« Chaque jour, je pense à ce jour-là »

Une infirmière objecteur de conscience aide des femmes qui viennent d’avorter. « Est-ce que tu me juges ? »
Alessandra Stoppa

Il y a quelques semaines, le Conseil de l’Europe a reproché à l'Italie d'avoir un trop grand nombre de gynécologues objecteurs de conscience, ce qui serait un obstacle à l'application de la loi 194. S’en sont suivies de nombreuses réactions sur la violation du droit des femmes à disposer de structures où avorter. « Peut-être serait-il judicieux, avant de tirer des conclusions hâtives, de se poser les bonnes questions. Pourquoi y a-t-il autant d'objecteurs de conscience ? Qu'est-ce qui détermine leur décision ? Et on voit bien que certains médecins changent de position après avoir pratiqué des avortements pendant plusieurs années. Parce que l’on peut pratiquer des avortements pendant longtemps sans pour autant s’y habituer ».
Cela fait 24 ans que Marisa est infirmière. Elle a commencé à l'âge de vingt ans, et depuis dix ans elle travaille dans un service de gynécologie à Milan. Un jour, sa chef de service lui a proposé de passer quelques mois dans un service d’hôpital de jour. Comme c’est un service où l’on pratique des interruptions de grossesse et qu’elle sait que Marisa est objecteur de conscience, elle lui demande si elle est d'accord. « J'y vais, et on en discutera après », répond Marisa un peu par défi. Le lendemain matin, lorsqu'elle arrive dans le service, elle est sous le choc.

La question d'Elisabetta. « L'imaginer est une chose. Mais dès mon arrivée, me retrouver face à 9 femmes… voir ces 9 femmes qui sont là pour interrompre leur grossesse, ça m’a détruite ». Par la suite, elle est rappelée dans son ancien service pour poser une perfusion à une femme qui suit une chimiothérapie. « Je me disais : elle a un tel désir de vivre qu’elle est prête à s'empoisonner, alors que là-bas, ces filles en bonne santé font la queue pour quelque chose qui les tue. Et si moi je me sens si mal à ce sujet, comment doivent-elles se sentir, elles ? Cette pensée n’arrêtait pas de me ronger ». Le lendemain matin, ses collègues l’interpellent : « Marisa, hier tu as pris la chose beaucoup trop à cœur. Ne te préoccupe pas des filles qui souhaitent avorter ». Elle s’occupe alors de différents patients, jusqu'au jour où une jeune fille qui vient d’avorter arrive du bloc opératoire. Marisa est disponible et elle prend donc soin d'elle. Elle l'allonge sur un lit, prend sa température, mesure sa tension et vérifie si elle a des pertes de sang. Tout est OK. Après avoir rangé ses instruments, elle regarde la jeune fille quelques instants. Elle le fait toujours, avec tout le monde. Elle ne s'en va jamais sans avoir regardé le patient : « Je ne sais pas comment, mais s'il y a quelque chose qui ne va pas je m’en aperçois. Si j’ai un doute, alors je revérifie tout, et sinon, je m’en vais ». Mais tandis qu'elle la regarde, la jeune fille ouvre les yeux et lui demande :
« Est-ce que tu me juges ? » Et cet instant réveille tout.
« Comment t'appelles-tu ? » lui demande Marisa.
« Elisabetta »
« Elisabetta, je ne te juge pas, loin de moi cette idée. Mais si je l'avais su avant, j'aurais tout fait pour t'en empêcher »
« Je le regrette », murmure la jeune fille.
« Et moi je ne peux pas t'enlever ce regret ».
« Personne ne peut me l'enlever. Moi non plus. J'ai tué mon enfant ».
La jeune fille est alors prise d'une crise de panique, et une grande peur s'empare d'elle. Marisa décide alors de rester avec elle jusqu'à sa sortie d'hôpital. « La veille encore, je ne pensais pas que ces femmes qui venaient interrompre leur grossesse avaient le même cœur que moi. Je me disais : mon désir à moi, c’est d’engendrer, tout le contraire d’elles. Mais pas du tout ! En regardant Elisabetta, j’ai compris qu’elle avait le même désir que moi : Dieu nous a fait soif de vie. Mais elle, elle n'a pas été soutenue dans son drame ».
Marisa rentre chez elle, tourmentée, en pensant que personne n'enlèvera à Elisabetta la souffrance pour ce qu'elle a fait. Mais un de ses amis lui rappelle : « Si Marisa, il y a Quelqu'un ». « À ce moment-là, le temps s'est arrêté pour moi. Ça a été l’un des moments les plus forts de ma vie. Je n'étais déjà plus en train de penser au Christ, alors qu'Il était là. Il est toujours là. Il me sauve et Il la sauve elle aussi ». Et c’est à cause de cela que Marisa est retournée dans ces chambres d’hôpital, le lendemain, le surlendemain, et cela pendant des mois.

Quel poids ? La période en hôpital de jour terminée, Marisa a continué son travail, le cœur lourd : aucune femme n'avait changé d'avis. « Ma présence n'avait même pas servi à sauver un enfant. Même pas un seul ». Un jour de septembre, alors qu’elle traverse, pressée, la cour de l’hôpital pour se rendre dans son service, une femme et son mari l’interpellent : « Señorita, señorita ! » Ils lui montrent une ordonnance et lui demandent leur chemin. « Nous ne savons pas où nous devons aller pour faire ces examens ». Marisa vérifie l’ordonnance. Il s’agit d’examens en vue d’une IVG. « Suivez-moi », leur dit-elle. Le couloir est long. Ils marchent en silence, en se jetant un regard de temps en temps.
« Comment vous appelez-vous ? » demande Marisa à la femme.
« Jessica ».
« Excusez-moi Jessica, mais y avez-vous bien réfléchi ? » « Oui…J'ai déjà cinq enfants, et je n'y arriverai jamais. Même mes amies me disent que je serais folle de ne pas le faire ».
« Madame, expliquez-le-lui... » intervient le mari, d'une toute petite voix.
Marisa ne s'attendait pas à cela.
« Mais pourquoi ? Vous, désirez-vous cet enfant ? »
« Oui. Mais c'est ma femme qu'il faut convaincre. C'est elle qui doit tout porter… »
Alors Marisa la regarde : « Tu vois Jessica, je regrette que tu doives porter toute ta vie le poids de ce que tu es en train de faire. Moi, je les ai vues ces filles. Mais toi, est-ce que tu sens prête pour ça ? ». La femme éclate alors en sanglots et Marisa l'embrasse. « Désires-tu cet enfant ? » « Oui ! » répond Jessica. Elle regarde ensuite l'ordonnance, la déchire, et dit à son mari : « Rentrons à la maison ! »
Le matin même, Marisa avait lu dans l’Évangile : Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. « En allant au travail, je pensais : une joie parfaite ? Mais qu'est-ce que c'est une joie parfaite ? Je l’ai demandé, et ce jour-là j'en ai fait l'expérience. Quand Jessica a jeté l'ordonnance, je suis retournée dans mon service les jambes tremblantes. Mais nous sommes d’abord allées ensemble à la chapelle pour réciter un je vous salue Marie, pour que Marie les protège, elle et son enfant. Puis je lui ai simplement dit : “Elle ne te fera manquer de rien. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là” ». Quelque temps après, Jessica appelé Marisa. Son mari avait trouvé un travail en CDI, et elle avait accouché… d’une petite fille ! Après cinq garçons ! « Je pense continuellement à ce jour-là » lui a dit Jessica. « J'avais demandé mon chemin à plusieurs autres personnes, mais tu as été la seule à regarder l'ordonnance ».