Témoignage et récit

Notes de l’intervention du père Julián Carrón à la Diaconie régionale de CL,
Milan, le 25 février 2014
Julián Carrón

Demandons-nous : l’école de communauté sur le huitième chapitre de À l’origine de la prétention chrétienne (Cerf, Paris 2006) nous permet-elle d’affronter et de juger les défis qui se présentent à nous ? Pouvons-nous vivre les circonstances avec toute la mesure humaine du drame de la vie, à la lumière de l’école de communauté?
Devant la réalité que nous vivons, la première question que chacun de nous doit se poser est : quel genre de provocation suscite-t-elle en nous ? Parce qu’elle nous provoque, mais nous pouvons soit accepter cette provocation dans toute son ampleur, soit la réduire. Chacun de nous réagit à une même provocation de façon différente. Nous cherchons donc à y répondre. Dans tout geste personnel ou communautaire, chacun se trouve face à cette question en se demandant ce qui est utile ou pas pour y répondre. En effet, il ne suffit pas d’affirmer que la réalité me provoque pour que cela, en soi, me permette d’atteindre quelque chose d’objectif qui ouvre le moi de l’autre et suscite un rapport entre nous. Chacun de nous vérifie là, indépendamment de l’opinion que nous pouvons en avoir, si la réponse qu’il donne à la provocation du réel en est vraiment une, si elle est à même de répondre vraiment au problème qui me provoque et qui me défie.

