Il nous a recentrés sur le charisme

L’abbé général des Cisterciens, le père Mauro Lepori, se confronte avec les paroles du Pape. « Quand je me pétrifie, je ne suis plus en paix ».
Luca Fiore

Au numéro 19 de la rue de Gambach, dans la belle maison en Jugenstil [Art Nouveau, ndt] que don Eugenio Corecco partageait avec un groupe d’étudiants, à deux pas de l’Université de Fribourg, on l’appelait “Palestina”. Il nous en explique lui-même la raison : « C’est à cause de mon avarice, la partie visible d’un iceberg de craintes sur le fait de donner sa vie, craintes qui minaient en moi la joie de vivre ». Il avait rencontré Communion et Libération en 1976, et l’intuition de la vocation à la vie consacrée lui était venue l’année suivante. Quarante années sont passées et le père Mauro Giuseppe Lepori, Suisse du canton du Tessin, est aujourd’hui l’abbé général des Cisterciens et il est assis sur le siège qui fut d’une certaine manière aussi celui des saints Robert, Albéric et Étienne Harding, les Trois frères rebelles [titre d’un roman de Marcel Raymond, sur les trois fondateurs de l’ordre cistercien à Cîteaux, ndt]. Il y a deux ans, au Meeting de Rimini, il a raconté son histoire comme celle d’un « petit monstre » sur lequel il peut aujourd’hui poser un regard réconcilié, « non pas tant parce qu’il est totalement mort en moi, au contraire, mais parce que c’est justement lui qui me permet de mesurer et de comprendre la charité que j’ai découverte en rencontrant don Corecco » et avec lui le mouvement de CL.

Vous aussi, vous étiez place Saint-Pierre le 7 mars. Quelles pensées se sont manifestées en vous après ce jour-là ?

Le Pape nous pose des questions, il nous a provoqués. En parlant de la miséricorde, il dit que le Christ m’aime, qu’il a de l’estime pour moi, qu’il m’embrasse, qu’il m’appelle de nouveau, qu’il espère en moi, qu’il attend ma réponse. Ces affirmations doivent nous aider à comprendre l’attitude du Pape envers nous, envers le mouvement. À travers ses paroles, François aussi a de l’estime, embrasse, appelle de nouveau.

Avez-vous une question qui s’est ouverte ?

La demande de décentrer le charisme est le point le plus surprenant et, par conséquent, c’est elle qui pose le plus de questions. Cela m’a fait repasser en mémoire les différentes étapes du chemin du mouvement lorsque j’étais dans le CLU [Comunione e Liberazione Universitari : la branche étudiante de CL, ndt] : « Ne rien avoir de plus cher que le Christ », « Donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre », « Être sans patrie ». C’était toujours une invitation à mettre le Christ au centre. Alors je me suis dit : au fond, en nous invitant à nous décentrer du charisme pour nous centrer sur le Christ, le Pape nous recentre sur le charisme. Je ne sais pas si c’était son intention, mais c’est l’effet que cela m’a fait.

Les Cisterciens ont un passé glorieux. Que signifie pour vous la phrase de Mahler : « Fidélité à la tradition signifie garder le feu allumé et ne pas adorer les cendres » ?

Si, dans le charisme de saint Benoît, la référence à la centralité du Christ s’estompe, oui, c’est vrai, nous devenons des guides de musée. Cela veut dire que l’héritage formel n’est plus soutenu par notre vitalité. Monastères, doctrine, liturgie : tout ce que cette grande tradition nous transmet conduit au déclin si, à l’intérieur du charisme, il manque la vivacité d’un feu produit par le rapport personnel avec le Christ. Don Giussani et saint Benoît ont tous les deux conscience que la vie doit toujours être en conversion, que l’on ne peut jamais penser que tout est déjà résolu pour nous. J’ai bien aimé que le titre de la rencontre avec le Pape soit : « En chemin ».

Quand cela vous arrive, si cela vous arrive, comme vous apercevez-vous que vous êtes en train de « pétrifier » le charisme ?

Je m’en aperçois parce que je ne suis pas heureux. Je ne suis plus en paix. Pétrifier veut dire que ce que je suis ou ce que je fais, moi, ou bien ce que sont ou ce que font les communautés, devient plus important que Celui qui nous appelle. On se replie sur soi-même, peut-être en étant fier de ce que l’on fait ou de ce que l’on est, et on ne suit plus le Christ, on ne fait plus ce chemin qui est toujours nouveau. La suite du Christ signifie vraiment suivre quelqu’un qui est le Mystère. Perdre cela signifie que l’on se pétrifie. Déjà avoir conscience de cela constitue un rappel à adhérer au Christ. C’est le rappel de la miséricorde comme le fait le Pape, parce qu’on est régénéré par cet amour. Saint Benoît parle de l’humilité de se reconnaître pécheur et de reprendre un chemin sur les pas de la miséricorde du Christ.

