Chaque personne est un immense mystère, qui attend et appelle notre amour

Le Cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon depuis 2002, nous raconte comment il a vécu les faits tragiques du 7 janvier à Paris et son expérience face à ce qui est en train de se passer aujourd'hui.
Alessandra Stoppa

« Chaque personne est un immense mystère. Qui attend et appelle notre amour. » Le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon depuis 2002, nous raconte comment il a vécu les évènements de Paris et nous confie son expérience devant ce qui se passe en ce moment.
« La tolérance n’est pas encore une rencontre » dit-il. D’origine marocaine, soixante-cinq ans, l’archevêque Barbarin vit une profonde amitié avec l’imam de la région Rhône-Alpes, Azzedine Gaci : en 2006, il l’accompagna en pèlerinage à Thibirine, en Algérie, sur la tombe des moines trappistes tués en 1996. « Quand il vint me le demander, je lui répondis : nous partons demain » raconte-t-il. Ces derniers mois, il alla deux fois en Irak : pour inaugurer le jumelage entre le Diocèse de Lyon et celui de Mossoul, puis avec des fidèles pour partager la souffrance des réfugiés chrétiens à Erbil. Dans cet entretien, il aborde les interrogations qui interpellent chacun de nous : la culture du ‘rien n’a de sens’, la question du rapport entre foi et raison et ce qu’il observe dans les banlieues.


1) Comment avez-vous vécu et vivez-vous les évènements de la semaine dernière à Paris ? Qu’est-ce qui vous touche le plus de ce qui est arrivé et de la réaction mondiale à ces évènements?
Passé la stupéfaction et l’effroi, j’ai d’abord voulu garder un temps de silence, indispensable à la prière, à une prise de recul. Et puis, très rapidement, s’est organisé le rassemblement qui a eu lieu le jour même à 18h devant l’hôtel de ville de Lyon. Je suis venu, bien sûr, non pas pour dire «je suis Charlie», mais dans un élan de communion avec les victimes. J’ai voulu ce soir-là embrasser le Recteur de la Grande Mosquée, parce que je savais combien sa présence était un acte de courage, lui sur qui seraient braqués tous les regards. Ce qui m’a le plus frappé, outre l’immensité de ces foules, c’est que chacun ressentait un appel à la responsabilité. Emergeait une conviction commune: cette émotion ne sert de rien si elle ne se concrétise pas par des décisions et des actes. Certains veulent nous déclarer la guerre; plus que jamais nous sommes déterminés à nous battre pour la paix.

2) Êtes-vous interpellé, et comment devrions- nous être interpellés par la violence que nous voyons affluer dans tant de zones du monde?
C’est une vraie question, qui n’est pas exclusivement musulmane ou religieuse. Rappelons d’abord que les régimes athées du XXème siècle ont fait des millions de martyrs. Je pense aussi au génocide rwandais qui s’est développé entre populations chrétiennes. Quant à notre société si contente d’elle-même, si prompte à expliquer au monde les «valeurs universelles» ou la démocratie, elle a renoncé depuis bien longtemps au caractère sacré de la vie humaine.

3) Ce qui arrive dans le monde entier, de la France au Nigeria, jusqu’au Moyen-Orient nous porte à associer terrorisme et Islam, ou du moins avec une interprétation radicale de cette religion. Que pensez-vous du lien qui est fait entre la violence globale à laquelle nous assistons et la religion musulmane?
J’ai été très vivement interpellé par une analyse de Jean-Pierre Denis, un journaliste français: il explique que l’islamisme est comme une tumeur qui se développe sur le corps de l’Islam et qu’il ne faut pas trop vite dire que les deux n’ont rien à voir, faute de quoi on ne pourrait jamais procéder à l’opération. De la même manière que la pédophilie est un abcès qu’il convient de crever, la question de la violence, du rapport à la raison ou de la liberté de conscience sont des questions légitimes, indispensables, urgentes, auxquelles les musulmans savent qu’ils doivent répondre par eux-mêmes.

