Toi, que cherches-tu ?

Notes de l’intervention de Julián Carrón à la journée de début d’année des lycéens de Jeunesse étudiante (GS) Milan, le 12 octobre 2014.
Julián Carrón

Julián Carrón. Tous les matins, chacun de nous reprend le chemin de la vie avec tout ce qui bouillonne en nous dès le réveil, du malaise à l’inquiétude face aux engagements qui nous attendent tout au long de la journée. Mais il y a quelque chose qui nous précède, il y a Quelqu’un qui a déjà pensé à nous avant notre réveil et qui s’adresse à notre moi tel qu’il est, avec toutes ses inquiétudes, avec tout ce qui bouillonne à l’intérieur, pour lui dire : « Tu n’es pas seul ». Quelqu’un qui nous apporte le même message que celui entendu par cette jeune fille il y a deux mille ans à Nazareth. Comme alors, aujourd’hui aussi chacun de nous se trouve face à cette annonce.

Angélus

Alberto Bonfanti. Bonjour à vous tous qui êtes ici présents comme à tous les amis connectés en visioconférence depuis l’Italie et l’étranger. « “La seule joie au monde est de commencer. Il est beau de vivre parce que vivre c’est commencer, toujours, à chaque instant. Quand ce sentiment fait défaut – prison, maladie, habitude, stupidité - on voudrait mourir.” Cette phrase de Cesare Pavese vaut particulièrement pour ceux qui sont au début du chemin, quand chaque fibre de notre être crie son désir de vivre et d’être heureux ». Notre ami Julián, que nous remercions pour sa présence avec nous cette année encore, a placé cette phrase au début de sa préface au livret (La vita è mia, irriducibilmente mia [La vie est à moi, irréductiblement à moi, ndt], par G. Mereghetti, Piccola Casa Editrice, S. Giuliano Milanese-MI 2014, p. 7) qui recueille une partie des contributions que vos amis et vous nous avez envoyées au cours de ces trois années pour préparer ce moment du début d’année et le Triduum pascal. Elle explicite très bien la raison pour laquelle nous nous retrouvons ici ce matin. Nous ne sommes pas ici pour un rite, mais parce que nous voulons nous dire, nous redire, témoigner à nous-mêmes et au monde la joie de commencer, le goût de commencer. J’ai été très frappé, en lisant vos contributions, toujours sincères et loyales, par le fait que beaucoup témoignent de ce désir qui les a poussés à commencer l’année scolaire, comme l’écrit Marta : « Jamais comme cette année j’ai désiré que l’année scolaire recommence. Non seulement j’avais envie de revoir mes amis, mais aussi d’étudier et d’affronter de nouveaux sujets, d’avoir des responsabilités et des tâches, des devoirs. Je voulais tout découvrir, tout connaître, j’avais hâte d’étudier et de comprendre. Le premier jour d’école a été fantastique : j’ai retrouvé mes camarades de classe que j’aime bien, mes enseignants auxquels je suis très attachée, et ils nous ont expliqué ce que nous ferons cette année. Pendant qu’ils énuméraient les thèmes, je me suis surprise à penser : tant de beauté nous attend ! Même les matières que j’ai toujours détestées me fascinent maintenant, parce que je me suis aperçue que tout parle de moi. J’ai décidé de dire toujours “oui” aux circonstances et de continuer à suivre cette intuition de bien que j’ai vue et qui ne dépend pas de la situation dans laquelle je me trouve, mais de mon rapport avec la réalité et avec l’infini. Je souhaite continuer à voir ce bien dans l’école aussi, comme cela m’arrive ces jours-ci, et tous les soirs je suis surprise en voyant comment le destin fait que cela se manifeste de nouveau pendant mes journées. Je me sens aimée, je me sens une partie fondamentale de quelque chose de grand. »
Cette joie que vous communiquez est le fruit de l’expérience positive que vous avez faite pendant la dernière année, pendant l’été, pendant les vacances de GS, au Meeting. Cette joie est l’attente que quelque chose de nouveau, d’autre se produise dans notre vie. C’est cette attente que manifestent clairement les “nouveaux” le premier jour d’école. Plusieurs d’entre vous, dans les contributions que vous avez envoyées, ont montré ce qu’a engendré cette joie pendant le premier mois d’école : du tract distribué à Milan sur les évènements en Irak jusqu’aux différentes initiatives nées un peu partout en Italie, et particulièrement en Sicile, en passant par la découverte de la vérité de soi face à un problème de mathématiques, comme le raconte un jeune de Rimini, ou face à un cours sur l’écrivain Manzoni, ou en se retrouvant avec un camarade de classe pour constituer, pour les élections au Conseil d’Administration, une liste au titre significatif : « Réaliste ». Cette joie naît de l’expérience que suivre un autre nous correspond, que la règle de la vie est suivre ce qui nous fascine, comme nous l’a dit José Medina au Triduum pascal de cette année.
Mais cette joie, comme en témoignent tant d’autres et comme nous pouvons le voir en nous-mêmes, décline souvent. Maria Giulia écrit : « Après deux semaines environ, la fascination de cette expérience a commencé à s’effilocher, jour après jour, au point que je me demandais quel sens avait eu le fait d’être heureuse pour une période donnée, si je ne pouvais pas l’être dans mon quotidien. Hier, en lisant un article, j’ai trouvé cette phrase qui arrive à mieux décrire ma question : le paradis se manifeste-t-il en des instants de plénitude isolés et fugaces ou en quelque chose de durable et de stable ? Depuis que l’école a commencé, cette question est toujours plus présente et urgente. Dois-je me résigner à l’opacité du quotidien ou y a-t-il autre chose ? » Un autre demande : « Comment peut-on vivre ce qui est extraordinaire dans l’ordinaire ? ». C’est pourquoi nous te demandons, Julián : qu’est-ce qui permet à cette joie de se maintenir ? Qu’est-ce qui rend notre personne unie, au point de vivre tout ce qui est donné avec plénitude et avec goût, sans nous résigner à l’opacité du quotidien ?


