Une alternative radicale

À Cuba et aux Etats-Unis,le pape a touché les points les plus sensibles de notre époque et même l'identité chrétienne. Ce qui est en crise c’est l’idée que le projet américain et le catholicisme aurait un destin commun. Comment évangéliser aujourd’hui ?
Mattia Ferraresi

Le catholicisme américain traverse un moment de clarté confuse. Ce n'est pas un jeu de mots. C'est une formule imparfaite, sur le fil du paradoxe, pour tenter d’exprimer un double phénomène. D'un côté, la confusion provoquée par la dissolution des structures sociales et des traditions que les chrétiens engagés dans la sphère publique avaient tenté de défendre, comme si c'était leur tâche fondamentale. Dernier exemple : la Cour suprême a confirmé de manière incontestable le renversement culturel sur la notion de mariage comme elle l'avait fait, il y a quarante ans, au sujet de l’avortement. De l'autre côté, la clarté provoquée justement par la disparition des balises auxquelles s'accrochaient les batailles idéologiques autour de la défense de l'ordre ancien. Il n'est plus possible de s'appuyer sur les valeurs traditionnelles pour défendre la foi quand ces valeurs elles-mêmes s’effondrent.

Dans ce contexte apparaît toujours plus inutilisable et dépassée la vieille distinction, utilisée dans tout l'Occident mais encore plus présente aux Etats-Unis, entre catholiques conservateurs et catholiques progressistes, entre l'activisme agité des hérauts de la culture war (la guerre culturelle) et les partisans d’une réconciliation doucereuse entre la foi et la société post-chrétienne, qui choisissent dans le Magistère de l’Eglise ce qui concorde avec le programme social du Parti démocrate et jettent le reste. Les circonstances semblent indiquer la nécessité d’une troisième voie, d’une alternative à la vieille bifurcation dessinée sur une carte exclusivement politique.

La visite du pape François en Amérique a mis le doigt sur ce nœud de contradictions et de tentatives, et pour une fois le qualificatif d'« historique », cliché de nombreux journalistes, n'aura pas été utilisé en vain. Ce fut un voyage historique parce qu'il devait toucher de nombreux points sensibles dans ce moment de l’histoire, qui renvoient tous à une seule et même question : la pertinence de la foi dans un monde qui court à bride abattue vers la fin de la post-modernité.

La Journée mondiale de la famille à Philadelphie – raison principale du voyage du pape, mais les autres étapes n’étaient pas moins importantes – au eu lieu après que la Cour suprême a déclaré que le mariage homosexuel est un droit constitutionnel et avant que s’ouvre le Synode des évêques sur la famille. Dans la capitale de la Pennsylvanie, le pape devait parler de liberté religieuse, sujet très délicat pour les catholiques. Benoît XVI, déjà, avait dit sa préoccupation face à « certaines tentatives de limiter la liberté la plus aimée de toutes les libertés américaines, la liberté religieuse  ». Depuis, cette préoccupation n’a fait qu’augmenter.

Désormais, les universités, écoles et institutions d’inspiration religieuse risquent des procès si elles définissent dans leurs statuts et règlements le mariage comme l’union exclusive entre un homme et une femme. Un problème semblable avait déjà surgi avec la réforme sanitaire de Barack Obama qui oblige tous les employeurs à fournir à leur personnel un accès gratuit aux moyens contraceptifs.

Obama a reçu François à la Maison blanche, répondant ainsi à l’accueil reçu au Vatican l’an dernier. Le président était arrivé à Rome précédé d’une interview donnée au Corriere della Sera dans laquelle il applaudissait les réflexions du pape sur la pauvreté et les inégalités économiques. Le communiqué diffusé à la fin de leur rencontre ne disait pas un mot de tout cela. Les deux hommes ont parlé de droit à la vie, de liberté religieuse, de la situation au Moyen-Orient, mais ni de justice sociale ni d’autres sujets susceptibles d’être exploités et manipulés par le parti du président.

A Washington, le pape a parlé pour la première fois devant le Congrès réuni en séance plénière, une assemblée dans laquelle plusieurs catholiques membres du Parti républicain se sont déclarés « républicains d’abord et catholiques ensuite » quand des thèmes et des jugements venus de Rome entraient en conflit avec l’agenda du parti. Aux Nations Unies, nombreux étaient les sujets brûlants qui mettent en crise, transversalement, tous les camps en présence, du statut de la Palestine à l’environnement - vu aussi la proximité temporelle entre la sortie de l’encyclique et la prochaine conférence de Paris sur le climat. Laudato si', le document sur la protection de la maison commune, n’a pas été vu d’un bon œil dans les rangs du Grand Old Party, qui hausse les épaules à la seule mention de l’environnement. Chacun devra prendre position. Et ainsi François contribue à balayer les schémas dans lesquels la foi risque de devenir la servante de la politique.

