Il est bon que tu existes

Le gouvernement de Rajoy envisage de faire marche arrière sur la loi autorisant l’avortement comme un droit. La communauté locale de CL a voulu affronter la question sans rien censurer.
Ignacio Carbajosa Pérez

En 2004, José Zapatero devenait président du gouvernement, inaugurant une phase de modifications révolutionnaires de la législation (mariage homosexuel, avortement, instruction), avec l’objectif d’« élargir les droits ».

L’Église espagnole, et avec elle la communauté de Communion et Libération, a interprété ces lois comme une attaque directe contre les racines chrétiennes du pays et les valeurs qui ont fondé la vie commune depuis des siècles. Ce « combat » a conduit les évêques eux-mêmes dans la rue, aux côtés des manifestants. Il y a eu des conséquences positives : d’une part, cela a contraint la société à prendre position sur son appartenance à l’Église. En d’autres termes, ce combat a défini les limites du petit peuple de Dieu qui vit en Espagne. D’autre part, il a permis le début d’une réflexion sur la nature de l’Église, sur sa présence dans notre société et sur sa mission dans l’histoire.

En 2008, après quatre ans pendant lesquels le nouveau socialisme a montré ouvertement son visage, Zapatero a été réélu, avec un meilleur score. La leçon était claire : le problème n’était pas Zapatero, mais la société espagnole elle-même. Pour reprendre l’image du philosophe McIntyre, le moment était venu de cesser d’étayer le vieil empire et son système législatif, pour construire un contexte social nouveau, dans lequel la beauté du christianisme se révèle à tous dans son pouvoir d’attraction victorieux.

Aujourd’hui, ces « jeunes révolutionnaires » ont disparu, mais leurs lois sont restées. Dans l’apparente « pax romana » provoquée par la crise, CL s’est distingué par un foisonnement d’œuvres sociales qui répondent aux besoins des citoyens, révélant en actes la beauté du christianisme : une beauté qui étreint la douleur humaine aggravée par l’autocensure de la question religieuse.

Il y a trois mois, le gouvernement Rajoy a présenté un projet de loi destiné à faire marche arrière sur la loi de 2010 qui fait de l’avortement un droit. Les réactions ne se sont pas fait attendre : la gauche culturelle et le monde libéral se sont unis dans une campagne sans précédents.

Communion et Libération a appris la leçon. Il ne s’agit plus de lutter pour une loi, mais d’aller aux devants d’une société blessée et nécessiteuse. Mus par la passion pour notre société, nous avons été témoins du triste spectacle d’un début en grande partie dépourvu de fondement dans la réalité, lourd de censures, riche en images abstraites de la femme, de sa liberté et de son bonheur. Nous avons voulu dire publiquement ce que nous pensions, par amour envers tous. Nous sommes partis du drame de la femme réelle face à une grossesse non désirée. Il est étonnant de constater combien ce drame est censuré par les deux parties qui s’opposent dans le débat.

Comment, alors, comprendre et embrasser de manière concrète la situation vécue par la femme abandonnée de son milieu familial et sur le point d’avorter ? C’est la première invitation à reconnaître la présence du divin parmi nous, seule chose qui sauve l’humanité. Une femme, médecin, raconte qu’elle a reçu une femme alcoolique et toxicodépendante qui lui a avoué en pleurant : « Je suis enceinte. Je ne peux garder cet enfant ». Elle lui a répondu : « Ce sera très difficile, mais ce n’est pas impossible. Je t’aiderai ». Ce que la force de volonté n’avait pas réussi à faire, l’enfant qu’elle portait, mêlé à l’humanité du regard du médecin, l’ont fait : avec une détermination surprenante, elle a cessé de boire et de se droguer, l’enfant est né et sa mère déclare : « C’est un cadeau de Dieu, il me l’a donné pour que je change, je ne méritais pas cette vie ».

« Ce qu’une femme désire le plus, son premier "droit", dit le tract de CL, n’est pas de "se débarrasser" d’une vie qui dérange, mais d’être aimée, afin de pouvoir à son tour accueillir avec le même amour une nouvelle vie qui s’impose. Plus on met en avant le droit d’une femme à disposer de son corps, de manière abstraite, plus on l’abandonne à une solitude qui va contre sa nature. Notre expérience nous dit que nous sommes libres lorsque nous aimons et sommes aimés, c’est-à-dire lorsque nous reconnaissons notre besoin et dépendons de l’affection d’un autre ».

