Guerre et Paix

Enlèvements. Décapitations. Chrétiens en fuite… Les bombes tentent d’endiguer les horreurs perpétrées par l’État Islamique. Monseigneur Silvano Maria Tomasi, observateur permanent à l’ONU, à Genève, explique ce qui tient à cœur à l’Église.
Luca Fiore

Les images de FA-18 américains décollant des porte-avions alternent avec celles des ruines de leurs objectifs dans l’est de la Syrie et le nord de l’Irak. Alors que se poursuit l'exode des populations chassées par l'Etat Islamique, la communauté internationale tente d'arrêter avec des bombes l'avancée des fondamentalistes. Est-ce la bonne solution ? Allons-nous répéter les erreurs du passé ? "La guerre est toujours une folie", clame le Pape François, qui a à l'esprit les chrétiens tués en Irak, les décapitations en Syrie, les bombes dans les églises au Nigeria, mais aussi les chars russes en Ukraine, la violence en Palestine, en Libye, au Congo et en Afrique centrale. La guerre ! Et la guerre aussi contre les chrétiens. Le Pape demande de mettre un terme à la violence, par la force si besoin est. Mais il sait qu’intervenir dans le mauvais sens peut empirer les choses plutôt que les améliorer. Alors ? Dans la pratique, qu'est-ce que l'Église demande à la communauté internationale ? Quand elle parle d'intervenir, qu’entend-elle par-là ? Mgr. Silvano Maria Tomasi, observateur permanent du Saint-Siège auprès des Nations Unies à Genève, est la voix du Pape dans l'un des avant-postes diplomatiques les plus importants au monde. Il connaît les possibilités et les limites des organisations internationales. Et il fait en sorte que, chaque jour, le message de l'Eglise interroge les grands de la Terre.

Le Pape a parlé d'une "troisième guerre mondiale morcelée“. Est-ce juste un slogan? Qu'a-t-il en tête quand il utilise cette expression ?

Le Pape François exprime une préoccupation grave. Aujourd'hui, les foyers de guerre sont nombreux dans le monde, avec cette caractéristique que, souvent, ceux qui luttent ne sont pas constitués en armées régulières, mais sont des ‘groupes’, capables malgré tout de faire des milliers de victimes. Les grandes puissances, sans être impliquées de façon directe, sont intéressées par ce qui se passe et agissent de manière silencieuse. Ce n'est pas la guerre mondiale classique mais, comme hier, le monde est victime d’une lutte pour le pouvoir, au moyen d'armes et d’idéologies sanguinaires. La personne humaine et la paix sont considérées comme sans intérêt et sacrifiées sans hésitation. Avec le risque que les incendies se multiplient et aboutissent à des conflits encore plus durs.

À Redipuglia, le Pape a dit : «La guerre est toujours une folie".

L'histoire montre que la violence ne donne pas de résultats positifs ; dans le long terme, elle génère plus de violence encore. Nous, chrétiens, nous préconisons la voie de l’amour, du dialogue et de la paix. Mais, à cet idéal, s’oppose la réalité du mal. Jean Paul II parlait de «péchés structurels», à savoir les comportements contraires aux principes fondamentaux de l'éthique chrétienne et de la loi naturelle. Il est évident que l’on refuse d’entendre le message de l'Évangile : ce choix, fait en toute liberté, conduit aux tragédies que nous avons sous les yeux.

Quelle est la préoccupation actuelle du Saint-Siège quant à la situation en Syrie et en Irak ?

L'État Islamique, ou Dae’sh, agit de manière intolérable : génocide, violation du droit à la vie, de la liberté de conscience, de la liberté de religion, de l'intégrité des personnes. On parle de femmes vendues pour 150 dollars, de gens égorgés s’ils ne se convertissent pas à l'Islam sunnite... Le Pape François demande d'arrêter l'agresseur injuste. Quand un État est incapable de protéger les citoyens, la communauté internationale a le devoir d'intervenir avec les moyens qu’elle s’est donnés : l'Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations Unies.

La guerre est-elle un de ces moyens ?

L'usage de la force n'est pas synonyme de guerre. Une action efficace est nécessaire, mais comme celle d’un policier dans un quartier difficile : il ne déclare pas la guerre à la population ; il protège les habitants. Ce que nous demandons, c’est que l’on arrête la violence.

Les frappes aériennes américaines vont-elles dans le bon sens ?

La voie la meilleure pour la communauté internationale est le dialogue, la rencontre avec l'autre, la négociation. Mais il s’est développé une situation d’urgence, extrêmement complexe et marquée par une violence épouvantable. Le Dae’sh est une menace pour les pays voisins et pour le monde. Afin d’arrêter cet agresseur injuste, l’utilisation de la force semble indispensable. Différents experts se demandent si les attaques aériennes suffisent ou si une action terrestre ne serait pas nécessaire.

L’intervention américaine n’a pas le feu vert de l’ONU, même si Washington insiste sur le fait que les Etats-Unis n’agissent pas seuls.

La coalition, impliquée actuellement dans la campagne militaire contre le Califat, constitue une approche acceptée, du moment qu’elle inclut des pays à majorité musulmane. Avec les nations occidentales, ces pays du Moyen-Orient représentent d’une certaine manière les membres de l’ONU. Une intervention qui n’impliquerait pas des pays musulmans de la région serait perçue comme une agression ou, pire, comme une guerre de religion.

