L’Église impliquée

Au cœur de l’incertain, un point ferme : à Kiev, la graine d’une société nouvelle a été plantée. De nouveaux rapports entre chrétiens de différentes confessions en témoignent. «Parce que ce qui nous unit l’emporte maintenant sur ce qui nous divise.»
Luca Fiore

« Quand ils nous ont vus là, debout, entre eux et les forces de l’ordre, ils se sont arrêtés presque aussitôt. C’était une minute de grâce et de raison. » C’est ainsi que le moine orthodoxe Melchisedek Gordienko décrit le moment où, avec ses confrères Efrem et Gavriil, il a fait cesser les affrontements de la rue Gruševskij à Kiev, le 20 janvier dernier. « Pendant que nous étions là, des personnes de toutes les confessions sont arrivées place de l’Indépendance : des grecs-catholiques, des prêtres du Patriarcat de Kiev, des catholiques latins et même des bouddhistes. Un garçon, Sereža, m’a demandé si les hérétiques étaient aussi les bienvenus. “Les hérétiques ?”, lui ai-je demandé. “Je suis baptiste”, m’a-t-il répondu en souriant. “Évidemment qu’on veut bien de toi !” » Le père Gavriil raconte qu’il a même entendu un juif avec sa kippa réciter une prière orthodoxe à côté de lui.

UN AUTRE HORIZON. L’annexion de la Crimée par la Russie, les sanctions occidentales contre Moscou, un climat de guerre froide : la révolution du Maïdan est devenue un événement mondial dont les acteurs principaux sont désormais Vladimir Poutine, Barack Obama et Angela Merkel. Mais la graine plantée au cours des protestations a commencé à grandir : il s’agit des relations entre les différentes Églises ukrainiennes et du rapport entre ces chrétiens devenus amis sur les barricades. L’Église grecque-catholique ukrainienne, de rite oriental, mais fidèle au Pape, concentrée dans les régions occidentales du pays, était une église clandestine jusqu’à l’indépendance du pays : Staline l’avait annexée de force en 1946 à l’Église orthodoxe, avec l’aval de celle-ci. Une fois reconnue de nouveau, elle a sans cérémonie récupéré la plupart des églises qui, pendant plus de quarante ans, avaient de fait appartenu au Patriarcat de Moscou. Il est compréhensible qu’ils accusent les orthodoxes de l’Est de collaboration avec la dictature communiste. Pour des raisons similaires, l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne s’est également rangée du côté de la révolte du Maïdan. L’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Kiev, elle, est née en 1992 suite à des divergences concernant des questions administratives : le métropolite Filaret avait alors rompu avec Moscou et s’était autoproclamé patriarche. Son Église est actuellement la plus importante après celle du patriarcat de Moscou. C’est elle qui a introduit l’ukrainien dans la liturgie. Elle est présente surtout à Kiev et dans l’Ouest du pays, et a beau jeu de polémiquer avec l’Est philorusse et avec Poutine. Les orthodoxes ukrainiens du Patriarcat de Moscou, majoritaires dans le pays, sont dans la situation la plus délicate : éparpillés sur tout le territoire national et liés à Moscou par leur obéissance au patriarche Kirill, ils jouissent depuis les années ‘90 d’une ample autonomie locale. Dans le passé, cette Église a souvent été exploitée par les politiciens partisans de Moscou. Maintenant, le rapport entre cette communauté ecclésiale et son Église mère de Moscou est à redéfinir et doit trouver de nouvelles formes à travers lesquelles l’unité pourra s’exprimer sans ambiguïté. L’archevêque grec-catholique de Kiev, Mgr Sviatoslav Schevchuk, raconte que, pendant les semaines les plus agitées de la révolte, « les Églises ont pu abattre toutes sortes de divisions confessionnelles. La situation évoluait d’heure en heure, et il n’était souvent pas possible de faire des déclarations communes. Ce n’est qu’ensuite que nous nous rendions compte que nous avions dit les mêmes choses. Je me rappelle avoir dit au métropolite Antony du patriarcat de Moscou que c’était l’Esprit Saint qui nous inspirait. »

