Je n’existe pas quand tu n’es pas là

Notes des interventions de Davide Prosperi et de Julián Carrón lors de la journée de début d’année des adultes et des étudiants de CL.
Mediolanum Forum, Assago (Milan), le 27 septembre 2014

L’illogica allegria
Amare ancora
La strada


DAVIDE PROSPERI
Nous souhaitons la bienvenue à toutes les personnes présentes, ici à Assago comme dans les villes connectées en visioconférence depuis l’Italie et l’étranger. Ces jours-ci, je repensais à la valeur d’un geste comme celui-ci, qui peut en soi paraître répétitif, puisque nous le faisons chaque année ! Mais, comme nous le disions il y a deux ans, le premier objectif en recommençant, pour celui qui marche, est de ne pas perdre le goût du chemin. La seule raison pour laquelle commencer aide à ne pas perdre le goût du chemin est que, dans le début, il y a toujours le critère de tout. Le début est un don, une prédilection, de même que le début de la vie est un don immérité, le signe le plus grand du rapport avec celui qui nous a voulus. Voilà pourquoi tout commencement est toujours une occasion privilégiée pour faire mémoire du fait que nous sommes voulus, que nous ne sommes pas au monde par hasard, qu’il y a quelqu’un, Quelqu’un, qui nous veut maintenant, qui nous veut encore précisément maintenant ; c’est le premier facteur de certitude dans la vie d’un homme.
Aujourd’hui plus que jamais peut-être dans l’histoire, la certitude dont l’homme a besoin n’est pas une simple compréhension intellectuelle, dogmatique des choses, mais, comme don Giussani l’appelait, une connaissance affective de la réalité, c’est-à-dire s’appuyant entièrement sur le rapport vivant avec Ce qui est ultimement la consistance de la réalité.
Le passage qui, cet été, m’a le plus aidé à mieux comprendre cela a été une intervention à l’Assemblée internationale des responsables de CL, qui a eu lieu dans les premiers jours de septembre à La Thuile. Notre amie Rose, de Kampala, a rappelé un dialogue qu’elle a eu avec don Giussani, au cours duquel il lui a dit : « Même s’il n’y avait eu que toi seule dans l’univers, Dieu serait venu te chercher pour que ton néant ne se perde pas. » Et elle commentait : « Pour moi, quand on parle de la Beauté avec un grand B, c’est là où mon néant, ma vie, a gagné cette beauté, cette valeur qui ne dépend pas de mon néant mais qui dépend de cette préférence que Dieu a eue envers moi. Et dire que je suis maintenant accomplie, que je suis accomplie du point de vue affectif, ce n’est pas quelque chose à inventer, c’est un fait. Il m’est possible de respirer ce matin précisément parce que quelqu’un m’a voulue ce matin et n’a pas peur de ce que je suis, mais a pitié de moi, veut que je sois. » Ceux qui la voient, voient ce qu’elle est, voient ce qu’elle fait et ne doutent pas de la vérité de ce qu’elle dit, comme me le racontaient notamment Monica Maggioni et Dario Curatolo (qui ont réalisé avec Roberto Fontolan la vidéo pour les soixante ans du mouvement, distribuée avec le numéro de Tracce du mois d’octobre) après s’être rendus à Kampala.
Le moi renaît dans une rencontre dans laquelle a lieu ce choix, cette prédilection qui est le facteur de certitude de la vie, parce que ce choix est une initiative de l’Être qui me veut. Notre incertitude peut concerner les rapports (d’ailleurs, elle concerne généralement les rapports), mais elle peut également concerner notre capacité d’initiative et donc être une incertitude dans la présence ou dans le jugement. Notre incertitude naît du fait que, ne faisant pas l’expérience de ce rapport avec l’Être qui nous veut maintenant, nous cherchons à combler le vide par autre chose, par d’autres rapports qui le remplacent ou nos initiatives.
En effet, lors de la journée de début d’année 2013 nous avons été provoqués précisément sur ce point par le récit de l’épisode de Marie Madeleine (nous nous en souvenons bien) qui, se rendant au tombeau où elle espère trouver le corps sans vie de Jésus pour le vénérer, s’entend « appeler par son nom » par le Seigneur ressuscité. C’est justement dans le fait d’être appelé par son nom, nous disait Carrón, que le moi renaît et que surgit le désir de Le communiquer aux autres et de prendre l’initiative dans le monde.
Le premier pas de conscience de la portée de cette annonce qui nous a atteints a été fait cette année avec la lettre que le père Carrón a envoyée à toute la Fraternité de CL après son audience privée avec le pape François, dans laquelle il résumait la préoccupation fondamentale du Pape : il faut se concentrer sur l’essentiel, qui est la rencontre avec le Christ (cf. Lettre à la Fraternité, 16 octobre 2013, http ://it.clonline.org/detail.asp ?c=1&p=0&id=1062).
Le défi lancé sur l’essentiel a tout de suite paru être un facteur décisif pour continuer à construire la présence chrétienne dans le monde. De ce point de vue, la publication du livre de Savorana Vita di don Giussani et les présentations qui en ont été faites dans toute l’Italie se sont révélées être un instrument formidable pour de nouvelles rencontres, bien au-delà de nos efforts, parce que cette capacité de rencontre est inscrite dans l’origine de notre charisme. Du reste, il nous est justement demandé de rester fidèles à cette origine, si nous ne voulons pas la perdre.
L’invitation du Pape à l’essentiel nous a ensuite accompagnés dans le parcours que nous avons fait pour donner un jugement sur les élections européennes, qui a culminé dans l’intervention du père Carrón au parc des expositions de Milan (qui a ensuite paru dans Traces en mai 2014 sous le titre « Europe 2014. Un nouveau commencement est-il possible ? »). Nous y disions, en citant don Giussani : « La solution des problèmes que la vie pose chaque jour “survient non pas en affrontant directement les problèmes, mais en approfondissant la nature du sujet qui les affronte”. » Et Carrón commentait : « Voilà le grand défi devant lequel se trouve l’Europe. La grande urgence éducative témoigne de la réduction de l’homme, de son conditionnement, du manque de conscience de qui il est vraiment, de quelle est la nature de son désir, de la disproportion structurelle entre ce qu’il attend et ce qu’il peut atteindre avec ses propres forces. » (Traces, 20 mai 2014, www.traces-cl.fr).
Ce jugement a constitué une occasion de travail dans de nombreuses communautés cet été. Sans aucun doute, le plus grand témoignage que nous ayons pu voir et qui est sous nos yeux depuis maintenant des semaines est celui de nos frères chrétiens qui doivent subir la persécution, souffrir et risquer chaque jour leur vie pour affirmer leur foi. Dans leur témoignage, nous voyons ce qu’est l’essentiel, ce qui leur est essentiel pour vivre dans cette situation. Nous avons lu dans Tracce l’interview de l’Archevêque de Mossoul : « Il est possible de vivre chaque instant pleinement dans l’espérance et pleinement dans la joie. » On lui demande : « Comment avez-vous compris que cela était possible ? » « Le premier, j’ai commencé à vivre ainsi. Et j’ai commencé à communiquer cela dans mes homélies comme dans les rencontres. Avec le temps, j’ai remarqué que les gens changeaient. » « À partir de quoi vous êtes-vous rendu compte que les chrétiens ont changé d’attitude ? » « À partir de leur manière de vivre. Ce sont eux qui ont commencé à me dire qu’ils avaient besoin d’être davantage attachés à notre foi. C’étaient eux qui me disaient qu’ils avaient recommencé à vivre, dans ces nombreuses difficultés. Ils me le disaient avec des mots, et moi je comprenais par leurs yeux que c’était vrai. » (A. S. Nona, « Dai loro occhi so che vivono » [À leurs yeux je sais qu’ils vivent, ndt], interview par L. Fiore, Tracce, n. 7/2014, p. 27-28).
