Le parfum du Christ sous les bombes

Extraits de l’intervention du Père Ibrahim Alsabagh, curé de la communauté latine d’Alep, qui a raconté la vie « au front ». À 50 mètres des terroristes, le manque de tout et le témoignage de celui qui aime et pardonne chaque jour.
Ibrahim Alsabagh

Pour vous présenter la situation non seulement des chrétiens mais aussi de tout le peuple syrien, je ne peux dire qu’une seule chose : nous sommes dans le chaos, dans le désordre le plus total. Alep est divisée en dizaines de zones contrôlées par différents groupes djihadistes. Nous vivons dans une zone de la ville contrôlée par le gouvernement, et nous manquons de tout : de sécurité tout d’abord, parce que les bombardements des miliciens n’épargnent ni les maisons, ni les mosquées ou les églises, ni les enfants, ni les personnes âgées. Plusieurs parties de la ville ont été complètement détruites, comme la zone voisine, celle de l’antique chrétienté, qui n’est plus que ruines. Les bombardements sont continuels et se rapprochent de notre couvent, de notre très belle église de Saint François : nous sommes vraiment sur la ligne de tir et nous ne savons pas quand ils nous frapperont. Nous sommes visés. L’hémorragie continue et sème la mort : combien de mutilés et d’émigrants, combien de terreur et d’amertume dans les cœurs.
Le prix de la nourriture est stratosphérique et les gens n’arrivent plus à payer. Les plus riches sont déjà partis, et les plus pauvres sont restés avec nous. Nous manquons de médicaments et de services sanitaires parce que beaucoup de médecins ont quitté le pays. Nous manquons d’eau. C’est un manque terrible, qui va en s’aggravant. Les groupes djihadistes contrôlent les pompes et dirigent l’eau vers le fleuve pour empêcher les gens de boire. Dans les maisons, il n’y a ni eau ni électricité. Nous souffrons incroyablement de la soif, et certains en sont morts.
Comment peut-on convaincre un chrétien de rester ? Pourquoi devrait-il rester ? Il vaut mieux fuir. Nous avons été surpris de découvrir que tant de nos jeunes chrétiens, qui ont fait des études supérieures, ont accepté de se jeter à la mer pour arriver dans un pays sûr. De plus en plus de monde quitte la Syrie, ou la quittera. Pour nous, chrétiens du Moyen-Orient – et d’Alep en particulier –, c’est comme vivre dans l’Apocalypse, que je médite presque chaque jour : les chevaux de la mort, de la soif, de la maladie arrivent on ne sait quand, de manière imprévisible. C’est une instabilité totale et permanente.
Comment vivons-nous là-bas ? Que devons-nous faire, nous, les moines, à moins de 60 mètres des milices djihadistes ? Les pauvres nous regardent et espèrent ; ils attendent beaucoup de nous. Les réponses ne sont pas seulement « passives » – dans un sens positif : il faut être patient et porter sa croix chaque jour –, mais aussi immédiates. Notre réponse, qui est celle de la foi, de la Résurrection, a une action positive : nous devons être attentifs à l’Esprit qui souffle, aux besoins des gens, chrétiens et musulmans. Quand une femme frappe à notre porte pour nous demander de l’eau, ce qui importe n’est pas le fait qu’elle porte ou non le voile, mais le fait qu’elle ait soif. Il en va de même pour les enfants affamés, pour ceux qui fuient les bombes et ont besoin de sécurité.
Avec mes confrères, nous souffrons beaucoup ; pas seulement pour notre souffrance personnelle, qui est précieuse et importante, mais parce que nous voyons l’homme dépouillé de sa dignité : c’est la souffrance de Jésus crucifié aujourd’hui, dans l’humanité, dans le chrétien comme dans le musulman. En écoutant profondément la voix du Seigneur et le cri des innocents, nous réussissons à comprendre comment répondre. Au moment de la grande croix, il faut vraiment apprendre de Jésus qui, pendant les trois heures de sa crucifixion, a su penser aux autres, à l’avenir de Marie et de Jean, au salut de ceux qui étaient proches comme le bon larron ; malgré toute sa souffrance, il a pensé à la manière de sauver non seulement le monde entier par son œuvre rédemptrice, mais aussi son voisin qui souffrait avec lui. Il pensait à une chose très belle : le pardon. Pardonner. Pardonner à ceux qui l’ont crucifié même quand ceux-ci ne le demandaient pas.
Notre réponse est créative, elle vient de la foi, de l’exemple de Jésus. Pour le manque d’eau dans les maisons, nous avons loué de petits camions-citernes avec une pompe et leur chauffeur. La dernière fois, il y avait 500 familles sur la liste et nous n’arrivions à en ravitailler que 30 ou 40 par jour. Nous avons ouvert le puits du couvent et du matin au soir, avec des volontaires, nous distribuons de grandes quantités d’eau. Nous remercions Dieu d’avoir de l’eau potable que les gens viennent chercher de loin, du matin au soir. Beaucoup de personnes âgées et seules ne pouvant pas porter l’eau jusqu’à chez elles, nous la leur apportons, avec des volontaires âgés de 12 à 18 ans, au minimum un jour sur deux.
Nous avons changé : parfois, je me regarde et je ris, parce qu’amoureux des études et des discours théologiques je me retrouve à être pompier, infirmier, gardien, et, en dernier lieu prêtre. Mais cela est très beau, parce que c’est là que réside la vraie expérience du consacré, comme d’ailleurs du laïc qui se sent appelé à servir et à construire l’Église.