JULIÁN CARRÓN

L’ILLOGIQUE ALLÉGRESSE
Bonjour à tous ! Ce matin, quand je me suis réveillé, pendant que je me prélassais dans mon lit, je pensais à vous et je vous percevais déjà comme mes compagnons de chemin, parce que j’avais lu vos questions et vos contributions. Je me demandais : qui sait comment ils vont ? Avec quelle attente se seront-ils réveillés ce matin ? Et je me demandais : qu’est-ce qui m’unit à eux ? Qu’est-ce qui m’unit à chacun de vous ?
C’est la même attente, que nous partageons avec tout le monde, de quelque chose d’assez significatif pour remplir la vie de cette joie, de ce sens dont nous avons tous besoin. C’est cette même attente que portaient en eux ces deux hommes qui, en suivant quelqu’un qui avait attiré leur attention, se sont entendu adresser cette question avec laquelle nous sommes tous arrivés ce matin : « Que cherchez-vous ? ». Soudain, j’ai eu un mouvement de tendresse envers chacun de vous, en pensant à vous : à quelle étape du parcours se trouve chacun d’eux ? Quelles peuvent bien être les préoccupations qui envahissent leur vie ? Avec quelle attente vont-ils venir à la Journée de début d’année ? J’aimerais tellement vous embrasser un par un, précisément en ce moment où, pour tant de raisons, chacun est tendu par la recherche de quelque chose, souvent encore à tâtons. J’aimerais vous communiquer cette même passion pour votre vie qu’ont expérimentée ces deux hommes par la manière dont ils se sont sentis regardés par cet inconnu, parce que c’est ce que chacun de nous recherche, plus ou moins consciemment, comme l’écrit Liviana : « Moi aussi, je veux me demander : qu’est-ce que je cherche ? Qu’est-ce que je désire vraiment à l’occasion de cette rentrée scolaire ? Qu’est-ce que je me surprendrai à chercher en commençant mes journées et les engagements normaux de la vie ? Avant tout, je suis toujours à la recherche de ce regard que j’ai rencontré mille fois ; je ne peux pas faire comme s’il n’avait jamais existé, parce que sans cela je ne suis pas complète. » C’est la question que nous portons tous en nous, d’une manière ou d’une autre : qu’est-ce que nous cherchons ? Bianca dit : « C’est la question qui m’a “poursuivie” tout l’été et qui me “poursuit” toujours plus, chaque jour qui passe. »
Pourquoi cherchons-nous ce regard ? Parce que nous portons en nous, presque malgré nous, ce désir, cette attente, ce besoin, parce qu’il nous est nécessaire pour être nous-mêmes. Voilà pourquoi j’ai été très frappé par une phrase qu’un ami m’a donnée cet été et qui est tirée d’une chanson de Francesco Guccini : « Je n’existe pas quand tu n’es pas là », (Vorrei [Je voudrais, ndt], paroles et musique de F. Guccini). Je me demandais : de qui pouvons-nous dire cela ? De qui pouvons-nous dire cela maintenant ? Je me rends compte de ce qui est essentiel pour vivre parce que je n’existe pas quand cela manque et cela se voit parce que, comme continue la chanson de Guccini, quand cela manque « je reste seul avec mes pensées ». La seconde raison est que cette chose essentielle doit être présente. Il ne suffit pas qu’elle ait été dans le passé, il ne suffit pas que je la désire pour l’avenir. Si elle n’est pas présente maintenant, je n’existe pas. Il me semble que le seul critère pour reconnaître l’essentiel pour vivre que le Pape nous a rappelé dans son Message au Meeting de Rimini est le suivant : une présence qui me fait être. Je le reconnais parce que quand elle manque, je n’existe pas, je n’existe vraiment pas. Faites attention, parce qu’il ne s’agit pas avant tout d’un problème de cohérence mais d’appartenance à une présence sans laquelle je n’existe pas. Toute la question de la vie, mes amis, toute l’aventure de la vie est donc de répondre, de découvrir ce qui me fait être – ce qui me fait être maintenant ! –, dans cette situation historique dans laquelle nous nous trouvons à vivre. Qu’est-ce qui me rend moi-même et qui me fait être ici, maintenant, présent face à ce que je vis ? C’est ce que nous témoigne une chanson de Giorgio Gaber que nous allons écouter maintenant.
L’illogica allegria [L’illogique allégresse, ndt] (paroles d’A. Luporini, musique de G. Gaber)
Qu’est-ce qui nous fait être ? Rien ne peut empêcher chacun de nous de refaire dans la vie la même expérience que celle de Gaber. Je peux être « seul », dans n’importe quel lieu, « le long de l’autoroute », à n’importe quelle heure, « aux premières lueurs du matin », même conscient que « tout tombe en ruine », mais tout cela ne peut empêcher qu’il m’arrive ceci : « Un rien peut me suffire / peut-être une petite lueur / un air déjà vécu / un paysage [...] // Et je vais bien. » Il suffit que la réalité, qu’un fragment quelconque de réalité, presque un rien, entre dans l’horizon de notre moi à travers une circonstance quelconque, pour le réveiller et pour rendre possible l’expérience de ce bien. C’est un bien si surprenant que nous n’y croyons presque pas, qu’il semble être un rêve ; ce bien dont nous faisons l’expérience est si disproportionné par rapport à ce que nous avons fait que nous avons presque « honte » d’aller si bien. Mais une évidence s’impose : je ne peux nier que « je vais bien / justement maintenant, justement ici ». C’est comme si Gaber s’excusait (« Ce n’est pas ma faute / si cela m’arrive ainsi ») lorsqu’il se trouve face à cette surprise. Excusez-moi, ce n’est pas ma faute, si cela m’arrive ainsi. C’est comme si la réalité, un instant avant que nous puissions nous défendre d’elle, avant que nous arrivions à élever un mur contre elle, parvenait à pénétrer dans notre moi pour le rendre lui-même, « justement maintenant, justement ici ». Comment voyons-nous que la réalité est entrée dans notre moi ? Parce que je porte en moi une « illogique allégresse », une joie illogique. Pourquoi la définit-il comme « illogique » ? Parce que c’est comme s’il n’y avait pas de logique dans ce qui se passe, comme si l’on était tout à fait déconcerté. En effet, il paraît totalement disproportionné qu’« un rien / peut-être une petite lueur / un air déjà vécu » puisse introduire dans notre vie cette allégresse. « Une illogique allégresse / dont je ne connais pas la cause / je ne sais pas ce que c’est ». Je ne peux pas la nier, parce que je la porte en moi, mais je n’en connais pas la cause, aussi réelle que mystérieuse. Si elle n’était pas réelle, ce que Giorgio Gaber décrit ensuite ne pourrait pas avoir lieu : « C’est comme si tout à coup / je m’étais arrogé le droit / de vivre le présent ». Quelque chose entre dans ma vie et me rend présent face au présent, « justement maintenant, justement ici ». Quelque chose qui paraît un rien me rend tellement moi-même qu’il me rend présent face à ce que je vis. Quand cette présence est là, je me découvre tout uni, présent. Cette intuition de bien dont parlait Marta ne dépend pas de la situation dans laquelle je me trouve, mais de mon rapport avec la réalité et avec l’infini qui est en elle.