On comprend enfin ici ce qu’est le témoignage (qui, ce n’est pas un hasard, est le sens premier du mot « martyre ») : un jugement d’amour et d’attachement, pour lequel on donne sa vie, avant tout parce que la vie change en raison d’un regard nouveau sur soi, sur son destin et sur le destin du monde. On donne sa vie pour ce regard que la foi introduit dans notre existence. Ce témoignage nous juge, parce qu’il montre clairement que, en raison du jugement sur l’expérience qu’on vit, on peut risquer sa vie sans être des héros, où que l’on soit, pour le simple fait que, si l’on ne défendait pas cette expérience, la vie serait moins que vivre ! Et cela réveille tout le peuple chrétien, ce qui est également l’une des tâches de notre amitié : que je sois réveillé, non pas consolé, ou plutôt, que je sois consolé aussi, mais pas de la manière dont nous entendons ce terme, comme si nous disions : « Mais oui, courage, tu verras que ça ira mieux demain. » Ce n’est pas cela. La seule consolation que nous cherchons est d’être face au sens de la vie. Rien de moins que cela ne peut vraiment nous consoler, parce que pour moins que cela, c’est-à-dire sans cette signification, la vie est solitude.
En revanche (j’y pensais cet été), quand l’amour de la vie entre dans notre existence, quand quelqu’un fait une rencontre capable de réveiller le moi, s’il est vrai face à ce qui lui est arrivé, il est prêt à donner sa vie pour cela. Il n’hésiterait pas à donner sa vie et il commence à le faire en engageant tout lui-même, toutes ses énergies pour ce but. Et il commence à percevoir la vie comme sacrifice, c’est-à-dire comme donnée pour un but noble, qui n’est pas un but imaginaire mais qui est d’aimer Celui qui nous a aimés au point de nous sauver de notre néant, comme nous venons de le dire. J’ai commencé à comprendre que tout cela n’est qu’une introduction, parce que cela fait comprendre ce pour quoi nous sommes faits ; cela nous introduit à découvrir qu’il y a plus, qu’il peut y avoir plus. La vie peut être encore plus profonde que cela, on peut aimer l’amour de sa vie encore plus que cette impulsion héroïque. Pour nous, le sacrifice contient encore comme une dernière équivoque, c’est-à-dire que nous sommes prêts à donner notre vie selon la manière, selon la forme, même grande, dont il y a besoin, comme service que nous pouvons rendre. Mais il y a un sacrifice encore plus grand, qui est de donner sa vie en accueillant le comment et le quand qu’Il décide. Nous ne sommes peut-être pas prêts, nous ne nous sentons pas prêts pour ce qui nous est demandé sous une forme différente de celle par laquelle nous sommes déjà en train de donner notre vie, mais tout nous est demandé là. Et alors nous comprenons (comme nous nous le sommes souvent dit, mais nous commençons à le découvrir dans les plis de notre expérience), nous comprenons que l’instant acquiert une valeur infinie quand le fait de donner notre vie est dans le comment et dans le quand l’amour de notre vie nous le demande. C’est une disponibilité que nous apprenons et qui ne grandit qu’à travers tous les « oui », même petits, que nous avons commencé à dire par amour.
Voilà, cet été a émergé, dans des manières différentes et souvent parmi nous aussi, que le chemin que nous sommes en train de parcourir devient le facteur qui permet d’« approfondir la nature du sujet », comme nous venons de le dire. Mais souvent nous ressentons l’écart entre cet élan héroïque, qui nous semble vivant, et la normalité, que nous percevons comme une sorte de réalité « mineure », ou entre le jugement sur la réalité qui nous arrive de la foi et la nécessité de regarder la personne en face de nous pour la rencontrer vraiment et non pas de manière dialectique, comme nous le demande le Pape. C’est pourquoi nous te demandons : qu’est-ce qui rend le moi uni, pour pouvoir vivre tout ce qui nous est donné, tous les défis que nous avons à affronter, comme plénitude et goût de vivre ?


JULIÁN CARRÓN
QU’EST-CE QUI REND LE MOI UNI ?

« Je n’existe pas quand tu n’es pas là », dit une chanson de Francesco Guccini qui sert de titre à notre rencontre (« Vorrei » [Je voudrais, ndt], paroles et musique de F. Guccini). De qui pouvons-nous dire cela ? De qui pouvons-nous dire cela maintenant ? Cette expression m’a frappé pour deux raisons. La première est que je me rends compte de ce qui est essentiel pour moi parce que je n’existe pas quand cela manque et que cela se voit parce que « je reste seul avec mes pensées », comme continue la chanson de Guccini. Et la seconde raison est que cette chose essentielle doit être présente maintenant. Si elle n’est pas présente maintenant, je n’existe pas. Il me semble qu’il n’y a pas d’autre critère pour reconnaître l’essentiel que le Pape nous a rappelé encore une fois dans son Message au Meeting de Rimini que celui-ci : une présence qui me fait être. Je le reconnais parce que quand elle manque je n’existe pas, je n’existe vraiment pas. Nous voyons tout de suite qu’il ne s’agit pas avant tout d’un problème de cohérence mais d’appartenance à une présence sans laquelle je n’existe pas.
Qu’est-ce qui nous fait être ? Qu’est-ce qui nous fait être maintenant, dans cette situation historique dans laquelle nous nous trouvons à vivre ? Rien, rien ne peut empêcher de refaire dans la vie la même expérience que celle que raconte Giorgio Gaber dans la chanson que nous avons écoutée au début (« L’illogica allegria », paroles A. Luporini, musique de G. Gaber). Je peux être « seul », dans n’importe quel lieu, « le long de l’autoroute », à n’importe quelle heure, « aux premières lueurs du matin », même sachant que « tout tombe en ruine », mais « un rien peut me suffire / peut-être une petite lueur / un air déjà vécu / un paysage […]. Et je vais bien ». Il est suffisant que la réalité, qu’un fragment quelconque de réalité, presque un rien, entre dans l’horizon de notre moi à travers une circonstance quelconque, pour le réveiller et pour rendre possible l’expérience de ce bien. Un bien si surprenant qu’il semble presque être un rêve, dont nous avons presque « honte ». Mais une évidence s’impose : je ne peux nier que « je vais bien / justement maintenant, justement ici / ce n’est pas ma faute / si cela m’arrive ainsi ». C’est comme si la réalité, un instant avant que nous puissions nous défendre d’elle, avant que nous élevions un mur contre elle, arrivait à pénétrer dans le moi pour le rendre lui-même, « justement maintenant, justement ici ». Et je porte en moi une « illogique allégresse ». En effet, il paraît totalement disproportionné qu’« un rien / peut-être une petite lueur / un air déjà vécu » puisse donner à la vie cette allégresse. « Une illogique allégresse / dont je ne connais pas la cause / je ne sais pas ce que c’est », tellement elle est réelle et mystérieuse en même temps. Si elle n’était pas réelle, ce que Giorgio Gaber décrit ensuite ne pourrait pas avoir lieu : « C’est comme si tout à coup / je m’étais arrogé le droit / de vivre le présent ». Quelque chose entre dans ma vie et me rend présent face au présent, « justement maintenant, justement ici ». Un rien qui me saisit tellement qu’il me rend présent à moi-même. Je suis tout uni, présent, quand tu es là.
