Le pont pour Tunis

Dans le monde musulman, la Tunisie est une exception absolue. Par son Histoire et son rapport à la liberté. La juriste qui a collaboré à l’élaboration de la nouvelle Constitution, explique pourquoi l’Italie est si importante pour cette jeune démocratie.
Stefano Filippi

C'est un cas unique dans le monde musulman ; un mélange particulier de laïcité et de religion, de tradition et d’ouverture. C'est l'unique pays arabe qui, après le Printemps de 2011, a approuvé une nouvelle Constitution à travers un processus démocratique ; ce qui ferait de la Tunisie, selon le rapport annuel de Freedom House paru en 2015, un « pays libre ». En 42 ans d'existence de ce rapport, c'est la première fois que cela se produit pour un pays musulman ! Et maintenant que la Tunisie se retrouve à la une de l’actualité en raison des enquêtes sur l’attentat du Musée du Bardo (qui avait fait 24 victimes le 18 mars dernier, et dont un suspect se trouve actuellement en Italie), c'est vraiment sur son caractère exceptionnel que Tania Groppi tient à mettre l’accent : « C'est pour cela que la Tunisie a été touchée par les attentats fondamentalistes. »

Maître de conférences en Droit public à l'université de Sienne, après avoir été éditorialiste au journal l'Unità et siégé au conseil d'administration de la banque Monte dei Paschi, Tania Groppi a été consultante pour les institutions tunisiennes, et partie prenante dans le processus de transition démocratique du pays. Elle a supervisé l'essai Tunisia. La primavera della Costituzione [Tunisie. Le printemps de la constitution, Ndt] aux éditions Carocci.

« La Tunisie est un carrefour géographique, un pont jeté en Méditerranée vers l'Europe, un croisement d'échanges commerciaux et culturels, un lieu de rencontre », explique-t-elle. « En 1851, elle s'est dotée d'une Constitution libérale, la première dans l'ère musulmane. Même sous l'empire ottoman, elle jouissait d'une certaine autonomie. Et Habib Bourguiba était bien différent de certaines figures charismatiques ayant conduit d'autres États musulmans vers l'indépendance. Pendant la phase de transition du protectorat français, entre 1956 et 1959, Bourguiba avait déjà fait approuver une sorte de code civil, un code des droits de la personne, qui reconnaissait l’égalité entre l’homme et la femme. En outre, il a fait de l’instruction un pilier central de son programme, ce qui explique le niveau culturel élevé de la population aujourd’hui encore. »

Il n'y a pas, dans tout le monde musulman, d'expérience comparable à l'histoire et à la liberté de la Tunisie. C'est aussi pour cette raison que les révoltes de 2011 ont laissé un signe tangible. « Ils ne l'appellent pas révolte, mais Révolution, avec un "R" majuscule », déclare Tania Groppi. Une révolution qui, comme celle de 1789 en France, fut un virage décisif. « Le terme est fort, et de fait, nous constatons aujourd'hui que la Tunisie est passée d'un régime autoritaire à une démocratie pluraliste. Ailleurs, nous avons assisté à des ajustements et à des correctifs, mais pas à un réel changement : en Égypte, par exemple, il n'y a pas eu de rupture avec le régime précédent ; et des pays comme la Lybie, la Syrie ou le Yémen sont plongés dans le chaos. »

POST-RÉVOLUTION
Quatre ans après, on peut estimer que la phase de transition de ce pays maghrébin est achevée, même si la nouvelle Constitution attend encore d'être complètement appliquée. « Dans ce contexte, on cherche même à ancrer d'une manière ou d'une autre une séparation entre l'État et la religion. Une tentative unique dans le monde arabe, qui se réalise au sein d'une petite nation, privée de ressources et de matières premières, qui n'a même pas de gazoduc… ».

C'est cette spécificité que les fondamentalistes ont blessée avec leurs attentats de la mi-mars : « Des gestes diaboliques. Ils ont touché dans le même temps le parlement – le Bardo étant le siège de l'assemblée législative -, le musée, qui représente ce carrefour de cultures si ouvert, et le tourisme, qui est un secteur crucial pour l'économie. Trois sphères décisives pour le pays. »

C'est ici que l'on peut voir la contribution de Tania Groppi, qui a de précédentes expériences sur des terrains politiques difficiles comme l'Irak ou la République démocratique du Congo. « J'ai eu la chance d'être mandatée par la région Toscane, qui est très active dans la coopération en Méditerranée, au sein d'un projet de soutien à l'activité constituante, avec comme point essentiel la question de la décentralisation administrative. La Tunisie était un État centralisé, mais avec la nouvelle Constitution, elle a reconnu pour la première fois les autonomies locales. » Ce projet, développé en partenariat avec la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, soutient plus particulièrement le gouvernorat de Kasserine, une région pauvre du centre de la Tunisie.