Mes amis, il est difficile de trouver une chanson qui exprime mieux le sens du chapitre dix du Sens religieux, qui éclaire mieux l’exemple donné par don Giussani : si chacun de nous, à son âge actuel, ouvrait maintenant les yeux pour la première fois, comme s’il naissait en ce moment mais déjà adulte, quelle serait sa toute première réaction face à la présence du réel ? Nous serions tous saisis d’étonnement par la présence des choses qui s’impose à nous, nous demeurerions sans voix. C’est ce que me racontait un jour un ami brésilien qui avait emmené en Italie un groupe de jeunes Brésiliens pour des vacances d’étudiants ; il y avait aussi quelques amis du Mozambique. Un jour, il les a emmenés voir le Mont Blanc : le long du chemin, tout le monde parlait et plaisantait, si bien que cet ami songeait à ce qu’il pourrait faire pour les forcer à se taire une fois arrivés devant le Mont Blanc et pour les introduire à cette beauté. Mais il a été le premier surpris en voyant que, dès que le premier groupe est arrivé, tous sont demeurés en silence, sans voix, devant le spectacle de cette beauté. Entre-temps, le groupe qui était derrière eux continuait à parler, faisait du bruit, et mon ami pensait à nouveau : « Quand ils arrivent, je leur dirai que... ». Il n’a rien eu à faire, parce que ce deuxième groupe aussi est resté en silence et tous se sont découverts reconnaissants et heureux. C’est précisément l’expérience que don Giussani décrit dans le chapitre dix : le moi, s’apercevant de la présence inexorable de la réalité, « réveillé dans son être [ces jeunes étaient distraits en gravissant la montagne] par la présence, par l’attraction et l’émerveillement [provoqué par la réalité], est rendu reconnaissant, heureux » (Le sens religieux, Cerf, Paris 2003, p. 156). C’est cette « illogique allégresse » dont parle Gaber, qui arrive à l’emporter sur toutes nos préoccupations. Dès qu’elle apparaît, j’existe ; je n’existe pas quand tu n’es pas là ; dès qu’elle apparaît, je suis tout moi-même, comme cela ne s’était jamais produit auparavant, pendant que j’avançais distrait sur mon chemin, absorbé par mes pensées.
Qui ne désirerait pas cela, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve, quoi qu’il pense de la vie et de comment la vie doit s’accomplir ? Qui ne désirerait pas cela tous les matins, à chaque instant ? Un instant de plénitude qui nous surprend, et dont je suis sûr que vous avez souvent fait l’expérience vous aussi, tant cela est humain, tant cela est simple. Dans cette expérience très simple, élémentaire, à la portée de la main de chacun de nous, à chaque instant, dans tout lieu ou toute circonstance, là – là, mes enfants ! – il y a toute la méthode de la vie. Une présence qui me fait être. Aucune de mes tentatives, aucun effort n’est à même de me donner cet instant de plénitude. C’est pourquoi il n’y a aucun autre critère pour reconnaître ce qui est essentiel pour vivre : on voit qu’une chose est essentielle parce qu’elle me fait être, et quand elle me manque, je n’existe pas, je n’existe vraiment pas ! Dès qu’elle apparaît, j’existe, je me découvre heureux, je porte en moi une « illogique allégresse », « justement maintenant, justement ici », qui me rend capable de vivre le présent.
En revanche, quand cette méthode ne s’impose pas, je ressens une grande amertume. « Quelle amertume, mon amour, / voir les choses comme je les vois [ce n’est pas le réel qui change, le réel est toujours devant nous, c’est la manière de voir les choses qui change, c’est “voir les choses comme je les vois”] [...]. // Quelle déception [...] / que vivre la vie avec ce cœur [souvent racorni] », en voyant que tout échappe des mains. Chantons Amare ancora [Aimer encore, ndt] (paroles et musique par C. Chieffo).