Il est difficile de trouver une chanson qui exprime mieux le sens du chapitre dix du Sens religieux. Le moi, s’apercevant de la présence inexorable de la réalité, « réveillé dans son être », dit don Giussani, « par la présence, par l’attraction et l’émerveillement [pour la réalité], [est rendu] reconnaissant et heureux » (Le sens religieux, Cerf, Paris 2010, p. 156) et il va bien.
Qui ne désirerait pas cela tous les matins, à chaque instant de la vie ? Un instant de plénitude dans lequel nous sommes surpris, comme nous l’avons souvent vécu nous aussi. Dans cette expérience toute simple, élémentaire, à la portée de la main de chacun, dans n’importe quel moment, dans n’importe quel lieu, dans n’importe quelle circonstance : là est toute la méthode. Une présence qui me fait être. Aucune de mes tentatives est à même de me donner ce que cet instant me donne. Il n’y a aucun autre critère que celui-ci pour reconnaître l’essentiel. On voit que c’est l’essentiel parce qu’il me fait tellement être que, quand il manque, je n’existe pas, je n’existe vraiment pas ! Dès qu’il apparaît, j’existe, et je suis heureux, je fais expérience d’une « illogique allégresse », « justement maintenant, justement ici », que me rend capable de vivre le présent.
En revanche, quand cette méthode ne s’impose pas, « quelle amertume, mon amour, / voir les choses comme je les vois [ce n’est pas le réel qui change, c’est la manière de voir les chose qui change] […]. // Quelle déception [...] / que vivre la vie avec ce cœur [souvent racorni] / et ne vouloir rien perdre » (« Amare ancora » [Aimer encore, ndt], paroles et musique par C. Chieffo), tout en voyant que tout échappe des mains.
Mais il est facile de changer : « Il suffirait juste de redevenir enfants et de se rappeler… / Et de se rappeler que tout est donné, que tout est nouveau / et libéré ». Il serait suffisant de comprendre que notre première activité est une passivité, que c’est le fait d’accueillir, de recevoir, de reconnaître que tout est donné. Une lueur suffit pour pouvoir dire que quelque chose nous est donné. Nous n’avons besoin de rien de particulièrement exceptionnel. Une petite lueur serait suffisante parce que toute chose, même la plus petite, atteste qu’il y a quelque chose d’autre. « Voilà notre méthode », dit don Giussani dans le dernier recueil de ses assemblées avec les étudiants, les « Équipes », intitulé In cammino [En chemin, ndt], « pour déterminer avec clarté le problème de l’homme comme religiosité, qui est le problème le plus profond et totalisant de l’homme : il est avant tout nécessaire que devienne expérience personnelle le rapport entre l’homme et la réalité en tant qu’ayant une origine » (In cammino. 1992-1998, Bur, Milan 2014, p. 316).
Nous avons tous fait, dans certains moments exceptionnels, une expérience de ce genre, mais nous nous demandons : comment cela peut-il devenir stable ? Comment faire du rapport entre l’homme et la réalité en tant qu’ayant une origine une expérience personnelle ? C’est là que se pose le problème du chemin. En effet, sans faire un chemin nous pouvons revenir à la routine, même après des moments exceptionnels, et tout peut redevenir plat, misérable, réduit. Nous appartenons au mouvement pour faire ensemble ce chemin, pour nous soutenir sur ce chemin. Chaque fois que nous nous retrouvons, comme vient de le dire Davide, c’est pour continuer le chemin, c’est pour le goût du chemin, parce que sans faire un chemin, c’est-à-dire sans une éducation, cette méthode ne devient pas expérience personnelle, c’est-à-dire qu’elle ne m’appartient pas. La réalité est là, devant nous tous, mais elle ne m’appartient pas.
À ce stade, il faut reprendre la question que nous nous sommes posée pour l’été : « Que cherchez-vous ? ». Chercher est le signe que l’on est en chemin. Mais nous nous sommes dit : ne donnons pas cette question, « Que cherchez-vous ? », pour acquise. Nous pouvons appartenir au mouvement, être ici physiquement et ne plus chercher ; nous pouvons être ici et nous être arrêtés, être bloqués ; cela se voit parce qu’au lieu de l’« illogique allégresse », c’est la plainte qui prévaut dans la vie.
Il est impressionnant de constater que toutes ces expériences que nous vivons ressemblent à celles de tout homme qui vit une appartenance. Dans une autre chanson, Qualcuno era comunista [Certains étaient communistes, ndt], Giorgio Gaber dresse une très longue liste de toutes les raisons pour lesquelles on pouvait être communiste : parce qu’on a « besoin d’un appui », parce qu’on a « besoin d’une morale différente », en raison d’« un désir de changer les choses », parce qu’on a besoin d’un « élan », etc. Que cherchait le protagoniste de la chanson à travers l’appartenance au parti ? Qu’est-ce qu’il désirait ? Il voulait dépasser ce dualisme que nous portons souvent en nous. « Il était comme deux personnes en une », dit Gaber. « D’une part sa fatigue personnelle quotidienne, de l’autre le sentiment d’appartenance à une race qui voulait prendre son envol pour changer vraiment la vie » (« Qualcuno era comunista », G. Gaber et A. Luporini). L’appartenance a un but : changer la vie, changer cette « vie qui vous coupe les jambes » (C. Pavese, Dialogues avec Leuco, Gallimard, Paris 1964, p. 321).
Ensuite, au fil du temps, après des années d’appartenance, arrive la question dramatique : « Et maintenant ? ». Et maintenant ? Toute appartenance a besoin, qu’on le veuille ou pas, de passer par la vérification du poids du quotidien. Cette appartenance s’est-elle révélée capable de répondre aux défis de la vie, à ce désir de changement ? L’honnêteté de Giorgio Gaber lorsqu’il reconnaît le résultat de cette vérification est surprenante : « Et maintenant ? Maintenant aussi on se sent comme coupé en deux : d’une part l’homme bien intégré qui traverse obséquieusement la misère de sa survie quotidienne et de l’autre le goéland qui a perdu jusqu’à l’intention de voler parce que son rêve s’est désormais racorni / Deux misères dans un seul corps » (« Qualcuno era comunista », G. Gaber et A. Luporini).
Vous voyez que ce n’est pas une appartenance quelconque qui résout la question de la vie. De même que ce n’est pas une manière quelconque de vivre une appartenance vraie qui résout le dualisme. Le problème de l’unité de la vie se pose toujours à nouveau. Nous ne nous en sortons pas juste en affirmant verbalement une appartenance, nous ne nous en sortons pas juste en insistant de manière volontariste sur cette appartenance. En effet, nous pouvons encore vivre une profonde division en nous entre « la misère de notre survie quotidienne » et « le goéland qui a perdu jusqu’à l’intention de voler ».
Nous qui appartenons à la réalité du mouvement, nous avons le même problème. Et de même que le fait d’être communiste a dû passer au crible de la vérification de l’histoire, nous réalisons nous aussi la vérification de la foi face aux défis du quotidien et de l’histoire. Et maintenant ? L’un de vous m’écrit : « Dans notre groupe de Fraternité (mais j’ai entendu dire la même chose par d’autres groupes aussi) il est souvent difficile de réaliser cette amitié fraternelle qui permet de mettre en commun les expériences de chacun pour qu’il soit possible d’exprimer des jugements communs et donc pour que le groupe puisse être utile à tout le monde, pour que chacun retrouve ces “yeux, reflet du ciel” dans sa vie. Plutôt que chercher une aide fraternelle avec ce but, nous nous limitons à des commentaires, parfois de type intellectuel. Toutefois, en fin de comptes reste notre insatisfaction et nous nous demandons ce qu’il convient de faire, comme si la solution était en dehors de nous-mêmes. » Comme vous le voyez, toutes les manières de vivre l’appartenance ne sont pas satisfaisantes. Le fait de remplacer l’expérience par des commentaires n’est pas utile pour retrouver ces « yeux, reflet du ciel ». Don Giussani nous l’avait annoncé : « La foi, si elle ne peut pas être repérée et trouvée dans l’expérience présente, confirmée par celle-ci, utile donc pour répondre à nos exigences, n’est pas une foi capable de résister dans un monde où tout, tout, [dit] le contraire. » (Le risque éducatif, Nouvelle Cité, Bruyères-le-Châtel 2006, p. 13). C’est le risque que l’on court en vivant une appartenance qui ne répond pas aux exigences de la vie.