4) Que voyez-vous de problématique dans la nouvelle place géopolitique du monde islamique ? Quels sont au contraire les points qui peuvent nous faire espérer?
Chaque fois que j’ai voyagé au Moyen Orient, et spécialement lors de mes deux voyages récents en Irak, j’ai beaucoup lu et écouté. Et plus je travaillais, moins je comprenais... J’ai l’impression que ces questions me dépassent et que je n’ai pas grâce pour les aborder. En revanche, je vois clairement l’engagement qu’il nous faut prendre pour un partenariat tonique, englobant les questions matérielles, la proximité fraternelle et la communion spirituelle dans la prière. C’est ce que nous essayons de faire par le jumelage Lyon Mossoul.

5) Est-il possible de construire la paix devant le mal éminemment si cruel du terrorisme ? Quelle est, d’après vous, la route concrète?
Il est toujours possible et même nécessaire d’agir pour la paix, ce qui ne veut pas dire que ce soit facile, surtout quand de telles blessures sont infligées. L’évêque de Niamey, après avoir vu tant de ses églises brûler, a déclaré: «Nous avons médité sur l’amour des ennemis. Nous sommes en train peut-être de vivre l’agonie de Jésus dans nos propres corps». L’artisan de paix n’est pas un doux rêveur: il sait associer la douceur et la force. Je pense aussi au Patriarche des Chaldéens, Louis-Raphael Sako, qui répète aux chrétiens d’Irak, chassés de leurs villes: «L’espérance chrétienne, ce n’est pas de penser que ça ira mieux demain. C’est de croire, que, quelles que soient nos difficultés, nous restons entre les mains de Dieu».

6) Il est facile d’être sceptique, et de penser que l’éducation, le dialogue et la «rencontre entre les hommes» est une réponse trop «petite» et trop «à long terme» par rapport à un drame d’une telle envergure, et d’une telle urgence.
En effet, permettez-moi de distinguer des actions politiques, indispensables à la neutralisation des foyers terroristes, de celles de l’Eglise, c’est-à-dire de nos attitudes à chacun. Pour moi, la feuille de route a été écrite par Benoît XVI dans son livre Lumière du monde : «Il est important que nous maintenions une relation intensive avec toutes les forces islamiques désireuses de dialoguer et qu’une évolution des consciences puisse avoir lieu là où l’islamisme associe prétention à la vérité et violence» (Ch 9, p. 137, Ed. Bayard).

7) Votre amitié avec l’Imam Gaci est un exemple lumineux pour nous tous. Pouvez-vous nous raconter comment vous le vivez et ce que cela signifie pour vous? Avez-vous vécu en proximité avec lui ces jours douloureux?
Oui, comme vous le savez, Gaci était précisément à l’audience générale du pape François, le mercredi 7 janvier, quand l’attentat a eu lieu à Charlie Hebdo. Le contact personnel que les deux hommes ont vécu a été fort et l’a beaucoup marqué, comme il me l’a dit aussitôt et brièvement. Mais notre proximité fraternelle et spirituelle est telle que nous n’avons pas besoin de beaucoup nous parler pour nous comprendre et nous «trouver».

8) Que voulez-vous dire lorsque- dans l’interview au journal l’Avenire du 7 janvier de cette année- vous avez dit «si en partant d’un dialogue et d’une amitié on n’arrive pas à une admiration, un progrès dans la rencontre n’est pas possible»?
La tolérance suppose d’accepter une coexistence, mais elle n’est pas encore une rencontre. En fait, la bienveillance est requise pour comprendre les racines de la culture de l’autre, ses raisons de croire et la lumière d’une vie authentiquement religieuse. Il est vrai que quand je vois certains musulmans se lever la nuit, jeûner plus que je ne le fais, ce contact s’approfondit et peut faire naître une réelle admiration. Naturellement, cela m’invite à me convertir, à retrouver le chemin de la ferveur en voyant ce que Jésus me demande et que je ne fais pas, tandis que d’autres le font, même sans Jésus... Ma conviction est que le véritable levier du progrès dans le dialogue interreligieux, c’est l’estime mutuelle qui devient admiration.