Qu’est-ce qui vous aide à retrouver cette humilité ?

La vie elle-même : le fait de ne pas m’enfermer dans mes pensées et dans mes sentiments, mais de rester ouvert aux rencontres, à ce que me demande la réalité. Ne jamais se contenter de son amour-propre. Un père de l’Église dit qu’il faut enfouir dans l’amour de Dieu toute recherche d’amour-propre. C’est le fait de se décentrer de soi-même : on peut se retrouver pleinement soi-même si on se plonge dans l’amour de Dieu.

« Gardez allumé le feu de la première rencontre et soyez libres ». Ce « soyez libres », le Pape l’a prononcé avec une force particulière.

Dans le monde monastique, tous les abus contre la liberté viennent du fait que l’on demande de suivre les formes sans éduquer à préférer le Christ. Souvent je provoque les communautés que je visite en posant la question : Sommes-nous dans un monastère pour le Christ ou pour une autre raison ? Parce qu’au fond, il n’y a que le Christ qui sauve la liberté. Le suivre et Lui obéir est le plus grand chemin de liberté. Mais le Christ doit être reproposé non pas comme une forme, un message, comme une morale, mais comme une personne, comme le Mystère d’une présence que personne ne possède. Qui se donne avant, qui nous aime en premier, comme le dit le Pape.

François demande d’être une Église qui sort. Un moine peut-il aussi se sentir interpellé ?

Le Pape lui-même nous a dit, à nous les supérieurs généraux des ordres religieux, que les périphéries sont définies par la vocation de chacun d’entre nous. Si on pense à Thérèse de Lisieux, pour elle les périphéries étaient l’univers du cœur humain. Les périphéries, c’est l’homme cherché par le Christ, le cœur humain mendié par l’amour du Christ qui veut rejoindre chaque homme. Si on n’a pas conscience que le Christ désire sauver jusqu’à la dernière personne de l’histoire, on ne peut pas vraiment être père ou mère. La fécondité, c’est de participer à la charité de Dieu qui nous a rejoints. Si on va jusqu’au bout de la charité par laquelle et à laquelle on est appelé, c’est certain que l’on va vers les périphéries : on est missionnaire. Si on n’a pas la conscience que sans le Christ on ne peut rien faire, on est stérile même si on fait tout et qu’on va partout. Mais si on a cette conscience, on est certainement fécond, même s’il arrive qu’on ne puisse en apparence rien faire.

Récemment, en présentant la nouvelle édition de Simon appelé Pierre (Cantagalli, traduction française aux éditions Parole et Silence), vous avez dit que, pour vous, suivre le Pape signifie suivre son rapport personnel avec le Christ.

Cela m’a fait beaucoup de bien de méditer pour cette conférence. Pour la première fois, je me suis rendu compte que la fin de l’Évangile de Jean décrit précisément la manière dont Jean suit Pierre qui suit Jésus. Je ne m’étais jamais rendu compte que Jean, qui comprenait tout mieux que Pierre, qui était peut-être plus uni au Christ que Pierre, a compris qu’il devait les suivre tous les deux juste après les paroles qu’ils s’étaient échangées publiquement : « M’aimes-tu ? », « Oui, je t’aime », « Pais mes brebis ». Clarifier pour moi-même ce déroulement des faits a mis en moi la bonne question pour venir à l’audience. Et je ne parle pas seulement du discours du Pape, mais de l’ensemble de la rencontre : la beauté de ce grand peuple qui était là, la familiarité qui était perceptible… Ainsi, à présent c’est comme si l’élaboration de cette journée se plaçait dans une clarté déjà donnée. Focaliser le regard sur le rapport objectif de Jésus avec le Pape produit une lumière qui dissipe toutes les ténèbres des interprétations. Moi, je ne veux pas perdre cette clarté, parce que j’y tiens pour moi et pour mes amis. Jean qui suit Pierre qui suit le Ressuscité, pour ne pas perdre les traces du Ressuscité… C’est la dernière scène de l’Évangile, et c’est une expérience qui a commencé à ce moment-là et qui ne finit plus.