On est impressionné par la loyauté avec laquelle Giorgio Gaber, dans une autre de ses chansons intitulée Il desiderio [Le désir, ndt], reconnaît que « cela n’a pas de sens [de continuer à] lister les problèmes / et à inventer de nouveaux noms [des “commentaires, parfois de type intellectuel”, comme le dit notre ami] / pour notre régression / que l’on n’arrête pas en continuant à parler. // Mon amour, / cela n’est plus nécessaire / si ce qui nous manque / s’appelle désir » (« Il desiderio », G. Gaber et A. Luporini). C’est dramatique ! Nous n’arrêtons pas notre régression par nos palabres ou nos discussions, par l’avalanche de nos commentaires, parce qu’ils sont précisément déjà le signe de notre régression. Si le désir nous manque, si nous manque ce qui est le moteur de la vie (parce que, comme le dit Gaber, « le désir est la vraie impulsion intérieure / […] c’est le seul moteur / qui fait bouger le monde »), qui le réveille ? Si le fait que nous soyons ensemble ne sert pas à retrouver ces « yeux, reflet du ciel » qui nous permettent de voler encore, qui peut nous rendre assez présents au présent pour réveiller toute notre nostalgie ?
Cela m’a toujours impressionné de penser que le premier don que j’ai reçu de don Giussani a été de pouvoir voir qu’il n’avait pas peur de dire les chose que nous vivions tous, mais que nous cachions honteusement, même à nous-mêmes. Nous pouvons les regarder en face, les dire, les affronter uniquement en raison de ce que nous avons reçu. C’est pourquoi chacun de nous, après des années d’appartenance au mouvement, doit voir s’il est déjà dans la condition du « goéland qui a perdu jusqu’à l’intention de voler » ou s’il retrouve encore en soi le désir de voler (parce que le désir est le moteur qui fait bouger toute chose), en étant conscient non seulement de ne pas avoir « perdu sa vie en vivant », pour le dire avec T.S. Eliot, mais d’être en train de la gagner en vivant. Voilà pourquoi la question n’est pas banale : cherchons-nous encore ou sommes-nous arrêtés ?

LE SEIGNEUR NE NOUS A PAS ABANDONNÉS
Quel que soit le passage du parcours dans lequel nous nous trouvons, quelle que soit l’étape du chemin où chacun de nous se trouve, le moment de difficulté qu’il traverse, le moment de joie qu’il vit, aujourd’hui encore nous entendons le Pape nous dire, dans toute sa nouveauté, dans son Message au Meeting : « Le Seigneur ne nous a pas abandonnés à nous-mêmes [à savoir à la misère de la survie quotidienne ou au fait que nous sommes des goélands qui ont perdu jusqu’à l’intention de voler], Il ne nous a pas oubliés. Dans les temps anciens, Il a choisi un homme, Abraham, et Il l’a mis en route vers la terre qu’Il lui avait promise. Et lorsqu’est venue la plénitude des temps, Il a choisi une jeune femme, la Vierge Marie, pour prendre chair et venir habiter parmi nous. Nazareth était un village vraiment insignifiant, une “périphérie” tant sur le plan politique que religieux ; mais c’est précisément là que Dieu a regardé pour accomplir son dessein de miséricorde et de fidélité » (François, Message au Meeting pour l’amitié entre les peuples, 24-30 août 2014). Pour nous, ce lieu à travers lequel le Mystère continue à nous préférer (nous le savons bien) est notre charisme, c’est le lieu où le Seigneur fait encore preuve de miséricorde à notre égard. C’est le lieu où il continue à nous appeler, à travers chaque geste, chaque mot et chaque tentative.
Voici ce que l’un de vous m’a écrit hier, dès qu’il a su quel était le titre de cette journée de début d’année : « Cher père Julián, “Je n’existe pas quand tu n’es pas là”. Aujourd’hui, je me suis vraiment découvert ainsi. Quand le Christ est dans l’horizon de mon regard, de ma journée, je “vis”. Je vis même quand je suis en voyage pendant des semaines, loin de ma famille et de mes enfants. Je vis avec le décalage horaire, en changeant de lit, dans les difficultés du travail. Je vis grâce à la “mémoire” du Christ qui vient à ma rencontre de nombreuses manières, celles que tu as récemment décrites : les sacrements, les laudes, un coup de fil, l’école de communauté, une rencontre, même un témoignage prononcé au Meeting et vu en différé sur YouTube… Je m’aperçois maintenant que même les gestes que je considérais autrefois comme bigots sont un don de compagnie réelle et que j’aime. C’est la mémoire du Christ qui éclaire tout, même le moment le plus simple ou le plus fatigant. Mais si le Christ n’est pas ma mémoire, je n’existe vraiment pas. Son absence est un poids mortel, comme il m’arrive cette semaine : bien que je sois à la maison, à l’abri des difficultés de la vie, rien ne me suffit. J’écris ces lignes pour te dire à quel point j’attends la journée de demain. Vraiment je n’existe pas si Tu n’es pas là. »
La question est de savoir comment chacun de nous répond à la forme historique par laquelle le Mystère a encore pitié de notre néant. Ce n’est sûrement pas une appartenance formelle qui maintient vivant en nous le désir de voler, c’est le fait de suivre vraiment. La seule occasion de chercher encore, de réveiller le désir, réside dans le fait de suivre.
« Je profite de cette occasion pour te remercier pour les Exercices de la Fraternité de Rimini 2014, parce que pendant ces jours-là, tu as fait renaître en moi le désir face à toute chose (tu m’as redonné la vie, oserais-je dire…). Avant toi, avant de te rencontrer, je réduisais tout et tous. Je réduisais le christianisme à un bon exemple à donner, mais après je ne tenais pas le coup, si bien que j’étais toujours insatisfait et sans grâce de Dieu, j’errais seul et dans la solitude comme un vagabond, sans un véritable but. J’avais même peur d’être seul… Au fil de ces jours à Rimini, néanmoins, tu as réveillé au plus profond de moi-même le don de Sa présence et je sens que rien ni personne ne peut m’arrêter… “Je sens la vie qui éclate dans mon cœur”, comme le chantait Claudio Chieffo. Merci vraiment ! Après les Exercices de Rimini, une fois revenu à la vraie vie, au quotidien, je me suis plongé (littéralement plongé…) dans la reprise des Exercices et quelque chose commence à germer : je suis plus heureux, je continue à approfondir et à lire le texte, je vais au fond et quelque chose, une petite lueur d’espoir, commence à éclairer mes ténèbres. Je suis une autre personne et j’en remercie Dieu parce que, à la différence du miracle que j’attendais depuis de nombreuses années, je savoure maintenant chaque pas du chemin que je dois faire, dans la joie comme dans la douleur. »
La rencontre avec cette Présence qui me fait être, pour le dire avec don Giussani, « ressuscite la personnalité, elle fait percevoir ou percevoir à nouveau, elle fait découvrir le sens de sa propre dignité. Et comme la personnalité humaine est composée d’intelligence et d’affection ou de liberté, dans cette rencontre l’intelligence se réveille dans une curiosité nouvelle, dans une volonté de vérité nouvelle, dans un désir de sincérité nouveau, dans un désir de connaître la réalité telle qu’elle est vraiment, et le moi commence à frémir d’une affection pour tout ce qui existe, pour la vie, pour soi-même, pour les autres, qu’il n’avait pas auparavant. Si bien qu’on peut dire : la personnalité naît » (In cammino. 1992-1998, op. cit., p. 184-185).