Amare ancora
Avez-vous pu éviter de ressentir un frisson en chantant « quelle amertume », « quelle déception » quand nous voyons les choses comme nous les regardons d’habitude, quand, au lieu de nous étonner devant le réel, ce sont l’amertume et la déception de « voir les choses comme je les vois » qui prennent le dessus ? En même temps, quelle libération de chanter, avec les paroles de cette chanson, qu’il est facile de vaincre cette déception : « Il suffirait juste de redevenir enfants et de se rappeler... / Et de se rappeler que tout est donné, que tout est nouveau / et libéré ». La vie est facile. Il suffit de se laisser frapper et étonner par cette réalité qui nous est donnée. Il suffirait de comprendre ce que don Giussani nous rappelle dans ce dixième chapitre, à savoir que notre première activité est une « passivité », que c’est le fait d’accueillir, de recevoir, de reconnaître que tout est donné. Une simple lueur suffit pour pouvoir dire que quelque chose nous est donné. Nous n’avons besoin de rien de particulièrement exceptionnel, nous n’avons pas besoin d’avoir devant nous le Mont Blanc tous les matins ; « une petite lueur », « le long de l’autoroute », à n’importe quel moment, suffit parce que toute chose, même la plus petite, atteste qu’il y a quelque chose d’autre que nous. « Voilà notre méthode », dit don Giussani dans le dernier recueil de ses assemblées avec les étudiants, les « Équipes », intitulé In cammino [En chemin, ndt], « la méthode pour déterminer avec clarté le problème de l’homme comme religiosité, qui est le problème le plus profond et totalisant de l’homme : il est avant tout nécessaire que devienne expérience personnelle le rapport entre l’homme et la réalité en tant qu’ayant une origine » (In cammino. 1992-1998, Bur, Milan 2014, p. 316), c’est-à-dire en tant que donnée.
Le vrai défi qui se pose à nous tous, grands et petits, est le même : quel est le vrai rapport avec la réalité ? Si nous n’apprenons pas cela, au lieu de cette « illogique allégresse » que serait la vie, ce qui l’emporte souvent est : « Quelle amertume... », « Quelle déception... » Où est la différence ? La différence ne réside pas dans le fait que la réalité est différente, parce que la réalité est la même pour chacun de nous ; la différence réside dans la manière dont nous vivons cette réalité, dans notre rapport avec la réalité. Voilà pourquoi don Giussani dit que c’est « le problème le plus profond et totalisant de l’homme ». Nous ne pouvons rien imaginer de plus décisif à apprendre. Si nous ne l’apprenons pas, nous nous trouvons face au défi que nous avons entendu tout à l’heure ; nous avons tous fait cette expérience dans des moments exceptionnels, mais elle décline : « Après deux semaines environ, la fascination de cette expérience a commencé à s’effilocher, jour après jour, au point que je me demandais quel sens avait eu le fait d’être heureuse pour une période donnée, si je ne pouvais pas l’être dans mon quotidien. [...] Dois-je me résigner à l’opacité du quotidien ou y a-t-il autre chose ? » Vous me demandez : qu’est-ce qui permet à cette joie de se maintenir ? Qu’est-ce qui permet que l’expérience du début puisse devenir stable ? Ou, pour le dire avec les paroles de don Giussani : comment faire du rapport entre l’homme et la réalité en tant qu’ayant une origine, en tant que donnée, une expérience personnelle stable ?

LE CHEMIN POUR FAIRE UNE EXPÉRIENCE
C’est là que se pose le problème du chemin, parce que nous avons connu ces moments et nous en vivons encore maintenant, mais nous nous retrouvons ensuite à demander si, dans le quotidien, nous devons nous résigner à l’opacité, comme si nous ne savions pas comment vivre ce moment initial de manière stable. Sans effectuer un chemin, nous pouvons revenir à la routine, même après des moments exceptionnels, et tout peut redevenir plat, misérable, réduit, insupportable. Nous sommes ici, mes amis, précisément pour parcourir ce chemin, car nous avons trouvé quelqu’un qui nous a proposé un chemin, et pour nous soutenir réciproquement dans cette voie. Chaque fois que nous nous retrouvons, c’est pour continuer le chemin, pour cultiver le goût du chemin, comme nous venons de le dire ; parce que sans effectuer un chemin, c’est-à-dire sans une éducation, cette méthode que don Giussani nous a confiée ne devient pas expérience personnelle stable, c’est-à-dire qu’elle ne m’appartient pas. La réalité est là, devant nous tous, mais nous la ressentons comme étrangère, comme si elle ne m’appartenait pas. C’est alors l’amertume qui prend le dessus, la déception prévaut. La réalité semble ne plus provoquer cette illogique allégresse et nous nous demandons s’il ne faut pas nous résigner à l’opacité.
Ce qui est beau, c’est que certains commencent déjà à faire l’expérience de la beauté du chemin. Maria Chiara écrit : « Cet été, j’ai découvert la beauté du chemin. Pendant des années, j’ai voulu améliorer mes capacités : je voulais être plus studieuse, plus constante, plus attentive et présente dans les amitiés et dans les rapports. J’ai toujours pensé que, pour rencontrer de nouveau ce que j’ai rencontré au cours de ces années et qui m’a rendue heureuse et libre, je devais être capable de l’accueillir [nous commençons à nous rendre compte que cela ne va pas de soi et qu’il faut apprendre à accueillir ce qui m’est donné]. Et je demandais d’être capable en tout, de m’en sortir. Mais, au bout d’un temps dans lequel alternent les réussites et les échecs, on voit que cela ne suffit pas non plus. On cherche à trouver la passion dans les études, et cela ne suffit pas ; on cherche à vivre des amitiés vraies, et cela ne suffit pas. Tout peut finir, même l’enthousiasme pour la vie, et l’on veut des nouveautés continuelles ; on veut fuir, voyager, changer. Je me suis demandée : comment vouloir rester au moment même où je suis ? Et l’on m’a répondu : “Qu’est-ce que tu aimes ?” Eh bien, je ne le savais pas, ou mieux, je répondais : “Ce que j’ai rencontré” [comme une phrase déjà sue]. Je savais que cela ne pouvait pas se réduire à la compagnie. C’est alors que, épuisée parce que je ne trouvais plus de “certitude” ou de signe que tout cela puisse m’arriver à nouveau, j’ai accepté [une provocation, une suggestion qu’un autre m’a faite ; répondre à une provocation de la réalité, qui peut être celle-ci ou une autre] d’aller au Meeting sans rien attendre, parce que tous mes projets pour l’été avaient échoué. Cette semaine-là, j’ai réellement vécu le Meeting. Entre le sacrifice du travail et l’émerveillement dans ce même sacrifice, je vivais tout avec beaucoup de liberté, c’est-à-dire que je demandais d’être là malgré ce que je suis, ou mieux, pour ce que je suis. Et j’ai vu dans d’autres personnes quelque chose de grand et d’imprévu que je ne pouvais pas comprendre, de même que je ne peux pas prévoir ma destinée. Je n’ai pas eu de miracle, mais j’ai parcouru un chemin. Il n’y avait pas de situations désavantageuses ou avantageuses, chacune était une occasion. Cette année, je dois affronter le baccalauréat et le test d’entrée en Médecine. Je tiens vraiment beaucoup à ce dernier, mais désormais je ne peux sincèrement pas me contenter de demander de le réussir, cela ne me suffit plus. Je veux qu’en tout cela se réalise un chemin [nous commençons à voir que notre réussite seule ne suffit plus]. Pour affronter cette année, j’ai demandé à mon école de pouvoir prier ensemble les Laudes avant le début des cours. Je les priais le matin pendant la semaine du Meeting et c’était vraiment une occasion pour être attentive pendant la journée. [Nous commençons à nous rendre compte que certains gestes nous éduquent à être attentifs, qu’ils commencent à nous éduquer sur ce chemin, que nous pouvons voir ce que nous ne voyions pas avant et que nous commençons à vaincre la déception et l’amertume de voir les choses comme nous les voyions avant. Ce qui avant n’était qu’une habitude ou peut-être un formalisme, nous commençons maintenant à le découvrir dans toute sa portée éducative. Nous commençons à prier pour “être attentive pendant la journée”]. J’espère que ce sera ainsi pour les personnes avec lesquelles je partage ce geste. » La conscience d’une amitié commence à grandir : que ce soit ainsi pour tout le monde, que ce ne soit pas un geste formel. « Attendez-vous à un chemin, pas à un miracle » (L. Giussani, “Raduno nazionale maturati” [Rassemblement national des bacheliers, ndt], Rimini, 28-30 septembre 1982, Archives de CL) disait don Giussani. Voilà le chemin !
La strada [Le chemin, ndt] (paroles et musique par C. Chieffo)
La question du chemin est la question la plus décisive de la vie. Nous savons tous où nous voulons arriver, quelle plénitude nous voulons vivre, quel rapport avec la réalité nous aimerions vivre afin que tout réveille en nous une illogique allégresse et qu’elle l’emporte sur l’amertume et la déception. Mais si nous ne trouvons pas le chemin, tout cela reste un vœu pieux qui retombe ensuite. Kafka l’avait très bien perçu quand il disait : « Il y a un point d’arrivée, mais pas de chemin » (F. Kafka, propos rapportés par G. Janouch, Conversations avec Kafka, Les lettres nouvelles – Maurice Nadeau, Paris 1978). Voilà le défi que nous avons devant nous. Beaucoup de personnes dans le monde, beaucoup de nos camarades disent : « Le but existe, mais nous ne connaissons pas le chemin ». Sans bien identifier le chemin, nous ne pouvons pas atteindre ce but que nous désirons tous conquérir. Pour cette raison, le chemin devient “la” que stion. C’est ici que le Message du pape François au Meeting de Rimini prend toute sa portée : « Le Seigneur ne nous a pas abandonnés à nous-mêmes [à l’opacité du quotidien, à la misère de notre survie quotidienne], Il ne nous a pas oubliés [c’est pourquoi il a entrepris un chemin].
Dans les temps anciens, Il a choisi un homme, Abraham, et Il l’a mis en route vers la terre qu’Il lui avait promise. Et lorsqu’est venue la plénitude des temps, Il a choisi une jeune femme, la Vierge Marie, pour prendre chair et venir habiter parmi nous. » (François, Message au Meeting pour l’amitié entre les peuples, 24-30 août 2014).
Ce qui est en jeu ici, mes amis, comme nous le rappelle toujours don Giussani, n’est pas un problème d’intelligence, d’être plus sage ou plus rusé, parce que même avec toute notre sagesse ou notre ruse nous pouvons nous perdre. C’est un problème d’attention, pour découvrir quelqu’un qui nous emmène où nous voulons aller sans savoir comment y arriver, où nous voulons arriver sans pouvoir l’atteindre seuls. C’est pourquoi il faut toujours demander d’avoir cette attention dont parlait Maria Chiara, parce que tout, dans la vie, se joue à ce niveau. On peut aller à l’école, comme le raconte Andrea, et après « les premières semaines d’école satisfaisantes, à un moment donné rien ne semblait me suffire et j’ai fait quelques projets en songeant que je pourrais ainsi atteindre ce bonheur, mais mes plans ne se sont pas réalisés comme je pensais [mais c’est précisément là, à l’école, qu’à un moment donné il se passe quelque chose]. Nous avons lu le Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie de Leopardi et tout de suite a émergé en moi, puissante, la question de cette journée : toi, que cherches-tu ? Je me suis redécouvert tendu vers ce désir de bonheur qui me fait vivre et qui me pousse à viser toujours vers le beau, vers le vrai, à m’émerveiller face à un tableau ou en écoutant une chanson qui rend la vie pleine. » À un moment donné, quelqu’un qui est en train de se noyer dans son néant tombe sur quelqu’un qui – en lisant un chant de Leopardi, dans ce cas – lui réveille tout son moi. Cela s’est toujours passé et cela se passera toujours ainsi. La rencontre avec cette Présence qui me fait être, pour le dire avec don Giussani, « ressuscite la personnalité, elle fait percevoir ou percevoir à nouveau, elle fait découvrir le sens de sa propre dignité, de la dignité de sa propre personnalité. Et comme la personnalité humaine est composée d’intelligence et d’affection ou de liberté, dans cette rencontre l’intelligence se réveille dans une curiosité nouvelle, dans une volonté de vérité nouvelle, dans un désir de sincérité nouvelle, dans un désir de connaître la réalité telle qu’elle est vraiment, et le moi commence à frémir d’une affection pour ce qui existe, pour la vie, pour soi-même, pour les autres, qu’il n’avait pas auparavant. Si bien qu’on peut dire : la personnalité naît » (In cammino. 1992-1998, op. cit., p. 184-185). Quand Tu es là, j’existe.

