Le carrefour de la liberté

Un dialogue réel est-il possible aujourd’hui ? Quelle incidence a le christianisme ? Nous nous confrontons ici avec le défi lancé par Julián Carrón dans le Corriere della Sera après les attentats qui ont secoué l’Europe.
John Waters

Est-il possible, après les évènements de Paris, que le christianisme ait encore un rôle dans un processus européen de réconciliation ? Cette question a été reprise plusieurs fois par le pape François ces derniers temps, et elle a été l’objet d’une profonde réflexion du père Julián Carrón dans sa lettre parue dans le Corriere della Sera du 13 février.
« Mais nous chrétiens – demandait-il – croyons-nous encore dans la capacité de la foi que nous avons reçue à exercer un attrait sur ceux que nous rencontrons, et dans la fascination victorieuse de sa beauté désarmée ? ».
Il cite ensuite le Pape François : « Au début du dialogue, donc, il y a la rencontre. C’est de celle-ci que naît la première connaissance de l’autre. Si, en effet, on part du présupposé de l’appartenance commune à la nature humaine, on peut surmonter les préjugés et les opinions fallacieuses et commencer à comprendre l’autre selon une perspective nouvelle. » Le Pape dit aussi que ce n’est qu’en changeant nos perspectives personnelles les plus profondes – le témoignage – que « l’on peut proposer dans sa force, dans sa beauté, dans sa simplicité, l’annonce libératrice de l’amour de Dieu et du salut que le Christ nous offre. Seulement ainsi peut-on avoir un comportement de respect envers les personnes ».
Mais il y a tant de problèmes qui empêchent de progresser dans cette direction. Le premier étant, de manière assez évidente, le fait qu’il y ait peu de choses plus éloignées de la conscience politique de l’Europe contemporaine que le message de salut du Dieu chrétien.
La France étant clairement un pays laïque, il est intéressant d’observer les rituels et les discours qui ont marqué la réponse de la nation à la tragédie de Charlie Hebdo. « Liberté, égalité, fraternité » était devenu comme un mantra vide de sens. Une société ayant mis en place une véritable négation de l’absolu cherchait à se remettre sur pied dans une de ses heures les plus sombres avec une réitération de principes qui semblaient ne renvoyer qu’un écho vide d’elle-même.
Nous pourrions nous hasarder à schématiser ici cette situation pour montrer les deux formes de non-liberté qui sont entrées en conflit. D’un côté le fondamentalisme djihadiste, de l’autre le nihilisme des caricaturistes. Bien évidemment, on ne peut pas parler d’une équivalence morale, mais on peut tout de même faire une comparaison.

ALIÉNATION. Dans sa lettre au Corriere della Sera, le père Carrón souligne le « vide corrosif » qui envahit le cœur de l’Europe laïque : « Chez de nombreux jeunes qui grandissent dans ce qu’on appelle le monde occidental règne un grand néant, un vide profond à l’origine de ce désespoir qui débouche sur la violence ».
Dans Le risque éducatif, don Giussani observait que la « prétendue autonomie » proposée par la conception laïciste « est vécue de fait comme une aliénation de soi ». L’auteur trace un schéma où nous pouvons voir des adolescents qui ont grandi dans une telle culture et qui, à un certain moment, se retrouvent à un carrefour entre le scepticisme et le fondamentalisme, qui sont tous deux des formes d’aliénation.
Moi-même, je peux m’identifier aux caricaturistes de Charlie Hebdo. J’ai collaboré une fois avec ce journal et j’éprouvais alors un sentiment de grande jouissance face au sens du radicalisme qui anime ce genre de publication. Il en ressort une sorte de certitude préfabriquée fondée sur un cynisme absolu. Mais sous cette certitude couve une grande colère. Ainsi, par certains aspects, ce sont deux types de non-liberté qui sont entrés en collision à Paris.

