Est-ce l’Égypte dont ils rêvaient ?

Les jeunes de la place Tahrir qui continuent à faire pression. Les tensions entre pouvoirs. Pour le quatrième anniversaire de la révolution, le politologue Tewfik Aclimandos parle de son pays qui semble plongé dans une zone d’ombre.
Luca Fiore

Où a fini la révolution de la place Tahrir ? Et le Caire ? La capitale culturelle du monde arabe est-elle encore ce laboratoire politique où l’on cherche une voie vers la démocratie pour les pays à majorité musulmane ? Quatre ans se sont écoulés depuis les journées enflammées qui ont marqué la fin des trente ans du régime de Hosni Moubarak. Le mois d’août 2013 a été tout aussi enflammé lorsque des millions de personnes, toujours sur la place centrale du Caire, ont exigé et obtenu le renvoi de Mohamed Morsi, premier président islamiste de l’histoire égyptienne. Et maintenant ? Que fait un général à la tête de l’Égypte ? Quelles sont les intentions de cet Abdel Fattah al-Sissi, élu avec plus de 90 pour cent des voix il y a six mois à peine ? Après son élection, le pays a plongé dans une zone d’ombre pour les médias internationaux. Entre-temps, les tribunaux égyptiens ont acquitté Moubarak qui était accusé d’avoir donné l’ordre de tirer sur la foule (la révolution a fait plus de huit cents victimes) et ont condamné à mort par centaines les membres des Frères Musulmans. Est-ce l’Égypte dont rêvaient les jeunes de la place Tahrir ? La question est simple, mais la réponse peut être compliquée. Elle l’est pour Tewfik Aclimandos, chercheur au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire et au Collège de France. Il observe son pays et voit un faisceau de contradictions entremêlées.

Quel pays est l’Égypte aujourd’hui ?

Le pouvoir est aux mains d’un régime autoritaire qui jouit d’un grand soutien populaire. Al-Sissi doit affronter deux grands défis : celui de l’économie et celui de la sécurité intérieure. Mais la solution de ces deux problèmes est rendue plus difficile par ses rapports compliqués avec la classe politique et le leadership économique. Jusqu’ici, le régime s’est montré compétent sur le front de la politique économique et fiscale, mais de nombreuses personnes, bien qu’elles approuvent les différentes décisions, sont préoccupées par la manière dont elles sont prises.

C’est-à-dire ?

On dit que le général al-Sissi consulte toutes les parties avant de prendre une décision. En réalité, il est de notoriété publique qu’il n’y a que quatre ou cinq décideurs et qu’ils appartiennent au monde militaire.

Comment s’explique ce grand soutien populaire ?

Les gens savent qu’il n’y a pas de réelle alternative. Et cela laisse une grande marge de manœuvre au président. Il y aurait bien les Frères Musulmans, mais les gens ne veulent plus entendre parler d’eux. Les Égyptiens voient ce qui est en train de se passer en Lybie, en Palestine, en Syrie, en Irak, au Soudan, à Bahreïn. Tout le monde a peur d’une guerre civile et les militaires représentent la garantie d’un État fort qui est en mesure de maintenir la paix intérieure. Toutefois, nous ignorons si ce consensus est destiné à durer.

Comment interprétez-vous l’acquittement de Moubarak ?

Les juges n’avaient pas d’éléments pour le condamner. Je ne le défends pas, mais la magistrature n’a pas bien fait son travail, notamment parce qu’elle n’a été aidée ni par les services de sécurité, ni par la police. Je suis convaincu qu’al-Sissi n’est pas content de cet acquittement, parce que si Moubarak est innocent, alors le gouvernement actuel est illégitime. Le verdict de ce procès ne doit pas être lu dans la perspective du rapport entre l’ancien et le nouveau régime, mais dans le contexte des rapports au sein du monde arabe. Les pays du Golfe ne voulaient pas voir le Raïs finir ses jours en prison. Par le passé, Moubarak les a souvent soutenus, comme lorsqu’il appuya la guerre pour libérer le Koweït de l’occupation de Saddam. Aujourd’hui, l’aide économique provenant du Golfe est très importante pour l’Égypte.

Une autre chose que l’Occident peine à comprendre, ce sont les centaines de condamnations à mort prononcées contre les membres des Frères Musulmans.

Il faut se souvenir de deux choses : le système judiciaire égyptien et l’influence d’al-Sissi sur ce dernier. En Égypte, lorsqu’une personne est condamnée par contumace, si elle est reconnue coupable, elle obtient automatiquement la peine maximale. D’un autre côté, si la personne condamnée se rend, la sentence de mort n’est pas exécutée et le condamné a droit à un autre procès. Cela dit, la peine de mort est une condamnation injuste en soi, mais ça ne signifie pas que les accusés sont innocents. Beaucoup de membres des Frères Musulmans ont commis des délits très graves et il est juste qu’ils en répondent.

Il n’y a pas eu de pressions de la part du président ?