Mais qu’est-ce que suivre ? Une appartenance formelle, une répétition verbale des définitions justes et vraies ou, comme le dit don Giussani, l’expérience de ce qui est vrai ? Là aussi, le Mystère a tellement eu pitié de nous qu’il nous a donné tout le nécessaire pour répondre ; par la vie de don Giussani, il nous a témoigné en quoi consiste le fait de suivre pour que personne ne se méprenne et que chacun ait en main l’instrument pour savoir ce que signifie suivre (et donc pour décider s’il veut suivre ou non). Il nous a laissé l’indication du chemin qui nous permet d’arriver à faire nôtre ce qui est vrai et d’atteindre cette unité de la vie que nous désirons tous. Parce que l’alternative est claire : soit une appartenance formelle, associative, au niveau de l’organisation, qui n’arrête pas la régression de notre vie, soit [l’appartenance], suivre comme l’a décrit don Giussani (combien de fois devrons-nous le répéter encore pour passer de l’intention à l’expérience !) : « Suivre consiste à désirer revivre [revivre !] l’expérience de la personne qui t’a provoqué [revivre son expérience !] et te provoque par sa présence dans la vie de la communauté. C’est tendre à devenir non pas comme cette personne dans sa chair pleine de limites, mais comme cette personne dans la valeur à laquelle elle se donne et qui rachète jusqu’au bout son visage de pauvre homme aussi. C’est le désir de participer à la vie de cette personne dans la mesure où elle t’apporte quelque chose d’Autre, cet Autre à qui tu te dévoues, auquel tu aspires, auquel tu veux adhérer sur ce chemin » (Il rischio educativo, SEI, Torino 1995, p. 64). Revivre l’expérience d’un autre ne signifie pas répéter formellement ou participer à une association. Il y a un abîme entre les deux ! Dans un cas, on n’arrête pas la régression, on ne réveille pas le désir, on ne se donne pas les ailes pour voler ; dans l’autre, on est de plus en plus fasciné, on devient de plus en plus soi-même.
« En relisant l’assemblée des Exercices de la Fraternité, m’écrit l’un de vous, je suis en train de revivre le choc provocateur et libérateur de ta première réponse. Moi qui fais partie de ceux qu’on appelle les “vieux” du mouvement (j’ai 60 ans), je sens que c’est un point décisif pour un nouveau départ, comme cela a été depuis que tu as commencé à guider le mouvement, une correspondance qui me défie et me ramène tout droit aux jours où, à quatorze ans, j’ai découvert le mouvement comme chemin de salut pour ma vie. Face à ceux qui se plaignent, je me sens un peu comme l’aveugle-né devant les objections des pharisiens : “Vous dites que ce n’est pas bien comme cela, mais moi, en suivant, je retrouve le sens de ma rencontre avec le mouvement, sa fraîcheur, son ironique jeunesse avec un peu plus de maturité. Cela me semble un chemin de liberté et de reprise de conscience de la foi tout nouveau : devrais-je donc effacer tout cela pour faire place aux objections ? Mais, en suivant, je vois et je respire, et vous ne pouvez pas m’enlever cela, c’est un fait.” » On peut répondre à la question : « Et maintenant ? », en se retrouvant à 60 ans, après plus de 40 ans d’appartenance au mouvement, avec une fraîcheur, avec un souffle, avec une liberté et une conscience de la foi toute nouvelle, qu’aucune objection ne peut enlever. Qu’est-ce qui lui a permis de rendre stable cette nouveauté dans sa vie ? Le fait de suivre.
C’est donc à ce niveau que se joue constamment ma vie : dans le fait de suivre ou pas le charisme. La méthode est décrite de manière synthétique par une phrase de don Giussani que je me répète souvent : « Une définition doit formuler une conquête déjà advenue ; sinon, on ne fait qu’imposer un schéma » (À l’origine de la prétention chrétienne, Cerf, Paris 2006, p. 79). Une définition est soit l’expression d’une conquête qui a déjà eu lieu dans l’expérience soit l’imposition d’un schéma. Voilà pourquoi il faut choisir entre ceux qui veulent suivre quelqu’un qui impose un schéma et ceux qui veulent suivre quelqu’un qui les aide à conquérir personnellement le contenu de cette définition. Aider la personne à réaliser cette conquête a été la méthode suivie par Jésus. Il n’y a pas d’alternative. Et si nous ne comprenons pas que cela est décisif pour nous, nous ne nous rendons pas compte ensuite que c’est exactement ce que nous faisons avec les autres : nous leur imposons des schémas. Comme nous pouvons souvent nous contenter de nous répéter des définitions, des discours, nous finissons par penser qu’il suffit d’imposer aux autres ces définitions ou, pire, de matraquer les autres avec nos définitions correctes. Mais nous le savons bien par expérience, cela ne rend pas la vie unie, cela ne m’aide pas à m’approprier la définition que je connais ; pour la conquérir il faut une expérience. C’est pourquoi j’ai répété cette phrase je ne sais combien de fois depuis que je suis ici : « La réalité devient évidente dans l’expérience », et encore : « L’expérience est le phénomène dans lequel la réalité devient transparente et se fait connaître » (In cammino. 1992-1998, op. cit., pp. 311, 250). Cette phrase de don Giussani est « nucléaire » !
Alors, que signifie revivre l’expérience d’un autre ? Que signifie revivre l’expérience de don Giussani ? Que nous a-t-il témoigné et proposé comme hypothèse pour entrer dans le réel, pour être hommes, pour ne par perdre l’intention de voler, pour être des hommes qui ne cessent pas de chercher, des hommes auxquels le désir ne fait pas défaut ? Écoutons encore le Pape qui, dans son Message au Meeting, nous a invités « à ne jamais perdre le contact avec la réalité, et même à aimer la réalité. Cela fait aussi partie du témoignage chrétien : en présence d’une culture dominante qui met à la première place l’apparence, ce qui est superficiel et provisoire, le défi consiste à choisir et aimer la réalité. Don Giussani a légué cela comme programme de vie lorsqu’il affirmait : “La seule condition pour être toujours et véritablement religieux [c’est-à-dire des hommes] est de vivre toujours intensément le réel. La formule pour cheminer vers le sens de la réalité est de vivre le réel sans rien exclure, c’est-à-dire sans rien renier ni oublier. En effet, il ne serait pas humain, il ne serait pas raisonnable, de considérer l’expérience en se limitant à sa surface, à la crête de ses vagues, sans descendre au plus profond de son activité” » (François, Message au Meeting pour l’amitié entre les peuples, 24-30 août 2014). Par son rappel, le Pape nous redonne “maintenant” le programme de vie que don Giussani nous a toujours proposé ! Et ce programme n’est pas la répétition des formules justes, c’est l’indication d’un chemin que nous pouvons tous parcourir. Pour être hommes il faut « vivre toujours intensément le réel » (Le sens religieux, op. cit., p. 160). Chacun doit prendre sa décision.