LES FRÈRES CHUCKLE. Mais quelle peut être la signification du mot “dialogue“ dans un tel contexte ? Comment une rencontre est-elle possible sans que cela ne devienne un affrontement ? Il ne peut pas s’agir d’une confrontation idéologique, mais plutôt d’une rencontre humaine, le début d’une amitié.
Dans mon pays – l’Irlande –, il y a eu une période de division qui semblait tout aussi impossible à résoudre que celle qui est à l’origine des attaques de Paris. En réalité, ces inimitiés n’ont rien à voir avec la religion, mais sont définies par des facteurs idéologiques, culturels et tribaux nés d’expériences historiques. Au final, le conflit s’est résolu à travers un long processus de négociations. Mais tout cela a impliqué un engagement personnel qui le transcendait.
La méthode de travail adoptée autour de la table des négociations a été une implication des modérés suivie de celle des extrémistes. Mais la faisabilité de cette phase dépendait d’un processus plus profond dans l’imagination de la société et dans le cœur de chaque membre des deux communautés, des personnes qui se sont efforcées de changer à un point qu’on ne peut quantifier. En dernière analyse, ce ne sont pas les politiques qui ont changé l’Irlande, mais les personnes qui, une à une, dans l’intimité de leur cœur, ont consenti à se débarrasser de leurs antagonismes les plus radicaux et de leurs préjugés en les dissolvant dans l’espérance d’une aurore plus lumineuse.
Et ce processus à son tour a provoqué un niveau d’implication personnel chez certains politiques qui a conduit à des résultats impensables. Par exemple, Martin McGuinness de l’IRA et Ian Paisley du Parti Unioniste Démocratique – qui furent un temps des ennemis acharnés – ont fini par se lier d’amitié et ont été surnommés les “frères Chuckle“ [“Glousser“ en anglais, ndt], car lorsqu’ils furent respectivement Premier ministre et Vice-Premier ministre, on les voyait régulièrement se promener ensemble et rire de bon cœur à leurs propres blagues. Ils ont apporté un changement radical dans la politique irlandaise dans la mesure où ils ont montré que le vrai changement ne se produit pas au niveau politique, mais au niveau personnel. Le spectacle de leurs visages amusés n’aurait pas été possible s’il n’y avait pas eu un profond et gigantesque bouleversement dans le cœur de l’Irlande.
Ainsi donc, la rencontre est possible, le dialogue est possible. Mais pour que cela fonctionne, il faut partir, comme le dit le Pape, « du présupposé de l’appartenance commune à la nature humaine ».
En ce qui concerne l’Islam, il existe une possibilité, même si elle est minime. Je suis convaincu que nous sommes arrivés – ou que nous sommes en train d’arriver – à un moment critique au-delà duquel il sera pratiquement impossible de progresser vers la réconciliation ou la compréhension réciproque. Pour le moment, Daesh n’est qu’un mouvement radical marginal, mais il se renforce chaque jour davantage. C’est un groupe fatigué et dégoûté du monde, au point d’avoir une haine professionnalisée qu’il est extrêmement difficile de désamorcer.

QUEL AFFRONTEMENT ? Il faudrait un processus capable d’affaiblir ces mouvements en créant une réconciliation entre les peuples. C’est là que doit avoir lieu la rencontre : au niveau des leaders des communautés, afin qu’ils montrent un mouvement authentiquement démocratique de changement radical sur tous les fronts.
Mais cette rencontre doit aussi avoir ses fondements dans un processus sincère, dans une récupération totale des vérités historiques qui sont à l’origine de telles violences. La France est un pays moderne qui cherche à nier le chemin qui l’a amené dans cette situation. Les jeunes musulmans, qui constituent une composante significative de la société française, sont en effet les descendants d’esclaves, et portent encore les grandes cicatrices des blessures infligées à leurs ancêtres. La France continue à célébrer ses propres vertus de république moderne et laïque en reniant de fait la vérité de sa propre histoire et en répandant du sel sur les blessures des réfugiés de ses colonies.
Il est nécessaire que s’ouvre un dialogue approfondi entre les leaders des deux communautés, un dialogue ayant pour but de rendre visibles les vérités de chacun. La question du nihilisme culturel présent de chaque côté, tout comme celles de la colère islamique, de l’incompréhension séculaire et de la marginalisation des chrétiens, sont des éléments vitaux d’un processus cohérent de réflexion commune. Il est nécessaire que cela se fasse, avec des modalités diverses, dans tous les pays européens qui dans leur histoire ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à ce que ces atrocités soient perpétrées.
Je crois que l’Église ne peut pas se désintéresser de ce processus ou y entrer en tant que “médiateur impartial“ : elle aussi a eu un rôle et une responsabilité dans toute cette histoire. Mais elle se place par-dessus tout comme un témoin de ce sur quoi l’Europe est fondée, c’est-à-dire la proposition chrétienne.
J’ai remarqué quelque chose d’un peu inattendu lors des débats entre les membres des communautés islamiques irlandaises et britanniques auxquels j’ai participé. Ma mentalité religieuse différente n’a jamais suscité de réactions malveillantes, mais était, au contraire, considérée comme un élément rassurant. Le fait que mon credo était différent du leur les préoccupait beaucoup moins que l’idée d’être dominés de manière passive et agressive par la culture laïque. Ils me voyaient comme un allié et non pas comme un ennemi. Il ne s’agit donc pas d’affrontement de religions, mais d’un affrontement entre deux formes de dysfonctionnement qui naissent de la dichotomie de l’aliénation identifiée par don Giussani.