Les veilleurs et la philosophe

Les veilleurs versaillais s’étaient donné rendez-vous ce jeudi 22 mai sur la place d’Armes, pour méditer sur les racines de l’identité européenne et française. Invité d’honneur : Chantal Delsol, philosophe, professeur à l’université de Marne-la-Vallée.
David Victorof

Les veilleurs versaillais s’étaient donné rendez-vous ce jeudi 22 mai sur la place d’Armes, trois jours avant l’élection de nos députés au parlement de Strasbourg. Sous la statue de Louis XIV, face au château de Versailles, dans la lumière crépusculaire, il était difficile de rêver d’un décor plus approprié pour méditer sur les racines de l’identité européenne et française. Invité d’honneur : Chantal Delsol, philosophe, professeur à l’université de Marne-la-Vallée, chroniqueuse à Valeurs Actuelles et au Figaro, auteure de nombreux ouvrages dont le dernier, Les Pierres d’angle. A quoi tenons-nous ? (Cerf) est paru ce mois-ci.
Dans un vent trop fort pour maintenir allumées les traditionnelles bougies de la veillée, l’écrivain a fait un exposé brillant et lucide sur les fondements de la société occidentale. Nous vivons dans un monde structuré par l’intelligence rationnelle de Dieu, a-t-elle affirmé, insistant sur la spécificité de notre culture, une culture qui croit au progrès à la différence des autres civilisations qui ont une vision cyclique de l’univers. Elle croit au progrès car elle a cru au salut. Le progrès, c’est « le salut laïcisé ». C’est pourquoi toutes les nouveautés ont une origine européenne, même si la civilisation chinoise a pu découvrir certaines technologies avant nous. Grâce à une religion transcendante et non immanente, en Europe, la définition du bonheur n’est pas close. Notre éducation est une éducation d’initiative et non, comme dans d’autres civilisations, une éducation d’initiation. Au lieu d’apprendre à répéter le passé, les Européens ont été éduqués à « recréer du nouveau ». Chaque génération est appelée à s’émanciper en permanence.
Naturellement ce désir d’émancipation peut conduire à des perversions. Chantal Delsol évoque trois mythes de la perversion : Prométhée, qui donne le feu a l’homme pour en faire l’égal des dieux, Faust, qui veut fabriquer de l’or, et Frankenstein qui fabrique un monstre à partir de cadavres, perversion la plus menaçante aujourd’hui compte tenu des possibilités de la science.
Mais ce désir est aussi à l’origine de ce qu’il y a de meilleur en Occident. Un dieu qui nous laisse libre, une religion de la parole et non du livre, qui laisse donc place à l’interprétation, ont permis la naissance en Europe de la démocratie. Le pouvoir temporel a été créé à l’image du pouvoir divin. Puisque notre créateur nous a laissés libres, nous avons voulu des gouvernants qui ressemblent à Dieu. D’où la naissance, d’abord en Europe du Nord puis partout sur notre contient, d’assemblées représentatives.
Autre caractéristique de notre civilisation, un humanisme qui non seulement appelle à la protection des faibles (ce qui existe partout) mais qui place aussi l’homme au dessus de toutes les créatures, qui reconnaît la profondeur de l’identité de la personne, respecte le secret de l’autre : fédéralisme , autonomie de la communauté, de la personne, propriété de la terre, sécularisation du pouvoir (différente de la laïcité de la gauche française qui est une négation du fait religieux), autant d’innovations qui ont l’Europe pour patrie.
Dernière caractéristique de la civilisation européenne sur laquelle a insisté Chantal Delsol, l’universalisme. Nous avons la faiblesse de penser que ce qui est bon pour nous, notamment la liberté, l’est aussi pour les autres. La civilisation européenne, à l’instar de toutes les autres, a été conquérante. Mais c’est une conquête de mission. Nous, Européens, sommes coutumiers des bonnes nouvelles (qui n’en sont pas toujours d’ailleurs) : de Périclès défendant la démocratie athénienne, aux conquistadors apportant l’Evangile, des armées révolutionnaires diffusant les droits de l’homme à l’armée rouge imposant le communisme, l’Europe se croit toujours porteuse de bonnes nouvelles.
Dès lors, comme paraissent pauvres les arguments avec lesquels on essaye d’appâter l’électeur en lui faisant miroiter que peut-être demain, l’Europe lui paiera son taxi pour chercher du travail ou financera la ligne d’autobus qui passe devant chez lui. Il faut voter pour l’Europe, certes. Pas pour l’Europe qui paie, mais pour l’Europe de la liberté. Car la liberté se mérite et le vote est la concrétisation des principes de liberté.
Après cette leçon magistrale, il ne restait plus aux veilleurs qu’à se déterminer en fonction des professions de foi des candidats, dont certaines ont été lues par les organisateurs. Patients, attentifs jusqu’au bout, ils ont écouté, agité les mains comme des marionnettistes en signe d’approbation et finalement se sont dispersés après avoir repris courage. Le vent était froid, certes, mais comme le dit l’un de leurs chants, que peut faire la voile sans vent ?