Garder son coeur malgré la guerre

La Syrie et la vie des martyrs d’aujourd’hui : extraits d’une rencontre avec le père Pierbattista Pizzaballa, custode de Terre Sainte.
Costantino Esposito

A peine rentré d’Alep le 28 avril dernier, le père Pierbattista Pizzaballa a donné, au Centre culturel de Bari, une conférence intitulée “Un regard rédempteur. Témoignages d’espérance au milieu de la guerre“. Il témoigne de la foi des chrétiens dans les villages menacés par Dae’ch, « de simples paysans, mais qui savent très bien qui ils sont, et qui le vivent. »

Après quatre ans de guerre, il y a aujourd’hui en Syrie 10 millions de réfugiés. Quelle est la situation sur le plan humanitaire ? Comment soutenez-vous ceux qui restent ?

La situation est absolument dramatique. La Syrie est divisée en trois zones, non pas politiques mais de guerre. La partie nord-ouest, le gouvernorat de Tartus à majorité alaouite, est à peu près tranquille. Le reste du nord se trouve entièrement sous le contrôle des rebelles, divisés entre Jabhat al-Nosra qui serait Al-Qaïda, et Dae’ch, c’est-à-dire l’État islamique. Le sud ressemble à une peau de léopard : le gouvernement de Bachar el-Assad d’une part, et d’autre part les opposants.
Concrètement, les communications et les routes sont coupées, les axes principaux sont entre les mains des rebelles, les grandes villes n’ont plus qu’un accès unique. Dans les zones contrôlées par Assad, l’électricité n’est disponible que six heures par jour ; ailleurs, rien. Alep est complètement privé d’eau. La seule façon d’en avoir est de la tirer des puits privés mais, sans électricité, on a besoin de générateurs. L’essence, très difficile à trouver, coûte très cher. Cette année où l’hiver a été long et froid, vous pouvez imaginer… On manque de tout. Et, surtout, il y a les bombes : on ne sait pas qui les envoie parce qu’ils se tirent les uns sur les autres. Quand tu sors, tu ne sais pas si tu vas rentrer. On n’est jamais en sécurité : les bombes tombent sans répit, jour et nuit, même sur les habitations. Les tirs commencent après le coucher du soleil et, toutes les cinq ou six minutes, une bombe éclate. À Alep, où la présence chrétienne est importante, la majeure partie des églises a été détruite ainsi que certaines mosquées.

Quel lien y a-t-il entre la religion et ce qui est en train de se passer ?

Au Moyen-Orient, la religion prévaut sur tout. L’idée de laïcité, qui a cours dans les pays occidentaux, n’existe pas. L’appartenance religieuse est une appartenance identitaire. Par conséquent, dire que la religion n’a rien à voir avec la situation actuelle et qu’il s’agit seulement d’une guerre tribale --ce qui est vrai-- n’est pas exact car l’élément religieux est le véhicule de l’élément identitaire. Quelqu’un peut être athée, mais c’est un athée chrétien ou hébreu ou musulman ou sunnite ou chiite… Le facteur religieux est instrumentalisé, on ne peut pas le nier. Mais c’est surtout une guerre interne à l’islam : entre sunnites et chiites, entre les Émirats arabes à majorité sunnite, et les chiites qui se recommandent de l’Iran. La Syrie est au cœur du conflit : elle est à majorité sunnite mais gouvernée par les alaouites, minorité chiite. Ainsi, l’Iran, l’Irak, la Syrie et le sud du Liban sont chiites ; les sunnites les appellent “la bande du mal“ et veulent la casser en y pénétrant.
Il y a également l’aspect international : les Émirats sont la tête de pont du monde occidental alors que les chiites font plutôt référence à la Russie. Mais je ne veux pas parler de politique car je suis de ceux qui crient à l’affrontement des civilisations. Or aucune civilisation ne peut s’identifier à ce qui est en train de se passer, et surtout, il est à craindre que renaissent en Occident des modèles du passé qui ne produiront rien de bon. Pour ce qui est de la persécution des chrétiens, disons qu’ils ne sont pas le premier objectif visé, mais ils en font partie : quand on veut uniformiser un territoire, celui qui est différent doit être éliminé. C’est un conflit contre la civilisation ; c’est, hors du temps et de l’histoire, la réaction dramatique d’une grande partie de l’islam, au défi lancé par la modernité, ce qui concerne les instances politiques, morales, éthiques, sociales et économiques.

Dans une région où les chrétiens sont persécutés, que veut dire ‘ garder’ les signes historiques de la présence du Christ, mais aussi la présence de l’expérience chrétienne ?