LE MEME DEFI. « Ce qui nous unit l’a emporté sur ce qui nous divise », explique le père Nicolaij Danilevic, responsable de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou, chargé des rapports avec les autres religions. « Aujourd’hui, il y a un réel danger de guerre civile. Face à cela, toutes les confessions sont d’accord pour dire qu’il faut éviter la violence et prier pour la paix dans le pays. Il est évident que, puisque le danger vient d’un autre pays – la Russie – il est plus facile d’être d’accord. » Le 24 février, suite à la fuite du président Ianoukovytch, le métropolite de Tchernovitsy et de Bucovine Onuphre a été élu locum tenens du siège métropolitain de Kiev par les orthodoxes du patriarcat de Moscou. Il a remplacé Vladimir, incapable en raison de sa santé d’accomplir ses obligations de primat de l’Église orthodoxe d’Ukraine. Le même jour, le Saint Synode a annoncé la formation d’une commission officielle pour le dialogue avec les représentants des autres Églises orthodoxes, dans le but de réfléchir à un chemin viable permettant de dépasser les divisions. Un acte historique. Un tel projet avait déjà été annoncé en 2009, mais il avait aussitôt échoué. « Cette commission inclut des évêques jeunes et instruits, ainsi que des prêtres et des laïcs dont la tâche est de mener un vrai dialogue », a déclaré à AsiaNews Serge Tchapnine, le directeur de la Revue du Patriarcat de Moscou. « Si ces négociations, qui seront sans aucun doute très compliquées, sont couronnées de succès, cela pourrait avoir une énorme influence sur la situation religieuse et sociale en Ukraine. » Ces pas institutionnels sont issus en premier lieu de la rencontre entre des prêtres et des fidèles de différentes confessions, pendant les mois de la révolte du Maïdan. « On ne s’est pas accordé sur des questions théologiques », explique Alexandre Filonenko, philosophe orthodoxe de l’Église du patriarcat de Moscou : « Pendant la révolte, la foi de chacun a dû faire face au même défi, et nous avons été les uns pour les autres témoins de cette foi. Cette logique du témoignage a été plus forte que les divisions. C’est quelque chose de totalement inédit dans les rapports interconfessionnels ici. » Le père Andrei Dudchenko, théologien russophone du patriarcat de Moscou, a fédéré un mouvement d’intellectuels de toutes confessions qui a proposé en janvier un manifeste contre la dérive dictatoriale du régime de Kiev. Ce texte reprenait l’appel qu’Alexandre Soljenitsyne avait lancé depuis son goulag en 1973 et qui demandait au peuple russe de « vivre sans mensonge ».

LA VOITURE DANS LA NEIGE. Pendant ce temps, le campement au centre de la capitale était devenu l’épicentre d’une nouvelle manière de se concevoir en tant que chrétiens et citoyens, de vivre la solidarité et la confiance au-delà des instrumentalisations politiques nationalistes. Le site officiel de l’Église grecque-catholique ukrainienne a publié le témoignage d’Alexej Sigov, l’un des protagonistes des protestations du Maïdan, un Ukrainien d’origine russe, orthodoxe du patriarcat de Moscou. « Jusqu’à aujourd’hui, je me serais défini comme un citoyen de Kiev, mais depuis la révolution je me sens surtout ukrainien. Maintenant, j’ai du mal à imaginer les rues de Kiev sans les gens de Ternopil, toujours pressés, ou sans les gens d’Odessa et leurs rondes nocturnes. Je ne peux imaginer Kiev sans la courtoisie des gens de Lviv ou sans les supporters du FC Dnipro Dnipropetrovsk qui se font prendre en photo avec ceux du Dinamo Kiev… ni sans ces jeunes de Char’kov qui un soir – heureusement qu’ils étaient là –, m’ont aidé à libérer ma voiture bloquée par la neige. » Même sous le régime, un geste de liberté est possible.