À ce propos
, l’école de communauté est un exemple évident de ce dynamisme, parce Jésus aussi était provoqué par la réalité. Ils sont « comme des brebis sans berger » (Mt 9, 36), disait en effet Jésus en parlant du peuple, parce qu’ils n’avaient pas conscience d’eux-mêmes, ils n’avaient pas le sens de la personne. Et toute Sa réponse est justement une tentative pour répondre à cette provocation. C’est là qu’émerge la valeur du huitième chapitre de l’école de communauté, parce que tout ce chapitre est une réponse de la part de don Giussani à la question : « Qui est Jésus ? »
Je défie chacun de vous de vérifier si, dans toutes nos réponses aux provocations de la réalité, nous tenons compte de tous les facteurs énumérés dans ce chapitre. Si nous le prenions vraiment au sérieux, nous commencerions à voir si notre réponse tient compte de tous les facteurs en jeu. Et nous pourrions découvrir si elle est à même de réveiller la personne dans la réalité.
Il est évident que, dans notre histoire – que je n’ai pas besoin de détailler de manière précise maintenant – nous avons cherché à répondre de nombreuses façons différentes aux provocations du réel. Et don Giussani nous a toujours accompagnés et corrigés dans toutes nos réponses à ces provocations. Nous avons cherché à répondre à la provocation de 1968 avec le rassemblement du Palalido à Milan en 1973 (pour résumer de manière très synthétique). Face à cette réponse, don Giussani nous a dit que cette position était totalement réactive, qu’elle n’était pas à même de répondre de façon adaptée à ce défi. Nous partagions avec les contestataires leur désir de libération, mais cela ne suffisait pas pour que notre réponse soit adaptée. Voilà pourquoi, lors de la journée de début d’année de 2013, nous avons repris le jugement de don Giussani en 1976 (« Comment naît une présence ? », Traces, octobre 2013, p. XI).
Mais lorsqu’en 1982 a été publiée la première grande affiche de Pâques, intitulée « Jésus-Christ, la compagnie de Dieu à l’homme », tout le monde est resté bouche bée, alors que tout semblait clair depuis 1976. Écoutons ce que dit don Giussani : « Nous avons continué pendant dix ans à travailler sur les valeurs chrétiennes mais en oubliant le Christ, sans connaître le Christ. » (Uomini senza patria. 1982-1983 ["Hommes sans patrie", ndt], Bur, Milan 2008, pp. 88-89). Nous avons tous pu penser que nous suivions le Christ, mais don Giussani nous a dit : faites attention ! C’est autre chose. Certains d’entre vous ont pu voir la vidéo qui a été diffusée ce week-end par la chaîne de télévision italienne Rete4 à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. À la journaliste qui lui demandait : « Qu’allez-vous donner aux jeunes ? Des valeurs ? », il a répondu : « Je vais leur donner non seulement des valeurs, mais avant tout et surtout l’exigence d’un sens ultime, parce que les valeurs, si elles ne sont pas perçues comme l’écho d’un sens ultime, nous laissent encore indifférents et ne servent éventuellement que pour un projet partiel, politique. » Ce n’est pas comme si on avait conscience de faire de la « politique », mais si la réponse est partielle, on finit inévitablement par agir de manière politique dans tout ce que l’on fait.
Pour cette raison, le fait de proposer à tout le monde la grande affiche sur le Christ signifiait pour don Giussani retrouver l’origine, retourner à l’origine du mouvement. Don Giussani s’était rendu compte que dans notre action il y avait quelque chose qui ne correspondait plus à l’origine ; tout en suivant la vie du mouvement, tout en répondant aux provocations de la vie – nous ne restions pas à la maison, assis devant la cheminée ! –, l’origine était en train de se perdre. « La grande affiche de Pâques, c’est comme retrouver l’origine, c’est comme un retour à l’origine du mouvement » ; on avait en effet donné « pour acquis le but pour lequel le mouvement était né » (ibidem, p. 27).
« L’affiche de Pâques a remis en avant l’origine [...], elle a remis en avant le mouvement dans son moment originel » (ibidem, p. 61). En somme, vous voyez que toute réponse aux provocations n’est pas adaptée : notre histoire nous l’apprend constamment.
Encore une fois, qu’est-ce que don Giussani a fait après les référendums sur le divorce ou sur l’avortement ? A-t-il poursuivi cette bataille ou a-t-il déplacé toute l’attention sur la bataille contre la réduction du désir effectuée par le pouvoir, notamment parce que, sans désir, la personne n’existe plus ? Pour cette raison, il a insisté sur le fait que le pouvoir, à travers cet instrument qu’est l’exaltation du mensonge, réduit le désir, tend à réduire le désir. La réduction du désir ou la censure de certaines exigences est l’arme du pouvoir. Et cela – disait don Giussani – est devenu la mentalité dominante : nous pouvons défendre nos valeurs, mais en ayant réduit nos désirs.
Alors, face à ces circonstances – dans lesquelles don Giussani voyait que le moi déclinait parce qu’il ne se laissait pas provoquer dans toute sa profondeur de « moi » –, il a parlé d’un « effet Tchernobyl » pour dire à chacun de nous : « C’est comme s’il n’y avait plus aucune évidence réelle sauf la mode, parce que la mode est un projet du pouvoir » (L’io rinasce in un incontro. 1986-1987 ["Le moi renaît dans une rencontre", ndt], Bur, Milan 2010, p. 182).
Don Giussani identifie également deux conséquences : 1) La vie chrétienne a du mal à devenir « conviction » ; 2) « Par contraste, l’on se réfugie dans la compagnie comme dans quelque chose qui nous protège » (ibidem, p. 181).
Et c’est pour cette raison que son affirmation de 1987 selon laquelle « la personne se redécouvre dans une rencontre vivante » (ibidem, p. 182) trouve toute sa portée, notamment pour répondre à cette provocation. Ce n’est pas une phrase « spirituelle », et ce n’est pas non plus une échappatoire pour ne pas répondre aux provocations. Ce qui est en jeu ici, c’est notre façon d’être dans la réalité jusqu’à permettre ce réveil du moi, un réveil sans lequel le pouvoir peut bien nous laisser poursuivre notre lutte pour les valeurs puisqu’entre-temps il nous vide de l’intérieur. Pour cette raison, il n’y a pas de description plus réaliste de ce qu’est l’homme que celle qui se trouve dans le huitième chapitre de À l’origine de la prétention chrétienne. L’on y démontre qui est le Christ et l’on y voit bien que toute autre tentative, même si elle semble répondre à un aspect du problème, n’est pas une réponse chrétienne. Ce n’est donc pas quelque chose qui est à même de répondre à tout le caractère dramatique de l’homme.
Chacun de nous peut ensuite décider ce qu’il veut faire, mais ce chapitre est un hymne à cette compréhension, une compréhension sans laquelle, malgré toute notre activité, nous ne pourrions rien faire qui puisse vraiment répondre à la charge dramatique de la situation. C’est pour cette raison que l’école de communauté dit : « Seul le divin peut “sauver” l’homme ; c’est-à-dire [toutes] les dimensions vraies et essentielles de la figure humaine et de son destin » (p. 110). Seule une Présence peut orienter l’instinctivité en fonction du but et répondre au désordre humain. « “Qui me libèrera de ce corps qui me voue à la mort ?” Ce cri seul [dit don Giussani] peut amener un homme à prendre sérieusement en considération la proposition de Jésus-Christ » (p. 127). C’est pour cette raison que le huitième chapitre n’est pas une leçon de spiritualité ou de morale ! Ce chapitre documente qui est le Christ, parce que « la religiosité chrétienne naît comme la seule condition de l’humain […], sans laquelle toute prétention de solution [aux problèmes humains] est mensongère » (pp. 114, 130).
Vous comprenez bien qu’il ne suffit pas de répéter cette phrase ou de l’échanger avec une autre et de s’agiter. Non ! Chacun de nous doit vérifier là où il est si cela l’aide à vivre et si cela aide les autres, quels que soient les drames par lesquels la vie nous provoque chaque jour, à travers les personnes qui nous entourent ; chacun de nous doit vérifier si cela est à même de répondre à la provocation de la vie. Si nous ne sommes pas conscients de cela, le fait de nous agiter ne nous suffira pas. C’est pour cela que le pouvoir nous permet de nous agiter de la sorte – sachant que ceux qui ont le pouvoir sortiront de toute façon les lois qui leur plaisent ! Mais si la personne ne se réveille pas, si la personne n’est pas réveillée, d’autres soucis prendront inévitablement le dessus. Cela ne signifie pas une absence d’initiative de notre part, mais si le moi ne se réveille pas, nous serons constamment vaincus.
À ce stade, nous pourrions dire une fois de plus : « Pourtant, face à certaines provocations, il faudra bien agir ! » Il faut tout d’abord pouvoir juger la dimension du problème. Parce que si nous traitons un cancer avec de l’aspirine, il s’agit bien d’une réponse à la provocation, mais est-elle adaptée ? En effet, la dimension du problème décrit dans le chapitre huit est tellement importante qu’une simple « aspirine » ne peut pas suffire. Ce n’est qu’en considérant la dimension du problème que l’on peut comprendre quelle action est adaptée à ce dernier. On comprend alors pourquoi don Giussani a tellement insisté sur la personnalisation de la foi, et ce n’est certainement pas parce qu’il n’était pas réaliste ou qu’il n’acceptait pas les provocations du réel !