SUIVRE CE QUE JE COMMENCE À TOUCHER DU DOIGT
Alors, quand un tel évènement arrive, le drame de la vie commence parce que je dois décider : soit je suis ce que je commence à surprendre en moi, ce qui réveille mon moi, le remplit de curiosité et le fait frémir d’affection envers tout ce que j’ai devant moi, soit je reste seul à mijoter dans mes pensées. Voilà le drame que chacun de nous doit vivre. Une fois que j’ai identifié quelqu’un en qui je peux voir réalisé et accompli ce que désire, j’ai déjà trouvé une réponse à la question du chemin. Le chemin existe parce que je le vois devant moi, incarné en certaines personnes, dans la manière dont elles entrent en rapport avec le réel : des personnes chez qui la misère du quotidien n’a pas le dessus et pour qui le rapport avec chaque circonstance devient fascinant. Le défi est alors le suivant : je veux suivre ce que je commence à toucher du doigt, et non me contenter d’imaginer, de rêver en me disant : « Si seulement c’était vrai ! » Non. C’est vrai, je le vois devant moi, en quelqu’un. C’est là que commence le drame : vais-je suivre ce que j’ai vu, dont j’ai eu l’intuition, que je touche du doigt, ou bien continuer à me plaindre de la laideur de la réalité et de la vie ? C’est le problème de suivre ce que j’ai perçu comme correspondant à mon cœur.
Alors, qu’est-ce que signifie suivre ? Suivre, nous dit don Giussani, « consiste à désirer revivre l’expérience de la personne qui nous a provoqués » (Il rischio educativo, SEI, Turin 1995, p. 64), pour que ce que l’on voit en elle ou en lui puisse petit à petit nous appartenir, si bien que notre vie commence à être différente. « Plus d’un mois a passé depuis mon retour des vacances de GS et, de manière inattendue, le quotidien a rendu encore plus vifs l’émerveillement et la gratitude pour ce qui s’est passé.
Ces jours-ci, je reviens continuellement à cette grâce qui a explosé, oui, le matin où nous l’avons découverte : la pluie. Quoi ? Oui, la pluie. La vraie découverte, toutefois, n’a pas été la pluie, ni le soleil pour deux jours sur quatre, mais la provocation qui en a surgi à travers le père Gigi qui guidait les vacances et qui, à partir du psaume des Laudes, a relancé la question. Non pas : “Qu’est-ce qu’on fait ?”, mais : “Qu’est-ce que je cherche ? De quoi ai-je besoin ? Est-ce Ta force qui me soutient ou est-ce le soleil ?” À partir de ce lundi-là, devant un tel homme, j’ai expérimenté le fait que le défi était de me rendre compte de ce qui se passait devant moi, de moi-même et de la réalité [“me rendre compte”. La réalité existe, mais je peux être endormi, je peux être distrait. La vraie nouveauté n’est pas que la réalité existe, mais que je m’en rende compte.] Et la conscience du fait que c’est absolument dans mon intérêt est encore très vivante en moi, si bien qu’au lieu de m’entêter à attendre que les choses changent, j’ai commencé à lire de manière différente, à regarder la circonstance [qui peut parfois changer aussi] de manière différente, à aller au fond de celle-ci, à la juger. Pour la nouvelle année scolaire, plusieurs problèmes s’annoncent, parfois importants, mais je n’ai pas peur ni je ne m’inquiète de commencer à résoudre les problèmes. La méthode des vacances est en train de devenir la méthode du quotidien. » Voilà la question : si ce que nous vivons quand nous sommes ensemble, pendant les vacances, qui nous surprend lorsque cela arrive, devient progressivement la méthode du quotidien. Qu’est-ce que ce garçon a appris, à travers les personnes qui l’ont introduit à regarder la réalité de la manière qu’il a décrite ? Ce que le Pape nous a rappelé encore une fois dans son Message au Meeting, en nous invitant « à ne jamais perdre le contact avec la réalité, et même à aimer la réalité » ; puisque souvent, dans la culture dominante, on met l’apparence à la première place, le vrai défi est d’aimer la réalité. « Don Giussani a légué cela comme programme de vie lorsqu’il affirmait : “La seule condition pour être toujours et véritablement religieux [c’est-à-dire hommes] est de vivre toujours intensément le réel. La formule pour cheminer vers le sens de la réalité est de vivre le réel sans rien exclure, c’est-à-dire sans rien renier ni oublier. [Parce qu’]il ne serait pas humain, il ne serait pas raisonnable, de considérer l’expérience en se limitant à sa surface, à la crête de ses vagues, sans descendre au plus profond de son activité” » (François, Message au Meeting pour l’amitié entre les peuples, 24-30 août 2014). Par son rappel, le Pape nous redonne “maintenant” le « programme de vie », tel qu’il l’appelle, de don Giussani. Et ce programme n’est pas la répétition des formules justes, c’est l’indication d’un chemin pour que puisse se produire ce même émerveillement, que ce soit face à la pluie ou à toute autre circonstance, parce que pour être hommes il faut « vivre toujours intensément le réel », nous dit don Giussani (Le sens religieux, op. cit., p. 160).