LA VALEUR DES CIRCONSTANCES
De quoi le réel est-il fait ? Il est fait de circonstances, de circonstances, comme vient de le dire Davide, à travers lesquelles le Mystère nous appelle, nous réveille, vient à notre rencontre afin que nous ne cédions jamais, afin que nous ne succombions pas au néant. C’est notamment pour cette raison que don Giussani nous a invités à regarder la circonstance d’une manière qui nous empêche d’en rester à son apparence : les circonstances sont la manière à travers laquelle le Mystère nous appelle, nous sort du néant, nous préfère. C’est pourquoi il nous dit, toujours dans Le sens religieux : « L’homme, la vie rationnelle de l’homme, devrait être suspendue à l’instant, à ce signe apparemment si changeant et si casuel que sont les circonstances à travers lesquelles le “seigneur” inconnu m’entraîne, me provoque à réaliser son dessein. » Il ne demande pas une définition, mais une réponse à une provocation. Ces circonstances, renchérit don Giussani, peuvent être un « signe [parfois] aussi énigmatique [la difficulté de vivre, la misère de la vie quotidienne, les situations dramatiques, les choses plus apparemment inhumaines], aussi obscur, aussi opaque, aussi apparemment fortuit, que l’enchaînement des circonstances : c’est comme se sentir à la merci d’un fleuve qui nous emporterait de-ci, de-là. » C’est pourtant la manière par laquelle le Mystère m’appelle pour ne pas me laisser tomber dans le néant. « Et dire “oui” à chaque instant sans rien voir, en adhérant simplement à la pression des circonstances, [est] une position vertigineuse » (Le sens religieux, op. cit., p. 199-200) ; voilà pourquoi la peur nous saisit souvent et nous reculons face au défi. Quel témoignage que le sien ! « J’espère que ma vie, nous disait don Giussani, s’est déroulée selon ce que Dieu attendait d’elle. On peut dire qu’elle s’est déroulée sous le signe de l’urgence parce que chaque circonstance, chaque instant même, a été, pour ma conscience chrétienne, la recherche de la gloire du Christ » (« Don Giussani : “Je suis zéro, Dieu est tout” », interview par D. Boffo, Traces, novembre 2002, p. 35-36).
En effet, pour lui, « la vie coïncide avec la réalité dans la mesure où elle me touche, m’appelle, me provoque, par conséquent il n’y a pas de vie sans mission ». Comment la vie nous touche-t-elle ? « Elle nous touche en tant que réalité [une réalité qui met en jeu notre liberté] et la réalité incite toujours à une collaboration, à un engagement, c’est-à-dire à une mission ». Mes amis, voilà ce que nous devons suivre. C’est à travers cela que le Mystère nous appelle. Qui peut prétendre de nous une telle suite ? Dieu seul. Qui d’autre peut prétendre quelque chose de semblable ? Seul Celui qui nous appelle. C’est pourquoi la question définitive est de comprendre comment Dieu nous appelle, parce que sinon, nous parlons de Dieu abstraitement, nous le rejetons de la réalité, nous le reléguons là où nous pensons qu’il est, et de cette manière, comme le dit le Pape, nous regardons la réalité en restant à l’apparence, nous ne reconnaissons pas que nous sommes appelés à Lui répondre à travers les circonstances. Mais don Giussani nous a éduqués à les reconnaître et à les regarder pour ce qu’elles sont : la manière par laquelle Dieu nous appelle. Ce peut être quelque chose d’absolument banal (une petite lueur) ou une circonstance obscure, parfois opaque, mais c’est comme si, à travers cela, le Mystère nous disait : « Écoute, cette forme que tu ne comprends pas, qui te paraît si obscure, est le signe à travers lequel Moi qui fais toutes les choses je construis ta vie, je te fais mûrir, je te rends toi-même, je te rends uni, je réveille ton désir, je te rends présent au présent ». C’est impressionnant de voir quelqu’un accueillir ce dessein !
« Très cher père Carrón, je t’écris pour te remercier pour ce que tu as proposé aux Exercices et pour le travail sur le fait de “vivre les circonstances” que tu nous as lancé comme défi cet été. J’ai 27 ans, je me suis mariée il y a deux ans et je suis mère d’une petite fille de 9 mois (née trisomique) ; je suis médecin en recherche d’emploi. Ce n’est pas une situation vraiment ordinaire. Je t’écris justement pour te remercier, parce que je me suis rendu compte au cours de ces mois à quel point j’ai besoin de suivre. Un fait exceptionnel n’est pas suffisant (dans mon cas, le quotidien est en quelque sorte exceptionnel grâce à la présence mystérieuse de ma fille), toute la bonne prédisposition catholique face à la vie non plus. Je suis chrétienne, j’appartiens au mouvement pratiquement depuis toujours, toutefois cela ne suffit pas pour vivre vraiment ; il faut aujourd’hui un sens pour vivre ce qui est là. Ces mois-ci, le fait de suivre le mouvement, non seulement formellement mais en me laissant éduquer, souvent même durement, a introduit dans mes journées la conscience que ce qui m’est donné aujourd’hui est la compagnie la plus utile pour moi en ce moment, mon chemin pour connaître ce qui remplit vraiment le cœur : Jésus. Il s’est imposé comme une compagnie fidèle, comme une présence amoureuse nécessaire ; cela ne signifie pas que j’avais besoin que quelqu’un me dise que ma fille a une valeur infinie, que sa vie est grande : cela est évident dans le rapport quotidien avec elle, il faudrait que tu la voies ! La différence est dans le goût qui vient de la conscience que le Seigneur m’appelle ici et non pas là où je le pensais. C’est comme si le présent, et donc les petites choses, la maison, mon mari, ma fille m’avaient été “rendus” ! Cela remplit vraiment le cœur de gratitude. Je n’aurais vraiment jamais cru que vivre la réalité enflammerait mon désir de bonheur, au lieu de le combler d’une manière ou d’une autre ou de l’arranger. Merci encore de tout cœur pour le guide que tu es sur ce chemin humain, très humain. » Ce qui lui est donné aujourd’hui est la compagnie la plus utile pour elle maintenant. Elle n’avais pas besoin que quelqu’un lui dise que sa fille avait une valeur infinie (une définition, en somme) ; pour cette jeune mère, « la différence est dans le goût qui vient de la conscience que le Seigneur m’appelle ici et non pas là où je le pensais ». Si bien que tout lui est restitué : les choses, sa maison, son mari, sa fille.
Mais parfois nous n’acceptons pas cette méthode : nous n’acceptons pas de le reconnaître et nous reculons. Face aux défis des circonstances actuelles, qui souvent nous bouleversent, quelle est la tentation ? C’est de succomber à la peur en croyant pouvoir atteindre l’unité en étant « exemptés des risques », comme nous le disait cet été le philosophe Eugenio Mazzarella. Nous ne croyons pas que la circonstance nous est donnée par le Mystère, par le Seigneur du temps et de l’histoire, pour reconquérir la vérité ; il n’y a pas d’autre manière de reconquérir la vérité que nous connaissons déjà qu’à travers la liberté, à travers l’implication de ma personne dans la Vérité qui m’appelle à travers les circonstances.
Comme nous le rappelle le cardinal Angelo Scola dans son interview à Traces, ce qui prend parfois le dessus est « une vision statique de l’homme : certains croient encore, avec un certain intellectualisme éthique, que le seul problème serait d’apprendre la doctrine juste, pour ensuite l’appliquer dans sa vie : “La doctrine authentique, une fois proclamée, s’imposera”. Cependant, c’est une position qui ne tient pas compte de cette donnée : par le fait même d’avoir été “jeté” dans la vie, l’homme se retrouve à vivre une expérience de laquelle naissent demandes, interrogations. La doctrine, qui pour un chrétien est évidemment basée sur l’expérience originaire de la “séquelle” du Christ, proposée avec autorité par le Magistère de l’Église, doit être redécouverte en tant que réponse organique à tous les “pourquoi ?” qui naissent de l’expérience. Sinon, cela ne suffit pas. » (« Les conséquences du “bel amour” », interview par D. Perillo, Traces, 22 septembre 2014, www.traces-cl.fr).