Si nous n’apprenons pas de cela, nous répétons une tentative qui s’est déjà avérée désastreuse, parce que la tentative des Lumières de défendre les valeurs sans le Christ n’est pas le christianisme, ce n’est que Kant. Parce que les Lumières ne voulaient pas effacer les valeurs chrétiennes, elles s’illusionnaient simplement du fait de pouvoir les vivre et les garder sans le Christ.
C’est notamment à ce niveau que se place la correction qu’introduit l’école de communauté, car sans le divin, l’humain et ses valeurs ne se sauvent pas. Seul le divin est à même de garder toutes les dimensions de l’humain, comme nous le voyons bien. Sauver les valeurs chrétiennes sans le Christ… Je peux encore comprendre que Kant pensait que cela était possible, mais comment pouvons-nous le penser après avoir vu ce qu’ont donné les Lumières et qui nous alarme tant. Ce que nous voyons maintenant n’est rien de plus que la documentation de l’échec de cette tentative d’affirmer les valeurs sans le Christ. Que nous puissions penser répéter ce que l’histoire a déjà montré comme étant désastreux, permettez que cela m’étonne. Parce qu’en fin de compte c’est la mentalité dominante, issue des Lumières, partagée par tout le monde, qui l’emporte en nous. Mais ce n’est pas cela le mouvement !
Soit nous retrouvons l’origine dans toutes les dimensions que l’école de communauté nous propose, soit nous ne serons absolument « personne » dans le monde, parce que le pouvoir aura réussi à réduire les exigences du moi et que nous finirons par être instrumentalisés pour d’autres buts. N’oublions pas que nous sommes tous partis de lois parfaites, mais cela n’a pas suffi pour empêcher qu’en quelques décennies tout soit emporté comme par une avalanche ! C’est une donnée historique. On peut se fâcher à cause de cela, mais même si nous nous fâchons, cela ne change pas la donne. Et si nous répétions ce qui s’est déjà avéré désastreux dans le passé, pauvres de nous !

