travail longs, beaucoup d’impôts, aucunes vacances. Mes parents avaient cinq enfants, et mon père était policier, même pas un dirigeant. Ils ont dû payer de leur poche pour nous envoyer à l’école : l’état n’avait pas d’argent. Mes parents sont allés en vacances pour la première fois quand mon père avait soixante ans. Soixante, comprenez-vous ? Mais pourquoi cette génération a-t-elle accepté tous ces sacrifices ? C’est simple : « Nous le faisons pour l’avenir de nos enfants. Pour qu’il soit meilleur que le nôtre ».

Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, il se passe que nous, au pouvoir, nous sommes en train de demander aux gens de travailler plus, de payer plus d’impôts, de réduire les salaires et de se contenter de services moins importants. Mais pour quoi ? Pour sauver les banques. Pas les gens. Voilà ce que pensent des millions de personnes. Qu’ils aient perdu confiance, ce n’est pas une surprise. Les gens pensent : les institutions s’inquiètent d’affronter la crise financière, mais elles n’ont pas de temps pour nous. Si nous pouvions dire aux parents, en France et en Allemagne : vous devez faire des sacrifices, mais nous vous garantissons que la vie de vos enfants sera meilleure, ils les feraient tous. C’est pour cela que l’une des questions-clés est de combattre le chômage des jeunes. Si nous arrivions à garantir à chaque jeune qui sort de l’école ou de l’université qu’il pourra entrer dans le monde du travail, ce serait un point de reprise énorme. Cela rendrait confiance aux gens. Même dans les institutions.

Mais là aussi : de quelle façon ? La reprise, pour le moment, est en état d’asphyxie. Comment peut-on relancer l’économie ? N’est-ce pas le moment de desserrer les liens de l’austérité ? Je le demande au président du Parlement, mais aussi à un Allemand…
Nous devons montrer aux gens que nous voulons changer de direction. Je vous donne trois exemples de choses à faire tout de suite. Premièrement : la plupart des postes de travail, même pour les jeunes, sont créés par les petites et moyennes entreprises. Bien. Ce sont les entreprises qui ont le plus de problèmes d’accès au crédit. Le resserrement du crédit a surtout frappé les moyens et les petits, dans presque tous les états. Surmonter cela est la première chose que nous devons faire. Nous devons nous focaliser sur cela. Comment ? Deuxièmement : en mettant plus de règles sur les marchés financiers. Nous ne pouvons pas accepter que, tandis que la Banque centrale européenne maintient le coût de l’argent à 0,25 %, les banques qui prennent de l’argent à ces taux fassent des investissements financiers et de la spéculation au lieu de financer l’économie réelle. Troisièmement : ceux qui font des profits dans une certaine zone doivent payer leurs impôts au même endroit. C’est un principe très simple, ce n’est pas que l’on ait besoin d’un ministère unique de l’économie européenne pour y arriver. On estime à mille milliards d’euros les impôts non payés chaque année. En Allemagne, il y a des entreprises comme Google qui gagnent 3 milliards d’euros et qui ne payent pas un centime d’impôts. L’austérité n’est pas seulement une question de coupes, mais aussi de recettes. C’est pour cela qu’on a besoin de plus de discipline fiscale au niveau européen. Ce sont trois choses simples, mais qui marchent.

Écoutez, n’est-ce pas paradoxal qu’alors que, chez nous, se propage la déception pour l’Europe, en Ukraine, les gens descendent dans la rue depuis des semaines pour monter dans notre train ? Que cherchent les Ukrainiens quand ils manifestent avec les drapeaux de l’Union européenne ?
Avant tout, je crois qu’ils cherchent des valeurs occidentales. Ils veulent faire partie d’une communauté démocratique, basée sur des valeurs démocratiques. Ce n’est pas une lutte entre la Russie et l’Union européenne, c’est une lutte interne au pays sur l’avenir du pays. C’est un réflexe contre un gouvernement qui a tenté de restaurer des mécanismes et des mesures autoritaires. Ianoukovytch doit respecter les standards internationaux de démocratie, s’il veut devenir un partenaire important pour nous. On doit tenir compte des gens qui manifestent à Kiev. Ce que nous devons faire en tant qu’Union, c’est de les aider à trouver une sécurité à la fois sur le plan économique, sur le plan individuel et sur celui des droits. Nous, nous pensons que la liberté garantie par notre histoire et nos institutions européennes va de soi. Ce n’est pas le cas. Nous devrions nous en rendre compte davantage.

Il y a une autre frontière où ça chauffe dans l’Union : celle du sud. Il a fallu des mois et le naufrage de Lampedusa pour que l’on commence à considérer l’urgence des réfugiés comme une question européenne, et non pas seulement italienne. Mais ne vous semble-t-il pas qu’il manque une vision d’ensemble sur les rapports avec la zone méditerranéenne ?
C’est l’un de mes plus grands regrets ces derniers temps : de voir à quel point nous sous-évaluons les rapports avec l’Afrique. La Lybie, l’Égypte, la Tunisie, le Nigeria… Ce sont tous des pays qui ont un grand potentiel. Pas seulement sur le plan énergétique. Là-bas, il y a des millions de personnes qui passent d’un seul coup du XIXe au XXIe siècle. Pensez au Caire : 22 millions d’habitants et il n’y a pas d’eau potable. Ils ont besoin d’infrastructures. Ce sont des investissements potentiellement énormes et avec une retombée très grande sur la politique. Cela voudrait dire que l’on ne donne pas seulement de la nourriture à ces gens-là, mais aussi du travail. Mais qui peut servir de partenaire pour une chose pareille ? Qui peut donner un savoir-faire, des financements et des idées ? L’Italie, la France, l’Espagne. Les pays qui ont une longue tradition de relations avec cette région. Affronter les problèmes de la Méditerranée, cela veut dire affronter les problèmes d’une tranche de l’Europe. Certes, pour le faire, il faut changer de politique.

Selon vous, que peut apporter le catholicisme dans l’affrontement de la crise ?
Je ne crois pas que je suis la personne la plus indiquée pour répondre à cette question. Mais je peux vous dire que moi, comme des millions d’autres citoyens dans le monde, croyants ou non, j’ai été profondément touché par les paroles du pape François, par son humilité, par son œcuménisme authentique, et par son attention pour les périphéries du monde, matérielles et immatérielles. L’Union aussi doit apprendre à s’ouvrir. Trop d’introspection et d’auto-référentialité sont des malaises communs aux institutions européennes, qui risquent parfois d’être trop “bruxello centriques”. De force au service de la paix, l’Europe s’est transformée en force administrative et de réglementation, mais en l’absence d’idées solides, d’un sens de dévouement aux objectifs et d’une mission partagée, sa légitimité va au-devant d’un déclin inexorable. Je crois que certains de ces idéaux se trouvent dans le message de la dernière exhortation apostolique, l’Evangelii Gaudium : non à une économie de l’exclusion, non à un argent qui gouverne au lieu de servir, et non à l’iniquité qui engendre la violence.

Mais quel effet vous a fait la rencontre avec le Pape, il y a trois mois ?
Il m’a transmis beaucoup d’énergie. Et de confiance : dans le dialogue, dans la solidarité et dans les valeurs, sur lesquelles nous pouvons ne pas être d’accord, mais sur lesquelles nous ne pouvons jamais arrêter de dialoguer.