Pourtant, quelques pays arabes ont financé le Dae’sh, jusqu’à ces derniers temps du moins.

Le Moyen-Orient est une terre de contradictions. Certains intérêts vont au-delà des pays directement touchés par la violence. Si on arrivait à réaliser quelque chose ensemble pour le bien commun, ce serait déjà un pas de fait…

L’an dernier, la veillée de prière pour la paix a contribué à l’arrêt des raids américains. Or ceux qui les proposaient, le faisaient au nom d’une « ingérence humanitaire ». Qu’est-ce qui a changé ?

Ce qui a changé, c’est l’adversaire : non plus un état-membre de l’ONU, mais des groupes terroristes qui ont pris possession d’un territoire où ils agissent avec une cruauté jamais vue. Le devoir de protéger les communautés victimes d’une telle tragédie ne fait aucun doute. Il s’agit de solidarité envers les personnes que les gouvernements d’Irak et de Syrie ne sont plus capables de protéger.

Mais qu’est-ce que les Nations Unies peuvent faire d’autre ?

La communauté internationale peut prendre des sanctions, bloquer l’envoi d’armes et la vente de pétrole sous le manteau. Elle pourra faire appel au Tribunal criminel international de Rome, afin de demander des comptes pour tant de crimes.

Le Saint-Siège a-t-il une solution à proposer ?

Ce n’est pas à nous de définir les aspects techniques de l’intervention. Nous cherchons à sensibiliser les institutions internationales. En septembre, par exemple, nous avons invité à Genève les Patriarches catholiques et orthodoxes de Syrie et d'Irak, pour qu’ils nous disent ce qui se passe sur le terrain. Le Saint-Siège est un peu la voix de la conscience qui dit : Regardez, la situation est difficile et compliquée, vous devez faire quelque chose !

Pourquoi cette insistance sur la participation de l'Organisation des Nations Unies ?

Parce qu’elle garantit l’objectivité juridique de l’action de la communauté internationale. C'est la seule façon de faire prévaloir le bien commun sur les intérêts particuliers. La machine de l’ONU est lourde, lente, parfois exaspérante. Mais c’est le lieu de rencontre de tous, et le meilleur endroit pour convenir d'une action dans l'intérêt de tous. Le but est vraiment de préserver ce que nous avons en commun. Or, en tant qu’êtres humains, nous avons en commun les droits fondamentaux inhérents à tout individu.

Les expériences du Rwanda ou de la Bosnie enseignent que l'ONU n'arrive pas toujours à temps pour désarmer ceux qui veulent tuer. Est-il quand même intéressant de suivre cette voie ?

Les difficultés évidentes dans le fonctionnement de l'ONU sont liées aux différents intérêts qui se superposent. Mais, avec une intervention unilatérale, vous prenez le risque d’aggraver le mal, donc de ne pas atteindre le bien que, sur le papier, vous voulez.

L'Église est préoccupée par la situation des chrétiens, persécutés pour la seule raison qu'ils sont chrétiens. Mais, dans le même temps, elle ne croit pas qu'il s'agisse d'un affrontement entre religions. De quoi s’agit-il, en fait ?

Aujourd'hui, au sein du soi-disant Califat, les chrétiens n'ont que cette alternative : ou se convertir ou, dans le meilleur cas, payer une taxe et vivre comme des citoyens de seconde zone. Au pire, ils sont décapités. Les chrétiens sont persécutés uniquement parce qu’ils sont chrétiens. Mais ils ne sont pas les seuls à être touchés ; dans les pays musulmans, la dimension religieuse s’identifie à la société civile, ce qui élimine le pluralisme et ne garantit pas la liberté. C’est pourquoi les leaders chrétiens, de la Syrie à l'Afghanistan en passant par le Pakistan et l'Irak, insistent sur la notion de ‘citoyenneté’. L’égalité des droits doit être garanti aux citoyens. Il ne s’agit donc pas tant d’un choc des religions que d’une façon différente de concevoir la société. Le phénomène est bien connu ; et ce n'est pas un hasard si, dans des pays comme la Syrie ou la Turquie, les chrétiens qui, il y a un siècle, représentaient 20 à 50% de la population, sont maintenant réduits à zéro. Ils représentent une minorité tellement insignifiante qu’elle n'a aucune influence politique ou militaire ; et, comme elle est inutile aux grandes puissances, elle est facilement oubliée.

Les appels à la paix de plusieurs Papes, au cours du siècle dernier, sont restés sans écho. Cette « voix de la conscience » a une forte composante de réalisme : il ne s'agit pas seulement de bons sentiments, n’est-ce pas ?

La voix des Papes appelant à la paix dont ils montrent tous les avantages, semble parfois retentir dans le désert. Les intérêts économiques et idéologiques particuliers l'emportent trop souvent sur les exigences du bien commun. Mais le rappel du Pape François, qui prie, demande et témoigne de la voie de la paix, n’est pas inutile. Il est la voix du bien, un appel au cœur de l’homme pour l'encourager à rechercher la paix avec laquelle on gagne tout, alors qu’avec la guerre, on perd tout. Ce n'est pas une aspiration idéaliste ; c’est un soutien aux efforts de la communauté internationale, pour que l’espérance reste vivante, qu’elle ne se fatigue jamais de rechercher la paix. Le Prince de la Paix, apparemment, était vaincu sur la Croix. Aujourd'hui, à travers ce qui apparaît comme des échecs, nous continuons à faire l'histoire.