9) Le cardinal Tauran a affirmé que «la religion n’est pas le problème, mais fait partie de la solution». Il nous semble important d’affirmer à nouveau que ce n’est pas la religiosité qui porte l’homme à lutter contre l’homme, mais le manque d’une «vraie religiosité». Pouvez-vous nous aider à approfondir cette question?
En fait, il s’agit de trouver un bon équilibre entre la foi et la raison : quand la raison se croit toute puissante, oublieuse de la foi, c’est-à-dire lorsqu’elle trouve en elle-même son origine et sa fin, elle devient inéluctablement une puissance de destruction, comme on l’a vu dans les grands totalitarismes du XXème siècle. Il en est de même pour la foi: lorsque celle-ci n’est plus tempérée par la raison, elle dérive et s’abîme souvent dans l’intégrisme, le fondamentalisme, le terrorisme. Elle considère l’homme comme un moyen au service d’une cause, alors même qu’il est la cause à servir. J’aime la formule du Cardinal Tauran car il ne dit pas que la religion est la solution mais qu’«elle fait partie de la solution». Nous nous rappelons la première page de l’Encyclique de Jean-Paul II où il expliquait que la foi et la raison sont les deux ailes qui nous portent vers la lumière. Priver notre vie de l’une de ces deux ailes, c’est le crash assuré dans les ténèbres.

10) Peut-on dire que ce que l’on voit en Europe, mais plus en général en Occident, témoigne d’un vide existentiel, c’est-à-dire d’un manque de réponses aux questions fondamentales de l’homme?
Absolument ! Pour moi, Charlie Hebdo est la manifestation d’un nihilisme désespéré contre lequel est venu frapper un autre nihilisme, celui de l’Islam radical. La culture du «rien n’a de sens» dégénère dans l’apologie de la dérision d’une part ou dans celle de la violence d’autre part. Car, si rien n’a de valeur, si rien n’est respectable, alors tout est destructible. J’ai entendu cette formule que je trouve juste : «Non, je ne suis pas Charlie, car je ne ris pas de tout. Je ne ris pas de la mort des gens de Charlie, par exemple». Cela dit, n’oublions pas que chaque personne est un immense mystère qui attend et appelle notre amour quels que soient ses dérives ou ses excès. Je pense à la déclaration émouvante de l’ancien directeur de Charlie Hebdo le jour même de la mort des journalistes : «’ai perdu tous mes amis (...) J’ai pas la foi. C’est dommage. J’aimerais peut-être avoir la foi aujourd'hui (...) S’il y avait une vie après la mort, je leur dirais combien je les aime».

11) Tout chrétien est dramatiquement interpellé par ce qui se passe en ce moment. Cependant nous vivons une grande disproportion et une impuissance. Comment pouvons-nous, dans notre vie quotidienne, être les acteurs de ce qui se passe?
Il me semble qu’il est important de ne pas rester indifférent aux images, aux sons, aux informations qui nous parviennent, mais il nous faut les mettre à leur juste place. Toutes ces actualités nous appellent à un surcroît de vie intérieure, comme si en cette période de grande soif, il nous fallait puiser l’eau de Dieu, une eau plus abondante, plus rafraîchissante, plus en profondeur dans le puits de nos âmes (selon la belle expression de Christian de Chergé). Bien sûr, la prière nous pousse à l’action, mais d’abord à un changement de regard pour cultiver la bienveillance et se décider pour la paix.