« La décentralisation est à la base du nouvel ordre constitutionnel - explique la maître de conférences - parce qu'en Tunisie, comme du reste en Italie, il existe une grande inégalité entre les régions : chez nous, c'est entre le nord et le sud, et chez eux, entre les régions de l'intérieur du pays et celles de la côte. La révolution résulte aussi de raisons économiques (pauvreté, chômage, précarité des conditions de vie d’une grande partie de la population) qui mettent à mal la dignité de la personne. Le régime profitait de cette situation pour créer un système de clientélisme et de corruption qui s’auto-alimentait. La révolution de 2011 a été celle de la dignité, la dignité fondamentale de la personne, qui passe par des conditions de vie dignes. Mohamed Bouazizi, le jeune homme qui s’est immolé et qui est à l'origine de cette révolution tunisienne, vivait justement dans une petite ville à l’intérieur du pays, Sidi Bouzid : son petit comptoir ambulant de fruits et de légumes avait été confisqué par les policiers municipaux à qui il refusait de payer un pot-de-vin. Il s’est immolé pour dire "Assez !" »

Insérer la décentralisation dans la constitution signifie favoriser le développement économique : « C'est un principe qui est reconnu internationalement. Avec le groupe de travail de l'université de Sienne, nous avons commencé ainsi, en travaillant avec la Fédération des villes tunisiennes afin qu'elle intervienne auprès de l’Assemblée constituante ; c'est ainsi que la décentralisation s’est effectuée. Parallèlement, nous avons lancé une activité de formation de la société civile grâce à un accord entre l’université et ses antennes locales. En Tunisie, la société est très dynamique, le monde associatif est riche et le terrain fertile, surtout grâce au succès de la Révolution. J'ai travaillé principalement pour une ONG allemande, Democracy Reporting International, qui apporte un soutien à l’élaboration des lois d’application de la constitution et qui favorise la formation des responsables politiques locaux. »

LA PRIORITÉ
Mais que fait l’Italie en Tunisie ? Qu'ont-ils à enseigner à une toute jeune démocratie ? Pour Tania Groppi, son pays a un rôle important : « tout d’abord, nous ne sommes pas une ex-puissance coloniale, nous ne sommes pas la France : nous pouvons donc débattre en toute liberté. Nous sommes proches de la Tunisie, que ce soit géographiquement ou pour des raisons historiques, mais j'ai surtout l’impression que de tous les pays occidentaux, nous sommes culturellement les plus proches. Nous sommes avantagés par notre imperfection : nous n'avons rien à exporter, mais nous pouvons partager notre expérience, notre parcours. Nous avons beaucoup de défauts, et chez nous aussi il y a de la corruption et des déséquilibres économiques : mais nous sommes à l'œuvre, et nous ne sommes pas un modèle hors d’atteinte ; nous sommes proches. Dans les années 40 nous étions comme eux aujourd'hui. Ils peuvent donc y arriver. »

À côté de l'éloge de l'imperfection, il y a un autre aspect de la collaboration italienne que Tania Groppi estime essentiel : « Nous n'avons pas une conception stricte de la séparation de l'État et de la religion comme en France. Plus qu'une équidistance, nous vivons une "équiproximité". Chez nous, l'Église est reconnue dans la Constitution. C'est un modèle de rapport entre le phénomène religieux et la sphère publique qui est plus adapté au contexte musulman, où une séparation nette entre les deux domaines est inconcevable. Notre histoire et notre culture, y compris constitutionnelle, nous mettent dans une position favorable pour collaborer avec les Tunisiens. Et en ce moment, il y a un besoin d’interaction : ceux qui sont en train d’amorcer un processus démocratique en Tunisie ne peuvent être laissés seuls. Car la Tunisie, avec la Constitution de 2014, a choisi d’être un État démocratique et pluraliste, et non pas un État islamique. »

La dernière fois qu’elle s’y est rendue, en mars dernier, Tania Groppi a assuré un certain nombre de leçons auprès des responsables politiques locaux qui gouvernent les régions du Sud. « Il était question de décentralisation administrative et de la charte européenne de l'autonomie locale. À un moment, un responsable d'Ennahdha, parti islamique modéré, s'est levé, et "au nom d’Allah le Clément et le Miséricordieux" m'a dit qu'il ne comprenait pas pourquoi je lui parlais d’Europe : "Ce qui nous intéresse, ce sont le Koweït, la Malaisie… Nous sommes comme eux, pas comme vous". Mais leur Assemblée constituante a fait un choix précis, celui de la Charte européenne de l’autonomie locale, donc…. »

En conclusion ? C'est simple : « Les hommes politiques italiens devraient faire de la Tunisie une priorité. Si nous perdons ce pays, nous avons tout perdu. Le ministère des Affaires étrangères devrait convoquer une conférence pour coordonner tous les acteurs italiens présents en Tunisie à différents titres : les universités, les acteurs économiques, les institutions locales. La Tunisie est notre front méridional. Les aider signifie être aux avant-postes pour protéger le sud de l'Italie. Même l'électorat le plus difficile comprendrait qu’investir en Tunisie est une bonne chose ».