Invité à la maison

Enrico Grugnetti, l’infirmier qui a marqué les esprits à la dernière MedConference de New York, raconte son aventure, qui commence lorsqu’il frappe à la porte de ses patients. Et parce qu’ils sont en train de devenir ses « compagnons de voyage »
Alessandra Stoppa

Lorsqu’il frappe chez quelqu’un, il n’en connaît que le nom, l’âge et le sexe. À chaque fois c’est l’inconnu, que ce soit derrière les baies vitrées d’un gratte-ciel donnant sur l’océan, dans un appartement de banlieue, ou encore derrière les moustiquaires de maisons en bois plantées au milieu du marécage. Nous sommes à Miami ! C’est ici qu’Enrico Grugnetti visite des personnes âgées malades. À la dernière MedConference de New York il a raconté devant un parterre de médecins et d’infirmiers les épreuves et la beauté de son travail, la surprise lorsqu’il établit une relation avec ses patients, et la compagnie qu’ils deviennent pour sa vie. « Les personnes âgées sont surprenantes ». Il visite aussi bien le petit vieux qui vient de Haïti et ne parle que Créole, que les afro-américains qui ne croient qu’à leurs rites, ou encore ce vieux garçon de l’Alabama qui n’aime pas les étrangers. « La personne est une. Pas que le patient, mais moi aussi. Lorsque je rencontre une personne, je rencontre une personne. Il faut vraiment faire un effort terrible pour la séparer de son problème médical ».

BESOIN DE MOZART. Juan est cubain. Il reste assis en silence pendant qu’Enrico écoute l’aide-soignante dresser la liste de ses problèmes ; puis c’est le tour de sa femme, fatiguée, accablée. Elles n’arrivent plus à s’occuper de cet homme dont elles ne voient que la maladie et la anche cassée. Enrico s’occupe ensuite de Juan. Il en profite pour essayer de mieux le connaître. « Quel est votre opéra préféré ? » lui demande-t-il. « Les noces de Figaro. » Enrico est passionné d’opéra. Ils se mettent à chanter ensemble Non più andrai farfallone amoroso, par cœur, en entier. « Là, tout a changé. L’angoisse avait disparu, remplacée par la conscience de la possibilité que quelque chose entre dans la vie, la surprenne et l’étreigne. Et cette chose, ce n’est pas nous qui la faisons : elle arrive ». La femme de Juan raccompagne Enrico à la porte et lui dit : « Revenez nous voir. Revenez chanter avec lui. C’est de cela dont il a besoin ! »
Ces rencontres transforment la vie d’Enrico. Ses patients lui jettent à la figure leur besoin, dans la fragilité de leur corps et de leur esprit. Ils sont souvent hospitalisés, et il les prend en charge à leur sortie : « J’accompagne ce passage, j’essaye de comprendre leurs besoins, de les aider à accepter la perte de leur autonomie, de chercher les meilleures conditions pour qu’ils puissent rester chez eux ». Il visite chaque jour 5 ou 6 personnes, et il en suit actuellement près de 40. Ce sont leurs proches qui préparent à manger, leur font la toilette, s’occupent des médicaments. « Regarder, écouter et éduquer la famille, c’est une partie essentielle de mon travail ». Mais certains patients sont pauvres et vivent seuls, Enrico étant la seule personne à aller les voir.

Toutes les personnes âgées ont quelque chose à raconter. L’histoire de Friedrich, c’était sa vie, rocambolesque et dramatique. Enrico ne s’est jamais lassé de l’entendre. Autrichien, échappant aux nazis alors qu’il n’était qu’un jeune garçon, Friedrich s’est retrouvé en Amérique ou il a monté sa petite entreprise à partir de rien. « C’était un homme très intelligent, qui chaque jour préparait les médicaments pour lui et pour son épouse diabétique ». Un jour, il a pris par erreur les médicaments de sa femme. On l’a retrouvé par terre, dans la rue, en état d’hypoglycémie. « La première fois que je suis allé le voir, il était tard. Assez tard pour que j’envisage de reporter ma visite au lendemain. Mais je me suis dit : “Allez, j’y vais, mais je ne reste pas longtemps”. Je suis resté avec lui pendant des heures ». C’était un homme irascible qui ne voulait pas se faire aider. Enrico est allé chez lui une fois par semaine pendant trois ans. Un jour, Friedrich lui a dit : « Tu es mon ami ». Cela a été un véritable coup pour Enrico :
« Qui suis-je pour être ainsi entré dans la vie extraordinaire de cet homme ? Il était en train d’exprimer une chose à laquelle je n’avais jamais pensé clairement : le rapport avec quelqu’un, qui que ce soit, peut être une amitié vraie, pour la vie ».
Friedrich est mort il y a deux ans, et Enrico pense souvent à lui : « Non pas comme une chose qui s’est passée, mais parce qu’il est le compagnon que Dieu m’a donné pendant le voyage de la vie ».