LA VALEUR DES CIRCONSTANCES
En quoi consiste le réel ? Le réel est fait de toutes ces circonstances : partir en vacances où il peut pleuvoir, me retrouver face à une matière scolaire que je n’aime pas, ne pas être bien avec mes amis. La question est de savoir si, dans tout cela, nous en restons à l’apparence ou si, dans toutes ces situations, nous allons au fond de là où le Seigneur veut nous amener à travers toute circonstance. À partir de vos lettres, on voit que, pour beaucoup d’entre vous, toute chose devient partie du chemin, parce que tout ce qui nous est donné, tout ce qui arrive dans le réel sert à découvrir toujours plus ce qui nous est arrivé dans la vie. Néanmoins, nous raisonnons souvent ainsi : après avoir rencontré le Christ, tout est déjà résolu ; L’ayant rencontré, nous avons tout, et il faut donc archiver toute la réalité. Mais don Giussani dit le contraire, que la réalité n’est pas à archiver, et sa réponse me frappe toujours. Pourquoi ne faut-il pas l’archiver ? Quel est le lien entre la réalité, ces circonstances qui ne sont pas à archiver, et mon rapport avec le Christ ? « La réalité n’est pas à archiver parce que nous savons déjà tout [ou que] nous avons déjà tout. [Oui, il est vrai que] nous avons tout, mais nous ne comprenons ce qu’est ce tout que [...] dans la rencontre avec les circonstances, avec les personnes, avec les évènements. Voilà pourquoi il ne faut « rien censurer, [ou] oublier [ou] renier. » (L. Giussani, L’io rinasce in un incontro. 1986-1987 [Le moi renaît dans une rencontre, ndt], Bur, Milan 2010, p. 55). Il y a quelques jours, un étudiant a raconté sa semaine pleine d’activités : il y avait l’accueil à organiser pour les étudiants de première année, il y avait les appartements à organiser pour les nouveaux arrivants, et il devait préparer ses examens. Mais le samedi il s’est retrouvé avec une tristesse sans bornes. Il a commencé à appeler de tous côtés tous ceux qu’il pouvait joindre, mais il n’arrivait pas à s’en défaire. C’est alors qu’il s’est remis à lire le texte de la journée de début d’année à laquelle il avait participé. Il a commencé à relire ce qu’il avait déjà lu mais qu’il n’avait pas compris, c’est-à-dire le passage où Davide Prosperi avait dit : « Le début est un don, une prédilection, de même que le début de la vie est un don immérité, le signe le plus grand du rapport avec celui qui nous a voulus » (« Je n’existe pas quand tu n’es pas là », Traces, 14 octobre 2014, www.traces-cl.fr, rubrique “Vie de CL”). Cela lui a fait comprendre ce qu’il avait lu auparavant sans le saisir. Cela m’a vraiment impressionné parce que, dans l’expérience que chacun fait, sans devoir inventer de grandes théories, on commence à voir pourquoi le Mystère nous fait parfois passer à travers certaines circonstances. En effet si cet étudiant n’avait pas fait l’expérience de cette tristesse, s’il n’avait pas ressenti toute la vibration de son moi dans la recherche du sens jusqu’à sentir émerger à nouveau en lui la question : « Que cherches-tu ? », il n’aurait jamais pu « intercepter » la valeur de ce qu’il avait entendu à la journée de début d’année mais qu’il n’avait pas compris. Il aurait pu faire l’école de communauté avec ses commentaires sur ce texte sans l’avoir compris, parce que, sans cette tristesse, il n’aurait jamais compris toute la portée de ce qui lui avait été donné. C’est ce qui nous arrive souvent. Nous pouvons comprendre les choses, comprendre ce don qu’est le réel, le don d’avoir un ami, le don de rencontrer quelqu’un sur notre chemin qui nous introduit au vrai ; nous pouvons comprendre la portée de ce que nous avons en face de nous et intercepter, parmi de nombreux visages, le visage de celui qui nous est donné par le Mystère pour parcourir ce chemin, uniquement si nous sommes en mesure d’intercepter combien la réponse apportée par cette présence à notre demande (à la tristesse, dans le cas de ce garçon) est différente. C’est terrible, parce que sans qu’ait lieu cette rencontre entre le besoin que j’ai et quelque chose hors de moi, dans la réalité, une présence, un ami ou la personne aimée, sans cette rencontre je ne me rends pas compte de ce qui répond à ma vie.
Nous passons souvent à travers des circonstances dramatiques. Voilà pourquoi l’une de vous me demande : « Dois-je toujours me tromper pour grandir ? » Non ! Nous pouvons nous éduquer à vivre la réalité, nous pouvons suivre quelqu’un, comme nous venons de le voir. Il n’est pas nécessaire de toujours se tromper. Comme le dit l’un de vous : « Après la fin des vacances de GS, beaucoup de mes amis étaient tristes parce qu’ils se demandaient comment ils pourraient revivre pendant le reste de l’été ce bonheur qu’ils avaient expérimenté ces jours-là. Moi, j’étais si heureux qu’en fait je ne m’étais même pas posé cette question. Ce qui dominait mes pensées était cette Beauté qui m’avait conquis pendant cette dernière semaine et qui était passée à travers plusieurs visages, tout particulièrement à travers celui d’une de mes profs. Le mois et demi après les vacances de GS, je l’ai passé dans la solitude presque complète, à la mer avec ma mère, mon petit frère de quatre ans et mes grands-parents. Qui plus est, j’avais une épreuve de rattrapage en mathématiques en septembre, donc mes journées étaient scandées par l’étude de cette matière. Il y avait des garçons “normaux” [qu’il avait rencontrés là-bas] qui passaient leur journée à la plage à draguer les filles pour chercher à les convaincre de sortir avec eux le soir ; entre eux ils n’avaient que des conversations cochonnes, sur combien de filles ils avaient eues. Voilà le contexte dans lequel je me suis retrouvé pour une bonne partie de l’été. Pourtant, dans cette situation, je me réveillais tous les matins et la Beauté que j’avais vécue aux vacances était indélébile, ineffaçable. Je ne pouvais pas faire comme si cette rencontre n’avait jamais eu lieu. Mon désir aspirait à réexpérimenter cette joie que j’avais vécue. C’est ainsi qu’un soir, pendant que j’étais sorti avec ce groupe de garçons, comme je ne supportais plus leurs discours, je me suis adressé à l’un d’eux sur l’un des thèmes qui leur tenait le plus à cœur : l’amour.