La vérité est qu’al-Sissi ne contrôle pas la magistrature. Il est arrivé que le président et le ministre des affaires étrangères soient à l’étranger lorsque la condamnation à mort de cinq cents Frères Musulmans a été prononcée. Si al-Sissi avait eu une quelconque influence sur les juges, il aurait fait en sorte que ce jugement soit prononcé en sa présence. Le fait est que la magistrature est à la dérive. Je voudrais le dire d’une manière moins drastique, mais je pense que les juges se vengent des Frères Musulmans, parce que le gouvernement de Morsi avait essayé de se débarrasser des juges, parfois en essayant de les condamner. Mais il y a aussi eu des cas de violence physique à leur égard. Les milices liées aux Frères Musulmans ont été jusqu’à menacer avec des armes des juges de la cour constitutionnelle. Aujourd’hui, la justice égyptienne n’est pas neutre à l’égard des Frères Musulmans. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’on condamne des innocents.

Un retour des Frères Musulmans sur la scène politique est-il envisageable ?

Pas avec le leadership actuel qui porte une très lourde responsabilité dans les agissements du gouvernement Morsi. L’Égypte vit une période très difficile et les chefs des Frères Musulmans n’ont pas l’intention de négocier. Pourquoi ? Le peuple a donné le feu vert à l’armée pour qu’elle destitue Morsi et poursuive les chefs des Frères Musulmans. À un moment donné, al-Sissi a demandé explicitement au peuple de le soutenir dans la lutte contre les « terroristes ». C’est pourquoi les Frères Musulmans en veulent non seulement au gouvernement, mais aussi à l’opinion publique. Il serait pourtant très intéressant qu’ils participent aux élections.

Pourquoi ?
On pourrait mesurer le soutien effectif dont ils bénéficient auprès de la population. Au premier tour des élections présidentielles de 2012, le parti Liberté et Justice a obtenu 24 pour cent des voix. C’était un bon résultat, mais ce n’était ni la moitié ni le tiers de la population. Combien obtiendraient-ils aujourd’hui ? Je pense beaucoup moins. Mais la condition pour qu’ils reviennent est qu’ils mettent fin aux actes de violence et que leurs chefs soient jugés. Mais cela n’aura pas lieu.
Les idéaux de la place Tahrir ont-ils été trahis ?

Les idéaux de la place Tahrir ont-ils été trahis ?

Ce qui s’est passé en 2011 ne sera pas oublié. Les Égyptiens ont destitué deux chefs d’État en trois ans et ils savent qu’ils pourraient recommencer. Aujourd’hui, il y a une culture politique qui n’existait pas avant. Les gens observent attentivement ce qui se passe.

À partir de quoi le comprenez-vous ?

Les gens sont allés voter pour la nouvelle Constitution, al-Sissi a été élu par plus de 25 millions d’Égyptiens – des chiffres impensables sous Moubarak – et il y a aujourd’hui un consensus sur le doublement du canal de Suez. Par ailleurs, les jeunes qui ont envahi la place Tahrir en 2011 et en 2013 y sont encore et font pression sur le président. Les vraies menaces pour le régime d’al-Sissi sont la vieille élite liée à Moubarak et ces jeunes révolutionnaires. Avec les premiers, on peut négocier, mais il n’y a pas une vraie nécessité de le faire ; alors qu’avec les deuxièmes il faudrait pactiser, mais pour les révolutionnaires, al-Sissi doit partir un point c’est tout. Ce sont les jeunes universitaires de la classe moyenne du Caire et d’Alexandrie. Les pauvres, même s’ils sont universitaires, sont du côté du président parce qu’ils sont plus préoccupés par le fait de trouver du travail.

Pourquoi les révolutionnaires sont-ils une menace ?

Au niveau électoral, ils ne comptent pas beaucoup, parce qu’ils n’ont pas de programme politique clair. Mais ils ont prouvé qu’ils ont la force de remplir les places. Ils pourraient le faire à nouveau.

Comment s’oriente la politique extérieure du président ?

Il cherche des alliances régionales avec l’Arabie Saoudite, les pays du Golfe et l’Algérie. Il partage le point de vue de tous ces pays sur presque tous les sujets, à part la Syrie. Al-Sissi tient à ses bons rapports avec les États-Unis, mais il désire avoir d’autres options parce que les présidents américains, depuis Bill Clinton, ont prouvé qu’ils n’étaient pas en mesure de comprendre les problèmes de la région. C’est pourquoi le Caire commence à regarder ailleurs, vers Moscou et Pékin.

Quelle est la situation des chrétiens d’Égypte aujourd’hui ?

Elle est bien meilleure que durant la période du gouvernement Morsi. Les conflits confessionnels ont diminué et les agressions contre les chrétiens se réduisent au minimum. Mais les discriminations existent encore et des conflits pourraient éclater à nouveau.

Quels sont les problèmes ?

Il y a tout d’abord le problème de l’autorisation de construire de nouvelles églises : les permis sont délivrés très lentement et les chrétiens tendent à ne pas les attendre, ce qui suscite la réaction souvent violente des musulmans. D’autre part, il y a le problème des relations et des mariages entre musulmans et chrétiens. Mais là il n’y a pas grand-chose à faire : il est difficile d’empêcher les jeunes de tomber amoureux… Pour le reste, le nouveau Patriarche copte orthodoxe est une figure positive. Tout le monde le reconnaît comme étant une personne ouverte, ce qui contribue aux bons rapports entre les communautés.