DONNER UN NOM. Un jour, Enrico est allé voir Luís. Sa fille était présente, ainsi que Mia, sa petite-fille de trois ans. Il a mesuré sa tension et sa température, l’a ausculté, puis s’est entretenu avec sa fille. Entre-temps, Mia s’est approchée de lui et lui a tendu sa poupée pour qu’il l’ausculte. Enrico s’est penché et a commencé à l’ausculter avec soin... « Ta poupée se porte très bien ! » Mia était heureuse. « Au moment de partir, elle a couru vers moi et m’a étreint les genoux ». Il pourrait ne s’agir de rien d’autre que d’un épisode attendrissant, mais en lui, il s’est passé quelque chose. Toute sa vie a défilé devant ses yeux. « Je me suis rendu compte que tout ce qui m’était arrivé m’avait amené là, avec ces personnes, afin de reconnaître avec elles que seul le présent existe, et que dans le présent il y a une mesure éternelle ». Pourtant, la probabilité qu’ils se rencontrent un jour était quasi nulle : il a grandi dans la province de Cagliari et quand il était enfant il se demandait s’il pourrait un jour voir Rome. Il vit en Floride depuis 6 ans et est devenu infirmier “par hasard”, parce qu’une amie lui avait proposé de venir passer le concours avec elle. « Je peux affirmer que les personnes que je rencontre sont une partie de ma vie, car je me rends compte que le Destin est présent et nous met ensemble ». Il ne sait pas pourquoi cela est arrivé à ce moment-là, « mais je sais que, si je suis disponible, cette possibilité existe toujours. » Le désir de vivre ainsi chaque jour grandit en lui : « Ne pas avoir l’anxiété de devoir arranger les choses, mais me laisser surprendre par la vie qui arrive avec son souffle infini. J’expérimente cela dans la simplicité d’une rencontre, à travers la fragilité, la mienne et celle de l’autre. Tout cela, c’est Jésus qui vient ». Enrico n’aurait jamais imaginé pouvoir Lui donner un nom : « Si je n’avais pas rencontré le Christ, le vertige de prendre conscience que la personne en face de moi existe ne serait qu’une pensée confuse. Je peux vivre sans avoir cette conscience profonde de la réalité, mais ces évènements me révèlent sa vraie nature : la réalité, c’est le Mystère qui arrive et qui nous touche ».

La relation entre un médecin et son patient est délicate. « Sans être aidé, on ne peut faire face au drame que vit le patient. La pression du système est telle que, pour se protéger, on se limite souvent à donner des directives pour les soins. Mais il ne suffit pas de donner une liste de médicaments ». Car souvent, les patients ne les prennent pas. Quand Emma a commencé à avoir confiance en Enrico, elle a sorti un sac où elle avait caché ses médicaments que depuis longtemps elle ne prenait pas. « Certains craignent les effets secondaires, d’autres ne croient pas à la médecine, ou alors ils se trompent. Si l’on va chez eux uniquement pour leur dire de se soigner, ça ne sert à rien ». Mais entrer en relation avec eux a eu pour Enrico des conséquences pratiques exceptionnelles : cela lui a permis de déceler des problèmes qui avaient échappés aux médecins. « C’est un métier qui demande intelligence, connaissance et affection. Je ne peux découvrir ce qu’il faut faire - et quand le faire - que dans une relation ». Même là où, pour gagner la confiance de son patient, il doit d’abord gagner celle de son chien. Même là où il semble échouer. Comme avec cet homme en phase terminale à qui sa famille donnait du piment en poudre, suivant une ancienne tradition caraïbe. Ils ne s’étaient pas rendu compte que le piment lui entrait dans les poumons. « Ils n’ont pas voulu se faire aider, et je n’ai pas trouvé la patience et les mots qu’il fallait. J’ai arrêté d’y aller parce que pour eux j’étais plus un problème qu’une aide ». La seule chose qu’il a pu faire a été de lui donner un bain : il avait si mal que personne ne se sentait capable de le laver. « Dieu fait homme est un infirmier », a dit récemment le Pape François : « Dieu Se mêle de nos misères, Il s’approche de nos plaies et les guérit avec Ses mains… Dieu ne nous sauve pas seulement par un décret, par une loi ; Il nous sauve avec tendresse, Il nous sauve avec des caresses, Il nous sauve avec Sa vie pour nous ».

OUI OU NON. Enrico a commencé à le découvrir avec son premier patient : don Giussani. Il l’a soigné pendant trois ans au cours desquels il a appris à être disponible, à ne pas formuler d’objections face à la réalité. « Pour lui, tout était rapport avec le Mystère, même les choses face auxquelles je me rebellais... Pour lui, tout était donné, et le voir me permettait de participer du regard propre du Christ, Celui qui fait toute chose nouvelle ». Il ne parle pas de mystique : il s’agit là de connaître les choses pour ce qu’elles sont vraiment. « L’autre me regarde avec des yeux qui demandent : qui es-tu ? Ce n’est pas une chose qu’on peut calculer. Et même si je suis ailleurs par mes pensées, la réalité m’invite à être là, et je peux répondre oui ou non. Mon désir le plus grand est d’accepter cette invitation ».