Le texte affronte ensuite la difficulté de la société espagnole à faire un usage correct de la raison, qu’elle exerce « de manière abstraite, sans partir de l’expérience réelle, en censurant systématiquement les données du problème ». On parle de droits de la femme de façon abstraite et on censure le fait qu’elle porte déjà une vie en elle. Le plus dramatique est qu’« une société qui n’aide pas ou n’éduque pas à affronter toute la réalité, sans rien censurer, est destinée à subir de manière particulièrement lourde les revers de la vie, ces circonstances dans lesquelles on ne peut éliminer les problèmes ».

Troisième argument du texte : soyons réalistes, « qui est capable d’affronter le drame d’une grossesse fruit d’une violence, ou d’un enfant qui naît avec des malformations ? » Cela semble impossible. Mais un élément nous vient en aide : le nombre croissant de familles qui accueillent ces enfants. L’une d’entre elles, qui avait déjà des enfants naturels, a accueilli il y a quelques années un enfant né d’un viol, aveugle et lourdement handicapé. Il y a quelques temps, ils ont accueilli une petite fille porteuse elle aussi de graves déficiences. Il y a quelques mois, ils ont aussi accepté d’urgence une jeune fille qui avait besoin d’une famille pour pouvoir mener à terme sa quatrième grossesse en évitant un quatrième avortement. Cette maison est pleine de joie et d’affection envers ces personnes, ce qui, à son tour, construit la famille.

Face à cette situation impossible, on ne peut que demander : « Comment pouvez-vous vivre ainsi ? ». Pour répondre, ils racontent comment l’événement chrétien les a touchés. C’est le dernier point évoqué dans le texte. Nous ne pouvons épargner à notre société cette question, qui met en valeur un regard sur l’homme qui, aujourd’hui plus que jamais, n’est pas de ce monde. Nous ne pouvons cacher à personne la réponse à cette question : le Mystère qui a tout créé est entré dans l’histoire comme miséricorde incarnée en Jésus de Nazareth, qui se penche sur une veuve qui a perdu son fils en lui disant : « Ne pleure pas ! » ; Jésus qui ne condamne pas la prostituée mais sait lire son désir secret d’être aimée et préférée comme quelque chose d’unique au monde.

La loi du gouvernement Rajoy ne durera pas sans le soutien de la société : l’écrasante majorité des Espagnols ne connaît plus le regard que Jésus a posé sur cette jeune veuve de Naïn et qui permet de donner une raison et une nouvelle affection à la réalité. Une époque passionnante nous attend, comme lorsque les pêcheurs de Galilée sont arrivés à Rome. Cette poignée d’hommes est parvenue à changer le visage de l’empire, en construisant une civilisation qui aimait la vie, parce que leur vie était belle. Ils ont créé un système de lois qui donnaient une expression publique à cette expérience sociale. Nous savons ce qui s’est passé ensuite : pour les philosophes des Lumières, la raison, parvenue à l’âge adulte, pouvait posséder de manière exclusive les grandes valeurs de l’Occident, se détachant de ce qui semblait la heurter : le fait qu’un homme soit Dieu. Pourtant, ils se considéraient chrétiens, parce que le christianisme représentait le point le plus élevé de la morale : celui dans lequel l’homme appelle Dieu « père » et son ennemi « frère ». Mais ils éliminaient l’événement et la nouveauté chrétienne, c’est-à-dire le Christ, la compagnie de Dieu à l’homme.

Les Lumières ont obtenu que les grandes valeurs nées de la civilisation chrétienne deviennent patrimoine civil et ont écrit les Constitutions et les Déclarations des droits de l’homme. Mais en peu de générations, ce château de cartes a commencé à perdre ses fondations. La défense des valeurs sans le Christ est vouée à l’échec.

« Nous, chrétiens, n’avons rien à imposer à notre société ». Mais nous ne pouvons oublier que, comme Jésus, l’Église aime la liberté des hommes et que sa vocation est de témoigner la foi comme proposition faite à la liberté de l’autre. Le texte se termine : « Une nouvelle responsabilité historique s’ouvre à nous, caractérisée par l’étreinte de tous les besoins de nos frères (…). La nouvelle extraordinaire est que cette charité, écho du regard du Nazaréen, est présente parmi nous. Notre existence embrasse chacun sans conditions, quelle que soit sa situation, pour lui dire : "Il est bon que tu existes” ».