La peur règne dans les cœurs. La souffrance est très grande, non seulement pour les chrétiens mais aussi pour les musulmans qui ont honte de ce qui se passe. Nous ne savons pas quand cela finira, comme la persécution des premiers chrétiens. Mais qu’importe quand et comment cela finira, l’important est de témoigner Jésus Christ, pas de savoir se sauver soi-même. Il faut aussi penser à une solution politique, agir, mais notre premier devoir est de témoigner la vie chrétienne, porter la croix en aimant, en pardonnant, en pensant aussi au salut des autres.
Nous sommes à moins de 60 mètres des terroristes qui sèment la mort et la terreur dans les cœurs. Mais chaque jour, dans notre communauté, nous offrons notre souffrance pour leur salut, nous prions pour eux, nous leur pardonnons. Une femme, qui habite pas loin de chez nous, là où avant il y avait une majorité de familles chrétiennes, se lamentait en raison de l’arrivée massive de musulmans achetant ou louant les maisons des chrétiens. Elle sentait que quelque chose de très grand avait changé – l’atmosphère, les regards – et elle en était mal à l’aise. Je lui ai dit : « Peut-être est-ce le Seigneur qui permet de changer les gens, l’environnement autour de nous afin que le parfum du Christ arrive jusqu’à eux ? Cela ne pourrait-il pas être une très belle mission que le Seigneur ressuscité nous propose ? » Il n’y a donc pas de malaise, mais seulement la pensée de ce que le Seigneur ressuscité nous demande, de comment nous pouvons témoigner la foi aux personnes qui arrivent.
Nous avons tant de choses à transmettre. De l’histoire de l’Église, nous avons appris qu’un chrétien n’a peur de rien : ni de la confrontation, ni de la différence, ni d’ouvrir les frontières. Il n’a peur de vivre avec personne. Un chrétien a dans le cœur un trésor tellement fort qu’il peut dialoguer librement avec tout le monde sans perdre sa nature ; mieux, sa nature est faite de dialogue. C’est ce que nous, chrétiens au milieu de la ville à moitié détruite, nous essayons de faire avec tout le monde. Et souvent, nous réussissons à transmettre des valeurs sans même parler. Il y a quelques jours, un musulman qui travaille avec nous depuis toujours est venu me trouver : « Père, voir ces gens qui viennent chercher l’eau avec le sourire, le cœur en paix, sans querelles, sans élever la voix… Moi qui ai fait le tour de toute la ville et qui ai vu des personnes s’entretuer pour obtenir de l’eau, je m’émerveille : vous êtes pleins de paix, de joie. Vous réussissez à partager avec les autres, même avec les musulmans, avec tant de paix. Père, vous êtes différents ».
Beaucoup rêvent de fuir et c’est bien normal : ils font l’expérience de tout le mal que l’on peut imaginer. Mais nous sommes convaincus que si le Seigneur a planté, au cours de notre histoire, au début de l’Église, l’arbre de la chrétienté dans la culture syrienne, au Moyen-Orient, nous, chrétiens d’aujourd’hui, nous n’avons pas le droit d’emporter cet olivier et de le planter ailleurs, parce que la volonté du Seigneur, c’est de porter du fruit ici. La racine de notre foi est là, dans cette terre où est passé saint Paul : c’est la terre de nos martyrs, et beaucoup de familles sont convaincues que rester est une grande mission. Imaginez si tous les chrétiens quittaient le Moyen-Orient pour venir en Europe : combien de temps faudrait-il au Seigneur et à son Corps Mystique, l’Église, pour y faire renaître le christianisme ? Notre présence est une mission et nous restons là. Nous ne nous rendons pas : nous aimons plus, nous pardonnons plus, nous témoignons plus. Avec la foi, l’espérance et la charité, nous continuons notre chemin qui est un Chemin de Croix.
Nous savons que la vie chrétienne n’est pas une promenade, même pour vous, ici, pour un enfant qui essaie de faire un chemin sérieux avec le Seigneur, en Italie, en Allemagne, aux États-Unis… C’est toujours un chemin étroit avec de nombreuses difficultés, mais aussi beaucoup de victoires. Nous commençons avec la souffrance, nous vivons aussi la mort, mais nous n’avons pas peur parce que nous avons la force de la Résurrection. N’est-ce pas le premier mystère chrétien ? Avec la foi, nous savons que nos souffrances ont une grande signification : signification rédemptrice pour nous et pour ceux qui nous tuent, mieux, pour le monde entier. Raison de vivre, raison de mourir.
À Alep, je vois beaucoup de signes de la Résurrection : par exemple, avoir pu célébrer une messe quotidiennement depuis le début de la crise jusqu’à aujourd’hui est déjà un miracle pour moi. Et le simple fait que nous soyons encore en vie est aussi un grand miracle. Nous apprécions mieux le don de la vie et nous sommes toujours pleins de gratitude pour Dieu qui nous donne beaucoup.
Pour revenir à ce « manque » dont parle le titre du Meeting : voir chez les chrétiens, les prêtres, les évêques, la recherche de Dieu, la soif de vivre en communion avec Dieu, est pour moi un signe de la Résurrection. Je vois aussi chez nos frères d’autres religions le réveil d’une grande recherche, le sentiment d’un grand manque. Face au fondamentalisme naissent des questions essentielles : le chemin que nous empruntions est-il la vérité ? Et quelle recherche de Dieu, chez nos frères musulmans aussi : ceux qui frappent à notre porte, qui s’interrogent sur Jésus Christ, qui entrent dans une église pour écouter la Parole. Tout ce désir et toute cette soif qui se réveillent. Dans la persécution, dans les souffrances que nous vivons, nous sommes sûrs que cela aussi est un grand signe de la présence de Jésus ressuscité, ici, à Alep.