Rencontre avec Nicolas Dujin

Le 5 février 2015, dans le cadre de son cycle de conférences « Comprendre l’actualité », Iter, le centre culturel de CL en France, recevait le professeur d’histoire Nicolas Dujin, spécialiste de la Russie.
David Victoroff

Tout concordait pour cette troisième conférence d’actualité : un vent glacial soufflait du nord-est, notre Président volait vers Moscou et, surtout, notre invité de marque, agrégé et normalien, maîtrisait son sujet en connaisseur passionné du pays dont il était venu parler.
Auteur d’une thèse de doctorat intitulée L’Etat et les officiers en Russie (1796-1853), russophone, ayant séjourné longuement en Russie, il dispose au pays de Poutine, d’un réseau d’amis qui lui permet de fonder un jugement éclairé et nuancé. Son exposé en est d’autant plus inquiétant : d’emblée, il nous dit que des amis russes, membres de l’Intelligentzia, lui ont affirmé que la Crimée appartient à la Russie, illustrant ainsi l’étendue des soutiens de Vladimir Poutine dans l’épreuve de force qui l’oppose à l’Occident.
Nicolas Dujin commence par tracer à grands traits la nature du régime politique qui a succédé au chaos d’Eltsine : un régime présidentiel populiste, financé par la rente pétrolière, contraint par ses difficultés économiques à la fuite en avant. L’intermède de la présidence de Medvedev avec son discours libéral a pu laisser croire à une normalisation de la Russie. Au point que la France a cru pouvoir signer avec Moscou un contrat de fourniture de navires de guerre, les fameux « Mistral ». Pourtant, dès la crise de Géorgie en 2008, qui s’était soldée par un succès politique russe après une intervention militaire, la Russie a montré ses nouvelles ambitions.
Avec le retour de Poutine à la présidence en 2012, le doute n’est plus permis. Pour lui, la dissolution de l’empire russe en 1991 est la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Non qu’il pense possible sa reconstitution : d’après lui, ne pas le regretter, c’est manquer de cœur ; mais songer à le restaurer, c’est manquer de tête. Du moins, la Russie doit-elle retrouver une partie de sa puissance d’antan. A cette fin, il engage, à partir de 2012, la « Révolution noire », une reprise en main par l’Etat des leviers politiques et économiques. Sous couleur de lutter contre la corruption des oligarques, il opère une renationalisation des industries de l’énergie et de l’armement.
Pour cette Révolution noire, Vladimir Poutine veut s’appuyer sur les « vrais Russes », les « vraies gens », les couches les plus populaires qui n’ont rien à voir avec « les chacals », l’Intelligentzia moscovite tournée vers l’étranger, corrompue par l’Occident. Son parti, ‘Russie unie’, instaure une discipline quasi militaire, demandant à ses membres de se comporter comme des soldats et non comme des commerçants. Contre le « cosmopolitisme », il s’appuie sur l’Eglise orthodoxe qui croit à la vocation particulière du peuple russe appelé à la sainteté. Ce retour aux valeurs traditionnelles conduit à une célébration des gloires du passé, y compris celles de l’époque stalinienne, en opposition frontale avec des associations comme ‘Mémorial’ qui entretient la mémoire des disparus du goulag. Tout ce qui s’oppose à cette doxa est dénoncé comme corrompu par l’Occident, résultat d’un complot visant à asservir la Russie.
Il est vrai que l’élite occidentalisée semble avoir perdu le contact avec le peuple, comme le prouve l’échec de mouvements d’opposition tels que « Autre Russie », mené par le joueur d’échecs Kasparov, ou « Les Rubans Blancs », conduit par Navalny. Après des succès initiaux, ces mouvements se perdent dans la confusion, l’absence de programme, les ambitions personnelles ou encore des ennuis judiciaires. Il est vrai que Poutine utilise à merveille l’appareil judiciaire pour discréditer l’opposition dans des « affaires » de corruption ou de détournements, prétendus ou réels.
La reprise en main politique et économique, notamment le contrôle du pétrole et du gaz, permet à Poutine et à la Russie de retrouver un pouvoir de nuisance, qu’ils utilisent pour peser sur les affaires du monde. Bien que l’ère impériale soit révolue, la Russie considère toujours les nouvelles Républiques nées en 1991 comme l’étranger proche, les marches de l’empire sur lesquelles elle entend maintenir son influence politique et culturelle contre toute intrusion européenne et occidentale. Plus de 25 millions de Russes vivent maintenant à l’extérieur des frontières officielles de la Russie. Récupérés par la politique de
« passeporisation » (ils ont reçu un passeport russe), ils constituent un prétexte tout trouvé pour une intervention de la Russie. C’est ce qui s’est passé en Crimée, c’est ce qui se produit dans le Donbass.
Face à une Europe divisée et désarmée, la Russie dépense des sommes considérables pour se réarmer et se donner les moyens militaires de sa politique de nuisance. Nicolas Dujin dresse ainsi le tableau d’un Etat paranoïaque que la crise économique peut pousser à des aventures dangereuses pour lui-même et pour l’Europe. En fin d’exposé, il évoque les quelques manifestations culturelles de happening et d’automutilation en signe de protestation contre le régime actuel. Mais ce ne sont pas elles qui peuvent redonner de l’espoir… Des amis russes de Nicolas Dujin, qui ont vécu la longue période du communisme, se préparent à une nouvelle époque de glaciation de 20 ans, à moins que la nouvelle génération qui, elle, n’a pas connu le communisme, soit moins patiente et moins docile. Décidément, cette Révolution noire est bien noire… comme la nuit dans laquelle nous nous enfonçons après la conférence, à l’heure où ferment les bistrots.