‘Garder’ signifie avoir à cœur, aimer cette réalité. Garder l’expérience chrétienne signifie se l’approprier. On ne doit pas garder seulement les pierres qui parlent de Jésus, on doit garder la Mémoire de Jésus. Garder le Calvaire ne signifie pas seulement permettre de célébrer le Calvaire, mais garder le sens du Calvaire. Le Calvaire est le Christ sur la croix, c’est-à-dire le pardon, la réconciliation, le don de soi. ‘Garder’, c’est avant tout aimer ; on ne peut pas garder une réalité que l’on n’aime pas. Pour comprendre qui sont les Gardiens, il faut penser à une mère ou à un père qui ‘garde’ sa famille parce qu’il l’aime, qui prend soin d’elle et veut la faire grandir dans tous ses aspects. Dans la réalité concrète, si ça ne devient pas du sentimentalisme, ‘garder’ veut dire être avec les gens, les aider, soutenir les écoles, les hôpitaux. Si je pense à la Syrie par exemple, c’est être là, tout simplement.
Nous ne sommes pas obligés d’être là. Mais être là est déjà très important. Un moine qui a été enlevé, est revenu et a dit : « Si je m’en vais, les miens partiront --Mais tu es seul --Non, je ne suis pas seul, il y a les miens ». Les miens. Bref, il ne s’agit pas seulement d’être là et de faire des choses, mais d’être là avec une certaine attitude : une attitude libre et sereine. J’utilise souvent le terme racheté, car il signifie que tu as été touché par la rédemption, que tu as fait l’expérience de ton salut personnel et que cela est devenu ta vie, est devenu le critère avec lequel tu fais la lecture de toute chose.

Vous avez dit que le cœur de votre présence là-bas, c’est « l’amour : un amour, non pas pour que les choses changent, mais parce que j’y suis ». Pouvez-vous nous aider à mieux comprendre cela ?

Pour un franciscain, la connaissance n’est pas une activité intellectuelle ; elle passe toujours par l’expérience. J’ai été envoyé en Terre Sainte, il y a vingt-cinq ans. Je ne voulais pas y aller mais le supérieur m’a dit : « Tant que je suis le Provincial, tu es celui qui doit obéir. Et tu obéis ! » Je suis donc parti… et c’est lui qui avait raison. Ça en valait la peine ! Et ça en vaut toujours la peine. J’ai commencé à découvrir, à apprécier une réalité que je ne connaissais pas. Je parlais seulement italien, je ne savais rien. Je me suis retrouvé dans cette réalité étrange, un peu hostile même. J’avais 25 ans et, à 25 ans, tu veux changer le monde, tu as même besoin du monde pour te sentir utile.
Or, à mon arrivée, il n’y avait pas grand-chose à faire pour moi. Je me demandais : pourquoi suis-je ici ? Les autres, surtout les juifs, me demandaient : pourquoi es-tu ici ? Où est-il écrit dans l’Évangile que tu doives être ici ? Et ils m’interrogeaient sans cesse sur la foi. Mais, petit à petit, tu commences à apprécier la réalité dans laquelle tu es ; après les premières difficultés, tu commences à voir que tant de beauté et de radicalité te touchent. Petit à petit, cet intérêt devient participation à une réalité qui te prend et que tu aimes, même si tout ne te plaît pas. Au Moyen-Orient, il y a beaucoup de relations qui sont odieuses, mais c’est une réalité que tu aimes dans sa complexité, que tu fais tienne. Et c’est tout. Tu voudrais changer cette réalité parce que tu l’aimes, mais, à la fin, tu te rends compte que tu l’aimes, et c’est tout. Tu l’aimes, et c’est tout. Tu essaies toujours d’y apporter quelque chose, mais tu fais partie d’elle et elle fait partie de toi. Et c’est bien ainsi.

Qu’est-ce qui fait que, quand vous vous levez le matin, vous faites ce que vous devez faire, tout en sachant que vos projets se réaliseront difficilement ? Et qu’est-ce qui peut, dans notre confort, nous aider, nous, à vivre la foi ?

Je répondrai aux deux questions en même temps. Tout --quoi que ce soit-- passe par l’expérience. La foi que tu as reçue, enfant, ne devient vécue que si elle devient ton expérience de vie. Sinon, elle reste une belle réalité, certes, mais pas une expérience qui te touche au plus profond de ton être, qui te prend. Cela vaut pour tout le monde : pour vous qui êtes ici et pour nous qui sommes là-bas, dans la guerre comme dans le confort. Ceux qui donnent leur vie pour le Seigneur vivent des circonstances uniques, sans doute, et particulières. Mais ce qui compte dans tous les cas, c’est l’expérience : ta vie change si la foi est calée dans ton expérience, sinon la foi reste une idée, quelque chose d’abstrait qui ne te prend pas aux tripes, qui ne te gêne pas, qui ne te pousse pas au dehors. C’est ainsi pour nous et pour vous : tu sais que les choses ne changeront pas beaucoup, mais tu veux vivre. Et l’envie de vivre prévaut sur tout. D’ailleurs, qui a dit que les choses ne changeraient pas ? Certes, je ne changerai pas l’issue de la guerre en Syrie, mais je changerai le peu que je peux changer : j’aurai fait du bien à cette femme qui n’avait plus le gaz, à cette famille qui n’avait rien à manger. Ça, ça change quelque chose.
Il n’y a aucune circonstance qui puisse m’empêcher de vivre pleinement ma vie. Les circonstances peuvent me bloquer, je peux être mis en prison et ne plus voir personne, mais rien ne peut m’enlever l’envie de rêver. Il y a toujours quelque chose en toi que personne ne peut t’enlever. A condition que tu l’aies en toi. Cela naît de l’expérience. C’est quelque chose d’intérieur, qui t’aide à regarder tout ce qu’il y a au dehors, mais pas avec le regard de quelqu’un qui est déjà mort. Car, si quelqu’un arrête de rêver, de regarder, de croire qu’il peut faire quelque chose, il est mort à l’intérieur. Tant que tu es vivant à l’intérieur, rien ne peut t’arrêter !