12) Vous avez indiqué, parmi les chemins à parcourir, la «transformation missionnaire» qui amène le Christ dans les banlieues. Y-a-il déjà du travail fait dans ce sens? Avez-vous des exemples positifs à nous proposer? Ces exemples sont-ils vraiment une réponse au problème?
Je suis très admiratif des prêtres et des laïcs qui sont volontaires et désireux de servir dans ces quartiers. Comme prêtre, mes meilleurs souvenirs restent la paroisse dont j’avais la charge à Boissy-saint-Léger, dans la banlieue parisienne, où se côtoyaient plus de 40 nationalités. La période que nous vivons nous appelle à avoir des chrétiens, des missionnaires, des artisans de paix plus décidés, plus exemplaires, pour tout dire... plus saints! A l’automne 2005, nous avons vu les banlieues prendre feu en France. C’était un avertissement que nous avons vite oublié. Un conflit entre la banlieue et le centre couve, et il y a quelques mois nous avons vu la révolte de nombreux jeunes en plein centre-ville de Lyon. C’est pourquoi, la mixité sociale est un moyen essentiel pour lutter contre la constitution de ghettos. Le salésien J.-M. Petitclerc se bat pour permettre aux enfants des banlieues de venir au collège ou au lycée dans les quartiers chics. Qu’ils y prennent leurs habitudes et s’y sentent chez eux. Je pense aussi à ces professeurs qui font le choix de la banlieue alors que leur profil les destinerait plutôt à enseigner les élites. Il faut évoquer encore ces associations qui envoient des jeunes volontaires en banlieue quand d’autres les envoient au bout du monde. Chapeau! Il y a enfin une réflexion à mener sur l’espérance qu’on laisse à un jeune d’aujourd’hui. Des articles sur l’enfance des frères Kouachi montrent l’extrême misère de cette famille. Quelle image de l’homme, au sens masculin du terme, laisse-t-on à un garçon de 15 ans? La pornographie, la figure américaine de Rambo ou le Djihad? Il est urgent que se lève une génération de chrétiens qui sachent rendre compte de leur espérance et de ce qui fait la fierté d’être un homme ou une femme. De ce point de vue, je me réjouis de l’émergence de pèlerinage pour les pères de famille et de groupe de prière pour les mères, des chevaliers de Colomb ou des dames du Saint Sépulcre, des hommes adorateurs ou des mères veilleuses...

13) Le président Egyptien Al-Sisi a rappelé aux leaders musulmans qu’il faut «sortir de soi-même», que pensez-vous de cette possible «révolution religieuse» dont le président égyptien a parlé ? En voyez-vous des exemples déjà en action ?
J’ai été frappé et très heureux de découvrir cette prise de parole. Je vois que de nombreuses personnalités musulmanes se trouvent en phase avec ce discours. Il faut les encourager. Ici, Azzedine Gaci ne cesse de rappeler aux musulmans de Lyon la formule «texte et contexte» qui invite le lecteur du Coran à replacer les phrases dans un univers historique, social et politique, qui l’aide à remettre les choses en perspective.

14) D’après vous, l’élimination des religions (par le principe de laïcité «à la française») de l’espace public a-t-elle une responsabilité sur ce qui s’est passé et se passe encore? Comment peut-on lire justement le rapport entre laïcité et polarisation des extrémismes religieux?
Pour partie, c’est certain. Dans un univers vide de sens où la seule logique qui semble dominer le monde est celle de la croissance et du marché, on a ouvert des boulevards pour les croyances les plus absurdes et les plus violentes. Que la République soit intraitable avec les terroristes, c’est l’évidence. Mais chasser le fait religieux en général par la grande porte d’une laïcité qui est loin d’être fidèle au texte et à l’esprit de la loi de 1905, c’est le voir entrer dans des formes moins civiles par les meurtrières de la cave. Il faut enfin nommer la question de la pauvreté et de l’injustice: il se trouve que le Niger, par exemple, est le pays le plus pauvre du monde, qu’on y dénombrerait 30% d’analphabètes et que les réserves d’uranium puissantes sur place sont exploitées par... des puissances occidentales. «Pas de paix, sans justice. Pas de justice sans pardon», nous a prévenus Jean Paul II, pour la Journée mondiale de la paix, le 1er janvier 2002, aux surlendemains des attentats du 11 septembre 2001.