« Ils cherchent le bonheur »

Une histoire pour comprendre ce que vivent les migrants qui débarquent sur nos côtes. Moussa est originaire de Gambie et vit avec Carlo qui a ouvert aux immigrants son hôtel, à Bormio. « Je ne demande qu’une chose : pouvoir être un homme ».
Paolo Perego

La pointure quarante-cinq est un peu juste. Mais le cuir des bottes-polacchine qu’il a sorties du sac de vieux vêtements s’est assoupli par l’usage, et il s’y sent à l’aise ; c’est qu’à Bormio (Alta Valtellina), fin avril, il fait encore froid. Lui s’appelle Moussa Fai. Il a 34 ans et est originaire de Gambie, étroite bande de terre enclavée dans le Sénégal, avec une maigre issue sur l’Atlantique. Il est arrivé ici le 19 avril, le lendemain de la tragédie des neuf cents morts du gros bateau qui a sombré en Méditerranée. Moussa aurait pu être l’un d’eux : « Je suis arrivé en Sicile le 13 avril, sauvé en mer ».

Comme ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui veulent « recommencer à vivre », dira-t-il, il s’est embarqué sur les côtes de Libye afin d’échapper à la faim, aux guerres et aux persécutions. Ce sont « des hommes comme nous, qui cherchent le bonheur », a dit le pape François, invitant à regarder ces gens, à connaître leurs drames, leurs espoirs, leurs désirs : une marche qu’il faut gravir pour dépasser les polémiques et tant d’opinions toutes faites sur ce qui se passe depuis des mois dans « notre mer ».

Parmi ces milliers de migrants dont parlent les journaux, nous en avons choisi deux, sans avoir la prétention de tout dire, mais poussés par le désir de mieux comprendre : Moussa, précisément, et Carlo Montini, un hôtelier septuagénaire qui a répondu à l’appel lancé pour héberger ces gens.

Aujourd’hui, leurs histoires se croisent entre le hall, les chambres et la salle à manger de l’hôtel Stella, via Rome, en plein centre de Bormio.

« Au début, ils étaient cinq, mais l’un d’eux, bengali, s’en est allé », explique Carlo. Pour le moment, dans l’auberge déserte en ce temps de basse saison, il y a aussi Bahara Ali et Farouk, musulmans du Bangladesh, et le benjamin, Al Kali, 27 ans, lui aussi de Gambie, et chrétien comme Moussa ».

« L’hôtel est vide et on a des possibilités. Pourquoi ne pas le faire ? », dit Montini. Il est vrai que 35 euros par jour et par immigré, ce n’est presque rien et ne permet pas de parler de business. On comprend bien qu’il y a autre chose en jeu. « Ce sont de bons garçons, ils ont besoin de tout. Ils ont des rêves, des désirs. Moi, je suis originaire de Sesto San Giovanni, l’arrière-pays milanais. Dans les années cinquante, j’ai vu arriver les migrants du sud de l’Italie qui venaient travailler chez nous dans les usines. Ils étaient accueillis par les uns, marginalisés par les autres. Comme aujourd’hui ». Il n’a pas hésité longtemps à dire « oui » à la demande de la préfecture.

LA FUITE
« J’étais pauvre. Je n’avais rien à manger. J’étais barbier », raconte Moussa. De famille musulmane, il est devenu chrétien en 2004. Il se dit catholique, même s’il fréquentait les protestants, cette année-là. « Leur façon de vivre, qu’il s’agisse du travail ou des femmes, me plaisait. C’était humain. Et ils étaient heureux ». Moussa avait sa boutique près du port : « Comme les taxes étaient trop élevées, j’ai dû mettre la clé sous la porte. » Le pays était sous le régime de la dictature, c’est-à-dire manque de liberté et pauvreté. Son père fut exécuté pour s’être opposé à l’infibulation de ses filles : « M’en aller aidait ma mère, restée seule avec dix enfants. Et j’avais peur qu’on me tue, moi aussi. La nuit, je rêvais que la police du gouvernement venait me prendre. En fait, je ne voulais qu’une chose : vivre ».

Il s’enfuit au Sénégal, où il rencontre un autre barbier. Ils travaillent ensemble et partagent les gains. Mais, là aussi, la vie est dure pour un chrétien émigré. « L’ami m’a conseillé d’aller en Libye. Je n’avais pas d’argent, mais il m’a aidé ». En passant par le Mali et le Niger, il arrive donc à Tripoli, l’an dernier. Il se recycle dans la maçonnerie. Mais la situation politique s’aggrave, le spectre de la guerre se rapproche de plus en plus et la haine des Libyens se fait sentir. « Un jour, je rentre chez moi : on avait bombardé la maison. Six de mes compagnons étaient morts. Je suis allé dormir dans la rue. Mais les gens de l’endroit me frappaient et me menaçaient ».