Voilà pourquoi don Giussani nous presse en soulignant qu’après la rencontre « nous ne devons pas archiver la réalité parce que nous savons déjà [et] avons tout [parce que maintenant nous L’avons rencontré]. Nous avons tout, mais nous ne comprenons ce qu’est ce tout [que] […] dans la rencontre avec les circonstances, avec les personnes, avec les évènements », comme nous l’a témoigné cette mère. Soit nous comprenons cela, soit tous les défis historiques auxquels nous devons faire face n’auront plus rien à voir avec notre chemin et deviendront même un obstacle. Pour don Giussani au contraire, ils sont précieux pour notre chemin. Nous avons tout, mais nous ne pouvons pas comprendre ce qu’est ce tout juste en répétant des définitions, en nous contentant d’adhérer formellement, mais dans la rencontre avec les circonstances. Si nous ne comprenons pas que l’ensemble des circonstances nous est donné pour notre maturation, pour reconquérir notre unité, nous abandonnons cette vérification. « Il ne faut rien archiver, insiste don Giussani, [...] ni rien censurer, oublier ou renier. [Parce que] nous comprenons ce que veut dire le tout que nous avons, la vérité que nous avons, [...] ce que signifie ce “tout” nous le comprenons [...] en affrontant les choses, donc à travers le fait des rencontres et des évènements, à travers la rencontre et dans les évènements » (L’io rinasce in un incontro. 1986-1987, Bur, Milano 2010, p. 55).

DANS SA COMPAGNIE, SÛRS EN TOUT LIEU
Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons atteindre cette assurance qui nous permet d’entrer partout, dans toute périphérie et, au lieu de nous laisser définir par la peur, d’être déterminés par la certitude qu’Il engendre en nous parce que, comme nous le dit encore le Pape dans son Message au Meeting (nous devons reprendre tout ce message !), « le chrétien [qui vit comme nous avons tenté de le décrire] n’a pas peur de se décentrer, d’aller vers les périphéries, parce que son centre est en Jésus-Christ. Celui-ci nous libère de la peur [pas parce que nous disons formellement “Christ”, nous savons bien que cela ne suffit pas, qu’une appartenance formelle n’est pas suffisante pour vaincre la misère, pour vaincre la peur, mais qu’il faut une expérience du Christ ; c’est ainsi] dans Sa compagnie nous pouvons avancer avec assurance dans n’importe quel lieu, y compris à travers les moments sombres de la vie, sachant que, où que nous allions, le Seigneur nous précède toujours de sa grâce et que notre joie est de partager avec les autres la bonne nouvelle qu’Il est avec nous. Les disciples de Jésus, après avoir accompli une mission, rentrèrent enthousiasmés par les succès qu’ils avaient obtenus. Mais Jésus leur dit : “Toutefois, ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux” (Lc 10,20-21). Ce n’est pas nous qui sauvons le monde, c’est Dieu seul qui le sauve. » (François, Message au Meeting pour l’amitié entre les peuples, 24-30 août 2014).
Seuls ceux qui sont certains de l’essentiel pourrons être disponibles à chercher des formes et des moyens pour communiquer la vérité rencontrée ; sinon il y aura une incommunicabilité absolue avec les autres. « Un monde qui se transforme si rapidement, poursuit le Pape, demande aux chrétiens d’être disponibles pour chercher des formes ou des modes de communication de la nouveauté pérenne du christianisme dans un langage compréhensible [don Giussani est un exemple de cette révolution dans les modes comme dans les formes]. En cela aussi il faut être réalistes. “Souvent il vaut mieux ralentir le pas, mettre de côté l’appréhension pour regarder dans les yeux et écouter, ou renoncer aux urgences pour accompagner celui qui est resté sur le bord de la route” (Evangelii Gaudium, 46) » (ibid.).
« Combien de personnes, dit encore le Pape, dans les nombreuses périphéries existentielles de notre temps, sont “lasses et prostrées” et attendent l’Église, nous attendent ? Comment pouvons-nous les atteindre ? Comment partager avec elles l’expérience de la foi, l’amour de Dieu, la rencontre avec Jésus ? Telle est la responsabilité de nos communauté […]. Face à de nombreuses requêtes d’hommes et de femmes, nous courons le risque d’avoir peur et de nous replier sur nous-mêmes dans une attitude de crainte et de défense. Et de là naît la tentation de la suffisance et du cléricalisme, de codifier la foi dans des règles et instructions, comme le faisaient les scribes, les pharisiens et les docteurs de la loi de l’époque de Jésus. Tout sera clair, tout sera ordonné, mais le peuple croyant en recherche continuera d’avoir faim et soif de Dieu. » (François, Aux participants à la rencontre organisée par le Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, 19 septembre 2014).
Pour répondre à ces défis, le Pape nous renvoie à la manière dont Jésus lui-même les a affrontés : sans se laisser effrayer, sans se replier dans la peur, Jésus part à la rencontre de ceux qui sont “lasses et prostrés”. Un exemple connu de ce genre de personnes sont les publicains, haïs par tout le monde à cause de leur évidente incohérence. Le rapport de Jésus avec eux mène les pharisiens et les scribes à murmurer contre Lui : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! ». Mais leurs objections n’arrêtent pas Jésus. Au contraire, Il défend encore plus sa manière d’entrer en rapport avec les publicains par des paraboles comme celle du fils prodigue (Lc 15,11-32), qui met en évidence à quel point Il était conscient du risque qu’il courait par sa manière de procéder. Le fils prodigue restera à jamais l’image de celui qui, ayant tout reçu (père, maison, biens…) ne peut résister au charme de l’autonomie ; tout lui paraît faire obstacle à son désir anxieux d’une liberté sans limites, comme nous le voyons en nous et souvent dans nos concitoyens. Nous pouvons tous imaginer le frémissement du père face à la liberté de son fils. Malgré tout, le père court le risque de la liberté de son enfant. Quel amour pour la liberté de son fils, pour qu’il puisse reconquérir à travers son expérience ce qu’il savait déjà !
Et voilà que l’imprévu a lieu : précisément au moment où le fils est le plus égaré, quand, pour survivre, il s’abaisse à manger des gousses avec les porcs, tout n’est pas encore perdu. Pourquoi ? Parce que justement au moment où l’on s’y attendrait le moins, le fils « rentre en lui-même ». Le fils retrouve en lui-même quelque chose qui ne s’est pas perdu. Précisément au moment apparemment le plus obscur et confus émerge son cœur avec ses évidences et exigences constitutives. Toutes ses erreurs ne peuvent effacer la mémoire de sa maison, de son père et du train de vie de ses ouvriers. Et cela lui permet de juger, de comparer très rapidement sa situation précédente et celle actuelle : « Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! » Ainsi peut-il récupérer, de l’intérieur de son expérience, ce qu’il pensait déjà savoir. Il se rend compte de l’ampleur de son besoin et de combien il est bon d’avoir un père. Il comprend enfin où réside la liberté, il découvre que la liberté est un lien, une maison, un père ; il reconnaît combien il est bon d’avoir un père qui se jette de nouveau à son cou et l’accueille de nouveau en tant que fils. Le père, à son tour, est heureux de voir que sa patience envers la liberté de son fils lui a permis de le retrouver en tant que fils, et il est reconnaissant et heureux d’avoir un fils heureux d’être son fils. En même temps, nous aurons toujours sous les yeux le fait que rester formellement à la maison comme l’autre fils ne signifie pas nécessairement avoir compris ce que signifie être fils et avoir un père ; en effet, on peut rester à la maison mais en se plaignant.