C’est notamment pour cela que la valeur du huitième chapitre de l’école de communauté est cruciale, parce qu’elle offre un regard complet et réaliste de la situation réelle de l’homme, et qu’elle nous montre d’où l’on peut repartir. Il est significatif que le pape François ait dit dans son interview parue dans la revue Études : « Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation de méthodes contraceptives. Ce n’est pas possible. Je n’ai pas beaucoup parlé de ces choses, et on me l’a reproché. Mais lorsqu’on en parle, il faut le faire dans un contexte précis. La pensée de l’Église, nous la connaissons, et je suis fils de l’Église, mais il n’est pas nécessaire d’en parler en permanence. […] Les enseignements, tant dogmatiques que moraux, ne sont pas tous équivalents. Une pastorale missionnaire n’est pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance. L’annonce de type missionnaire se concentre sur l’essentiel, sur le nécessaire, qui est aussi ce qui passionne et attire le plus, ce qui rend le cœur tout brûlant, comme l’eurent les disciples d’Emmaüs. Nous devons donc trouver un nouvel équilibre, autrement l’édifice moral de l’Église risque lui aussi de s’écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Évangile. L’annonce évangélique doit être plus simple, profonde, irradiante. C’est à partir de cette annonce que viennent ensuite les conséquences morales. » (« Interview du pape François aux revues culturelles jésuites », réalisée par le P. Antonio Spadaro, Études, octobre 2013, p. 16-17). À la lumière de cette préoccupation, le Pape souligne dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium : « Le problème le plus grand se vérifie quand le message que nous annonçons semble alors identifié avec ces aspects secondaires qui, étant pourtant importants [car le fait qu’ils soient secondaires ne veut pas dire qu’ils ne sont pas importants], ne manifestent pas en eux seuls le cœur du message de Jésus-Christ. Donc, il convient d’être réalistes et de ne pas donner pour acquis que nos interlocuteurs connaissent le fond complet de ce que nous disons ou qu’ils peuvent relier notre discours au cœur essentiel de l’Évangile qui lui confère sens, beauté et attrait. » (34) Ne croyez-vous pas que don Giussani aurait pu souscrire à tout cela ?
Quand don Giussani, en 2004, écrivait au pape Jean-Paul II qu’il ne voulait que remettre en avant les « aspects élémentaires du christianisme, c’est-à-dire la passion pour le fait chrétien […] dans ses éléments originaux, un point c’est tout » (Traces, avril 2004, p. 1), il disait exactement la même chose. Il suffirait d’avoir à l’esprit l’un des premiers livrets du mouvement, Tracce di esperienza cristiana ["Traces d’expérience chrétienne", ndt]. Il n’y a rien de plus élémentaire que ce livre.

Je lis encore dans Evangelii Gaudium : « [L]’annonce se concentre sur l’essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand, plus attirant et en même temps plus nécessaire. La proposition se simplifie, sans perdre pour cela profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante et plus lumineuse. » (35). Le vrai défi est de vérifier si cela se produit, parce que nous avons été choisis pour pouvoir en témoigner, pour montrer cette lumière grâce à laquelle la personne peut se réveiller. « Toutes les vérités révélées procèdent de la même source divine et sont crues avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont plus importantes pour exprimer plus directement le cœur de l’Évangile. » (36)
Lorsque, pendant la messe pour don Giussani, le cardinal Angelo Scola s’est demandé comment nous pouvions répondre à tous les défis de la vie, il nous a dit : « Témoignage et récit. » Il a parlé du témoignage d’une vie, et nous voyons parmi nous de nombreux exemples de comment cette vie se communique. Voilà pourquoi j’ai raconté tant de fois l’épisode – qui, selon moi, clarifie si bien les choses –, des femmes de Rose, dans lequel nous voyons que même une valeur aussi décisive que la vie peut perdre sa lumière, et que ce n’est que dans la rencontre chrétienne que celle-ci est réveillée d ans toute sa beauté. Au début, Rose avait pensé répondre à la provocation qu’avait été pour elle l’impact avec la maladie (le SIDA) de quelques femmes de Kampala en les aidant à se procurer les médicaments nécessaires pour se soigner. Mais elle s’est vite rendu compte que cela ne suffisait pas, parce qu’après avoir pris les médicaments pendant quelque temps, ces femmes arrêtaient de les prendre et se laissaient mourir. C’est pourquoi, consciente que seul le divin sauve toutes les dimensions de l’humain, Rose a commencé à leur annoncer le Christ, et c’est ce qui a réveillé chez ces femmes la conscience de la valeur de leur vie qui est embrassée et aimée par le Mystère. Et elles ont recommencé à prendre leurs médicaments ! C’est le même dynamisme que nous avons vu se produire chez de nombreuses autres personnes, comme Natacha (cf. « Les dix-neuf heures de Giacomo», Traces, décembre 2013, p. 13-15) ou les détenus de la prison de Padoue, qui nous témoignent de la façon avec laquelle nous pouvons défendre aujourd’hui la vie et sa dignité infinie sans la moindre ambiguïté.
Il me semble crucial de réfléchir sur ces choses, si nous ne voulons pas perdre le nord.




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