Un ami sénégalais l’emmène travailler chez son frère à Zuwara, près de la frontière tunisienne. En échange de quoi, on payerait sa fuite en Italie. « Une nuit, on m’a réveillé et amené sur la plage. Il y avait là des milliers de personnes. On nous a chargés dans des barques. Dans celle où j’avais embarqué, nous étions une soixantaine. Il était 4 heures du matin. À 11 heures, nous sommes arrivés dans les eaux internationales. De Libye, quelqu’un avait téléphoné aux secouristes en Italie. La barque tanguait, il faisait froid, nous avions peur. Deux femmes et un homme sont morts pendant le trajet ».

RISOTTO ET MENACES
Moussa ne sait pas qui l’a sauvé. Il est reconnaissant ; c’est tout. Il se souvient de la joie et des étreintes à l’arrivée des secours. Il ne se rappelle pas où ils ont débarqué, trente heures après leur départ. Sans doute à Porto Empedocle où ont eu lieu les formalités d’identification et la demande d’asile puis le transfèrement dans un camp de réfugiés. « On nous a donné à manger, on nous a accueillis. Nous avons reçu une carte téléphonique pour appeler nos proches, pour leur dire que nous étions sains et saufs ». Moussa a appelé sa maman. « Et puis je suis arrivé à Bormio, chez Carlo. L’autre jour, un jeune qui travaille à l’hôpital, nous a emmenés jusqu’à la neige. Nous ne l’avions jamais vue », raconte-t-il, heureux. Puis il se retourne pour appeler Carlo : « Carlo, ne fais pas ça, don’t do it ». Petit jeu de mots que l’hôtelier leur a appris une après-midi où il s’était improvisé professeur d’italien.

« Il est comme un papa pour nous », dit Al Kali, immigré en Lybie à l’âge de quinze ans à peine et désirant devenir boulanger. Moussa et lui se sont connus après le débarquement. Aujourd’hui, ils partagent la même chambre au Stella. Et ils rigolent en fouillant parmi les vieux vêtements que Silvio, de Semogo, le village voisin, leur a apportés après avoir appris leur arrivée par les journaux. Souliers et pull-overs sont les bienvenus. Moussa essaye une veste très seyante. Mais Al Kali nage dedans. Nouveaux éclats de rire.

« Risotto au safran avec du poulet, ça vous plaît ? », crie Carlo, de l’escalier vers le sous-sol où se trouve la cuisine. Il monte et descend toute la journée, pour cuisiner, préparer les tables, faire la vaisselle. « Je fais tout, le personnel n’est pas là : il n’y a pas de clients... ». Et les quatre jeunes ne sont pas des clients, ça se voit à la façon dont il les traite.

« Ce n’est pas facile. Tant de gens d’ici ne me saluent plus ». Il a même reçu des menaces : « Soyez sur vos gardes, toi et ta famille, vous ruinez la vallée », se rappelle-t-il avec amertume. Il en a vu de toutes les couleurs au cours de sa vie. Pourtant, il s’est toujours 'secoué', se transformant en hôtelier il y a quelques années, en Ligurie, après la faillite de ses affaires : « Au-delà de la solidarité, avec l’argent que je gagne maintenant, je paie une partie de mes dépenses et le loyer. Je comprends que cela peut déranger. Mais, à septante ans, on laisse courir certaines choses ». Pour le moment, il doit s’occuper de ces jeunes. « Je leur ai fait passer les contrôles médicaux. Et je les ai aussi amenés à la messe ». Et il ajoute qu’il les engagerait volontiers pour quelques petits travaux, si on le lui permettait.

IL N’Y A QU’UN CHEZ-SOI
« Je voudrais trouver du travail. Voyager aussi, connaître, voir », dit Moussa, assis à côté d’Al Kali sur un banc, dans la rue. Les gens passent. Certains allongent le pas, d’autres s’arrêtent et les saluent. « Nous avons été accueillis. Ce pays est magnifique, il faut le respecter. Et je suis reconnaissant au pape pour tout ce qu’il est en train de faire pour nous, après avoir béni l’Afrique et les migrants. 'Nous sommes tous égaux, a-t-il dit. Dieu aime tout le monde'. Je prie beaucoup pour obtenir des papiers et aussi pour avoir une bonne vie, et pouvoir rentrer chez moi, un jour. Car il n’y a qu’un chez-soiEn somme, je ne demande qu’une chose : pouvoir être un homme ».