Par des questions, je le provoquais à ne pas rester à un niveau superficiel comme il l’avait toujours fait, mais à aller un peu plus en profondeur. C’est alors qu’il m’a parlé de sa copine qui l’avait quitté quelques semaines plus tôt, et cette douleur le provoquait tellement que nous avons parlé intensément toute la soirée. À la fin, avant d’aller se coucher, il m’a arrêté en me disant : “Merci, avant ce soir, je n’avais jamais pensé à ce que nous nous sommes dit. Je suis vraiment heureux.” Mais le plus extraordinaire est ce qui s’est passé le lendemain soir : l’ami de la veille et moi, nous avons recommencé à parler et, cette fois, une fille qu’un autre ami avait invitée à sortir avec lui nous a entendus parler. Cette fille, attirée par ce que nous nous disions, s’est approchée de nous deux et a commencé à parler avec nous, si bien que nous avons parlé toute la soirée de ce qu’est l’amour. Et cette fille, qui ne nous connaissait pas du
tout, a commencé à nous raconter toute sa vie, même les aspects les plus privés. À la fin de la soirée, cette fille nous a remerciés, elle aussi étonnée par ce temps passé ensemble, par ce bonheur qu’elle découvrait en elle et qu’elle n’avait jamais expérimenté jusqu’à ce moment. J’ai raconté ces deux épisodes parce que j’étais frappé par comment je suis depuis les vacances de GS et par comment je change chaque jour. Il est arrivé quelque chose dans ma vie que je ne peux pas ne pas prendre en considération. Tous les matins, je me lève avec cet immense désir de refaire l’expérience de cette Beauté qui m’a conquis. Et ce désir me fait bouger, fait en sorte que je ne me contente pas, que je ne puisse me contenter de rien de moins que cette Beauté. Ce désir m’accompagne dans chacune de
mes heures de cours, dans le rapport avec mes amis et à la maison. Je me rends compte en ce moment que les journées ont un goût que je ne pouvais pas imaginer auparavant [non seulement aux vacances de GS, mais même dans le quotidien, dans l’opacité du quotidien !] C’est comme si, maintenant, j’avais des yeux nouveaux et je commençais à entrevoir les choses telles qu’elles sont vraiment [c’est un problème de connaissance, pas de “bravoure”, parce que si nous ne connaissons pas la réalité, nous finissons par étouffer. Il s’agit d’avoir des yeux nouveaux pour voir les choses telles qu’elles sont vraiment]. Je me réveille tous les matins en demandant que ce désir ne s’assoupisse jamais, au contraire, qu’il s’embrase toujours plus, pour que je puisse continuer à chercher cette Beauté qui a promis de m’attendre dans toutes mes journées. »

LE FILS PRODIGUE
Cependant, quand nous nous entêtons et que nous voulons faire par nous-mêmes, le Mystère nous laisse tout le temps nécessaire pour que nous puissions découvrir ce que nous sommes, même à travers nos erreurs. Ce n’est pas Lui qui nous pousse à nous tromper ; non, le fait est que nous sommes parfois si obtus que nous ne nous en rendons pas compte. C’est précisément pour cette raison que l’image du fils prodigue restera à jamais celle de l’homme qui, ayant tout reçu (maison, biens, père) ne peut résister au charme de l’autonomie, de faire par lui-même : comme il n’a pas compris ce qu’il a entre les mains, ce qu’il a reçu, tout lui paraît faire obstacle à la liberté, tout l’étouffe. Nous pouvons tous imaginer le frémissement du père face à la liberté de son fils qui s’entête, ne reconnaissant pas ce qui était évident. Que peut-il faire ? En tant que père, il doit accepter et donner à son fils le temps de comprendre. Cela ne signifie pas que le père l’invite à se tromper ! Mes enfants, le problème est que nous sommes si têtus que nous ne nous retrouvons parfois nous-mêmes qu’en touchant le fond, comme le fils prodigue : ce n’est qu’au moment où il se retrouve à manger avec les porcs, dit l’Évangile, qu’il rentre en lui-même et commence à comprendre. Quand tout semblait perdu, le fils retrouve en lui-même quelque chose qui ne s’est pas perdu : précisément au moment qui semble le plus obscur et confus, son cœur émerge avec ses évidences et exigences constitutives. Et toutes ses erreurs ne peuvent effacer le souvenir de sa maison, de son père et du train de vie de ses ouvriers. Cela lui permet de juger, de comparer très rapidement sa situation précédente et celle actuelle : « Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! » Ainsi peut-il récupérer (et nous pouvons faire de même) de l’intérieur de son expérience et même de ses erreurs, ce qu’il pensait déjà savoir : il se rend compte de l’ampleur de son besoin et de combien il est bon d’avoir un père. Il savait qu’il avait un père, mais il ne le savait pas vraiment ; il avait tout reçu, mais il a dû malheureusement le redécouvrir dans la rencontre avec son entêtement. Cela ne signifie pas que le père l’ait chassé de chez lui ou qu’il l’ait poussé à se tromper. Non, c’est que nous sommes si bêtes que nous pensons qu’il doit toujours y avoir un autre lieu, imaginé par nous, où nous pouvons plus nous retrouver nous-mêmes. C’est ainsi que le fils prodigue comprend enfin où réside la liberté, il découvre que la liberté est un lien, une maison, un père ; il reconnaît combien il est bon d’avoir un père qui se jette de nouveau à son cou et l’accueille de nouveau en tant que fils. Le père, à son tour, est heureux de voir que sa patience envers la liberté de son fils lui a permis de le retrouver en tant que fils, et il est reconnaissant d’avoir un fils heureux d’être son fils, parce qu’il ne veut pas de serviteurs, il veut des enfants. En même temps, nous aurons toujours sous les yeux comme exemple le fait que rester formellement à la maison comme l’a fait l’autre fils de la parabole ne signifie pas nécessairement avoir compris ce que veut dire être fils et avoir un père, car on peut rester à la maison en se plaignant. Quelle a été la découverte du fils prodigue ? Qu’est-ce qui a été vraiment stupéfiant ? Sa loyauté. À un moment donné, il s’est rendu compte que son image d’accomplissement, de liberté, ne correspondait pas, et il a eu le courage de se le dire et de rentrer à la maison, où il y a toujours un père qui nous attend.

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