FIN D'UN MONDE
« La doctrine sociale de l’Eglise défie ouvertement les démocrates comme les républicains, par exemple quand elle relance le thème de la solidarité dans un pays construit sur l’intérêt individuel », explique Michael Sean Winters, intellectuel et journaliste du National Catholic Reporter. « Jean Paul II déjà et Benoît XVI avaient dénoncé cette conception politicienne du catholicisme, mais une partie du monde catholique a fait la sourde oreille au sujet des enseignements du Magistère qui ne concordaient pas avec les programmes politiques. La particularité de François est qu’il relance le défi mais sans médiation, il le fait en embrassant les personnes. On n’a pas besoin d’une licence en théologie pour le comprendre. Et le contraste entre la foi telle que lui la présente et la réduction politique et idéologique que d’autres en font est évident, inévitable, et il ne peut pas être éliminé par les habituels sophismes ». Pour Winters, ce n'est pas un problème de gauche ou de droite, mais de « réduction du christianisme à une éthique », et il rappelle ce que disait toujours son ami Lorenzo Albacete : « La réduction de la foi à une éthique n’est pas le programme catholique ».

Beaucoup ont interprété la sentence sur le mariage gay comme le point final de la guerre culturelle, la fin d’une conception guerrière et activiste de la foi dans la sphère publique qui s’est souvent croisée avec la plate-forme politique du courant conservateur, allant parfois jusqu’à se superposer à elle : « Maintenant, nous pouvons finalement parler sans interférence du contenu du mariage, de la possibilité de le vivre dans sa plénitude. La crédibilité de notre témoignage dépendra non pas de notre capacité à mener une bataille, mais de vivre une vie différente. Est-ce que nous devons nous retirer du monde ? Au contraire, les chrétiens sont appelés à être encore plus présents et, pour cette raison, je ne suis pas convaincu que l''option Benoît' soit la bonne réponse ; il me semble qu'elle pose les fondements d’un retrait du monde », explique Winters.

Il ne s'agit cependant pas d’une leçon pour les seuls catholiques conservateurs qui brandissent les valeurs chrétiennes contre un océan de drapeaux arc-en-ciel. François, explique Winters, propose ce que l’Eglise a toujours été : une alternative radicale à tout projet idéologique. « C'est un défi énorme aussi pour les progressistes, maintenant qu'ils ont la chance de tenir le pape par la manche. J’espère que certains d’entre eux comprennent à un moment donné que la préoccupation du pape pour les pauvres, pour les derniers, n’est pas différente de celle qu’il a pour les enfants avortés.  » A un niveau encore plus profond, les choix de François d’un côté et les circonstances historiques de l’autre sont en train de mettre en crise l’idée que l’identité catholique et le projet américain puissent avoir un destin commun.

UNE VIE HEUREUSE
S’inspirant d’un jésuite influent, le Père John Courtney Murray, de nombreux intellectuels catholiques, dont George Weigel, ont défendu l'idée de «  baptiser » les Pères fondateurs de l'Amérique en faisant de Thomas Jefferson et de ses compagnons les porte-drapeaux d’une vision du monde aristotélico-thomiste. Maintenant que cette vision est balayée à coups de lois et de nouveaux droits qui s’appuient justement sur les principes posés par les Pères fondateurs, « on comprend que la superposition entre identité américaine et catholicisme est une idée fausse et terrible. Il faut comprendre comment évangéliser dans n’importe quel contexte culturel, et pas enfermer le christianisme dans un cadre politique ou nationaliste ».

Pour Brad Gregory, historien de l’Université Notre-Dame, auteur d’un gros volume sur les liens entre la réforme protestante et la sécularisation, les dramatiques changements culturels et légaux des dernières années « sont les fruits des graines que le libéralisme a plantées en Amérique depuis sa fondation : la liberté comprise comme une pure autonomie, le volontarisme éthique, l’homme compris comme un être autosuffisant, et toute l’anthropologie de la modernité. Au début, ces éléments étaient équilibrés par l’influence de la tradition judéo-chrétienne. Mais quand la tradition a perdu du terrain, ce qui a pris le dessus a été l’individualisme implicite dans la conception originale des fondateurs. Tout l’échafaudage social qui s’était créé est devenu tout à coup fragile et ses lois ont été perçues comme oppressives ou anachroniques ».

Pour briser le schéma idéologique, il faut redécouvrir la nature du christianisme dans l’expérience. Par conséquent, suggère Gregory, la manière de faire du pape François est particulièrement significative : « Il dit les mêmes choses que Benoît XVI à propos de la sécularisation, mais il les propose à un niveau existentiel. Je crois que c’est le seul niveau sur lequel nous pouvons nous placer pour conduire la véritable culture war ». C’est-à-dire ? « La manière la plus convaincante pour montrer la vérité de la rencontre avec le Christ est une vie heureuse. Dans le cas du mariage, cela signifie vivre la vie matrimoniale avec une conscience renouvelée. Vu les circonstances, je pense que ce serait une perte d’énergie et même une erreur de combattre cette bataille à un niveau juridique. La bataille légale n’est pas une réponse. Pire, je crains qu’elle soit contre-productive parce que c’est un piège. Nous nous placerions dans le rôle que le monde a prévu pour nous : celui de l’adversaire prévisible et naïf ».