C’est notamment pour défendre sa manière de procéder avec ceux qui vivent à la périphérie de l’humain, parce que leur soif de liberté, anxieuse, impatiente et inquiète, les a emmenés si loin, que Jésus propose à ses dénigreurs ce rapport du père avec le fils prodigue. En traitant ainsi les publicains, qui ont préféré quitter la maison du Père parce qu’ils la percevaient comme trop étroite, c’est comme si Jésus disait aux pharisiens : « Je fais ainsi, je cours le risque et les attends, parce que mon Père fait ainsi. » C’est cette certitude du rapport de Jésus avec le Père – « Je ne suis pas seul » – qui Lui est essentielle pour vivre et pour risquer jusqu’au bout avec ceux qui se sont éloignés, jusqu’à leur permettre de découvrir de l’intérieur de leur expérience qui ils sont et à Qui ils appartiennent.
En ce moment particulièrement chargé de défis, caractérisé (comme nous l’avons dit à propos de l’Europe) par l’effondrement des évidences historiques dans de terribles tourments, à travers tant de souffrances (songeons encore à l’épisode du fils prodigue), face à tant de nos contemporains qui s’obstinent à parcourir les chemins les plus étranges (de même qu’il peut nous arriver aussi de rechercher la satisfaction en poursuivant nos fantaisies), nous pouvons comprendre que le Mystère peut courir le risque de la liberté pour nous faire découvrir, à eux comme à chacun de nous, qui nous sommes vraiment et à quoi nous sommes appelés. Sur quoi compte le Mystère ? Sur notre cœur et sur Sa présence, qui a pris chair pour être près de nous et pouvoir réveiller en nous le désir de retourner à la maison, pour que chaque épreuve nous permette de découvrir ce qu’est la liberté.
Nous n’avons pas été choisis pour sortir de la réalité, mais pour être encore plus au cœur des situations. Nous avons été choisis pour accompagner « celui qui est resté sur le bord de la route », nous dit le Pape. Et le père Antonio Spadaro, en parlant au Meeting, a utilisé l’image du flambeau : « Le flambeau [...] avance là où sont les hommes, il éclaire cette portion d’humanité dans laquelle il se trouve. Si l’humanité se dirige vers l’abîme, le flambeau ira vers l’abîme [non pas parce qu’il veut pousser vers celui-ci], c’est-à-dire qu’il accompagne les hommes dans leurs évolutions. Bien sûr, de cette manière il peut réussir à les arracher à l’abîme, en le leur montrant. Si nous ne sommes pas en chemin avec les hommes, si nous ne bougeons pas et que nous disons : “La lumière est ici, nous sommes le salut, venez, et ceux qui ne veulent pas venir, ils peuvent bien se tuer”, voilà, cette image de l’Église n’est pas l’“hôpital de campagne” dont parle François. Il faut accompagner les évolutions culturelles et sociales, aussi ambiguës, difficiles et complexes qu’elles puissent être » (A. Spadaro dans Le periferie dell’umano [Les périphéries de l’humain, ndt], par E. Belloni et A. Savorana, en cours de publication chez Bur).
C’est pourquoi nous reconnaissons avoir été choisis, nous insistons sur l’essentiel pas parce que tout se termine là mais plutôt pour que tout commence de là. Toujours dans son Message au Meeting, le pape François invite à « ce retour à l’essentiel qu’est l’Évangile de Jésus-Christ », parce que « les chrétiens ont le devoir de l’annoncer sans exclure personne, non pas comme quelqu’un qui impose un nouveau devoir, mais bien comme quelqu’un qui partage une joie, qui indique un bel horizon, qui offre un banquet désirable. L’Église ne grandit pas par prosélytisme mais “par attraction” (Evangelii gaudium, 14), c’est-à-dire “à travers un témoignage personnel, un récit, un geste, ou la forme que l’Esprit Saint lui-même peut susciter en une circonstance concrète” (ibid., 128) », (François, Message au Meeting pour l’amitié entre les peuples, 24-30 août 2014).
Voilà notre tâche. Nous avons été choisis pour cela, comme nous le rappelle encore don Giussani : « Il y avait le néant, le néant en général et plus directement le néant de chacun de nous : le terme “élection” indique la limite, le seuil entre le néant et l’être. L’être surgit du néant comme choix, comme élection [nous avons été sortis du néant parce que nous avons été choisis] : il n’existe pas d’autre condition envisageable, ni d’autre prémisse possible [comme le disait Davide au début]. Ce choix et cette élection découlent de la pure liberté du Mystère de l’action divine et expriment son absolue liberté. » (Engendrer des traces dans l’histoire du monde, Parole et Silence, Les Plans sur Bex, p. 83-84).
Et don Giussani poursuit : « Le mystère de Dieu qui s’exprime comme liberté dans le choix ou l’élection tressaille, peut et doit tressaillir, avec crainte et tremblement, avec une absolue humilité, à l’intérieur de la préférence humaine parce que cette préférence humaine est l’ombre de la liberté de Dieu. » (ibidem, p. 84). Dieu nous appelle pour que nous Le communiquions à tout le monde. Dieu a eu cette préférence pour nous pour qu’à travers nous, Son amour arrive à tout le monde. Comme le dit saint Paul : Dieu m’a choisi pour montrer dans ma personne ce qu’il voulait donner à tout le monde. Ainsi, dans cette préférence humaine de Dieu vibre toute Sa passion pour chaque homme. Et c’est pourquoi notre première préférence va à celui qui nous a choisis. Voilà pourquoi nous répétons souvent le mot « gratitude ». Reconnaître la grande préférence du Christ pour nous signifie reconnaître avec gratitude ce lieu qui m’est constamment donné. Mais pour comprendre jusqu’au bout toute la responsabilité contenue dans cette préférence, il faut avant tout reconnaître que notre première réponse est pour Celui qui nous préfère ainsi ; c’est nous rendre compte que nous avons été choisis par Lui. Alors seulement je comprends que la « prédilection de la liberté de Dieu, qui choisit un Homme, caché comme une petite fleur invisible dans le sein de Marie, a pour horizon le monde entier [c’est pourquoi il n’y a pas d’Église, dit le Pape, si ce n’est pas une Église qui sort. La Présence que nous portons est pour le monde entier : pour le monde entier, pas pour le contexte que nous décidons, en choisissant qui est à la hauteur et qui ne l’est pas]. Aussi le reflet humble, plein de crainte et de tremblement dans l’homme de cette prédilection, de cette préférence, n’existe que comme amour du monde, pour le bénéfice à apporter au monde, pour la passion du monde. Et l’on peut s’émerveiller de ce paradoxe suprême de la préférence qui choisit et élit en vue d’embrasser la réalité, d’emporter le monde avec soi. Le choix et l’élection, dans la réalisation de la préférence, coïncident avec un amour envers toutes les réalités vivantes, envers chaque homme et chaque chair » (ibidem, p. 84). La préférence du Mystère nous permet de regarder toute chose, même la situation la plus dramatique, avec un « regard sauvé », comme l’a dit le père Pizzaballa au Meeting (cf. Le periferie dell’umano, op. cit.).
Qui peut dire cela ? Qui peut préférer ainsi ? Qui peut aimer ainsi ? Qui peut aimer ainsi toute chair ? Je peux préférer uniquement si je me rends compte que j’ai été et que je suis préféré, si je vis cette préférence, si cette préférence me fait déborder au point d’en devenir contagieuse, si elle me rend capable de préférer tout le monde, d’entraîner d’autres personnes. C’est ainsi que nous pouvons risquer, parce que celui qui ne risque pas ne pourra pas reconquérir tout cela aujourd’hui et atteindre cette unité de la vie que nous désirons tous.

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