Et maintenant ?

Les titres des journaux, la peur, les analyses et la recherche d’une normalité, alors que les questions sont encore brûlantes. Après la tragédie, voici le journal d’une ville blessée qui se redécouvre, avec le besoin de regarder en face la vie et la mort.
Luca Fiore

« Bonjour ! répond la Mairie de Paris. Pour demander un soutien psychologique, suite aux attentats du 13 novembre, faites le 1. Pour les autres services, faites le 2 ».
C’est ce que le 39.75 a proposé, cinq jours durant. Et, au "197 alerte-attentat", il y a eu 13.000 signalements en une semaine. Partout, la tension est à son comble.

Après la tuerie du Bataclan, les fusillades sur les terrasses des bistrots et les explosions au Stade de France (130 morts et plus de 300 blessés), Paris donne l’impression que le traumatisme est vécu de l’intérieur : la circulation encombre autant les rues, le métro est bondé, les écoles, les bureaux et les magasins sont ouverts ; journée normale d’un automne trop doux. Et pourtant, les journaux font leurs gros titres sur l’assaut de Saint-Denis, le 18 novembre, et les couvertures des hebdomadaires crient : « Comment détruire Dae'ch ? ». Mais ce ne sont que des mots, comme lors des attentats de Tunis ou de Beyrouth. L’émotion des premières heures semble avoir fait la même fin que les fleurs devant les lieux des attentats, fanées par le temps et la pluie… Même les correspondants des télévisions étrangères parlent d’autre chose, comme des risques en Belgique.

Mais quelque chose continue à couver dans l’âme des Parisiens. Pour preuve, l’utilisation intensive du soutien psychologique proposé par la Municipalité, surtout pour les enfants (souvent des enfants musulmans qui craignent des représailles à l’école).

La vie continue ; mais elle reste suspendue à un fil, comme l’observe Julián Carrón dans son communiqué du lendemain des attentats. Encore aujourd’hui, nous avons besoin de regarder en face la vie et la mort, de trouver, pour nos enfants, une hypothèse de sens, pour pouvoir faire face à ces massacres, pour avoir « une raison de reprendre le travail lundi matin, en continuant à construire un monde à la hauteur de notre humanité ».

Pour Pierre, par exemple, ce « lundi » est arrivé quelques heures seulement après les attentats. Il est architecte et travaille à 300 mètres du Petit Cambodge. La semaine suivante, il lui fallait rendre un projet important. C’est pourquoi, le 14 novembre, à huit heures du matin, il a dû traverser un Paris désert et apeuré. « J’ai laissé à la maison ma femme et mon jeune fils. Ça n'a pas été facile, mais je n’avais pas le choix… Les collègues ont pris tout cela avec légèreté. Ils disaient qu’ils n'avaient pas peur. Moi non plus, je n'avais pas peur, mais j'étais un peu différent. Mon chef a donné des statistiques : il y a plus de probabilités de mourir dans un accident de voiture ! Moi, j'ai repris le travail avec l’hypothèse positive que nous a enseignée don Giussani et qu'il continue à m'enseigner : "Va vérifier s'il y a quelque chose d'intéressant dans la réalité". Pour moi non plus, les choses ne sont pas toutes très claires. Mais je vois qu'il est possible de continuer à travailler et d’aimer la vie ».

Ce samedi matin, Isabelle a voulu donner son sang, mais elle a été renvoyée chez elle : il y avait assez de donneurs ! En rentrant en métro, elle a vu une femme qui montait les escaliers avec une poussette. « Je m'en suis rendu compte et je l'ai aidée. Ce fut un geste très simple, mais j'avais en moi toute la douleur et tout le désir de sens pour ce qui avait eu lieu la veille ». Lundi, elle est retournée dans le lycée de banlieue où elle enseigne. En janvier, elle avait vu certains de ses élèves musulmans défendre les tueurs de Charlie Hebdo. « Cette fois, ce fut différent. Et pour moi, dans toute cette confusion, il a été très important de respecter la minute de silence demandée par le Président Hollande. Ça m'a aidée à prendre conscience de la question qu'a soulevée ce qui est arrivé. Aujourd’hui, le défi est d'aller au-delà de l’émotion du moment, pour qu’elle n’arrive jamais à maîtriser toute la question ».

LES DEVOIRS SURVEILLÉS EN CLASSE
Silvio, proviseur d’un lycée du XVIIIe arrondissement a dû, lui aussi, y retourner. Il s'est retrouvé face au regard de ses six cents élèves dont un sur quatre est musulman. « Ils m'ont demandé d'annuler les devoirs surveillés. Ils me disaient : nous n'avons pas réussi à étudier, nous sommes bouleversés ». Silvio garde à l’esprit les mots de Carrón : Continuer à construire un monde à la hauteur de notre humanité. Continuer, justement ! « Ce ne fut pas une décision facile à prendre, mais j'ai décidé que les devoirs surveillés ne seraient pas reportés. J'ai dit que nous tiendrions compte de ce qui était arrivé parce que, pour moi aussi, ce fut terrible. Mais il faut recommencer tout de suite, avec une hypothèse positive. Car il doit bien y avoir un sens à ce qui est arrivé, même si nous ne le voyons pas maintenant. Nous devons partir du présent ».

A Notre-Dame de Paris, la messe annuelle pour les étudiants catholiques a été célébrée par le cardinal André Vingt-Trois : quatre mille jeunes qui doivent passer trois contrôles de sécurité pour pouvoir entrer dans la cathédrale. Certains ne cachent pas leur peur. Dans la queue, Caterina raconte que, quelques jours plus tôt, elle était dans un bar du centre de Paris, quand un gendarme a fait irruption en criant d’aller se cacher dans la cave : une demi-heure de peur pour une fausse alerte à la bombe. « Je ressens le besoin d’être remplie de sens, dit Caterina. J’ai essayé de comprendre le pourquoi du comment des attentats, mais ça ne fait qu’augmenter ma peur. J'ai vraiment besoin de regarder le Christ et de lui demander de venir à chaque instant ». Au cours de la messe, le cardinal s’adresse aux jeunes en demandant : « À quoi tenons-nous vraiment ? Qu’est-ce qui domine notre vie ? ».

L'ÉCRIVAIN À LA TÉLÉ
La communauté de CL s’est tout de suite retrouvée pour un Rosaire à Saint-Germain-l’Auxerrois, une église proche du Louvre. Sous les voûtes gothiques, tous ont entonné le chant que Claudio Chieffo écrivit après les attentats de Madrid, en 2004 : Reina de la Paz te pido / Da esperanza a mi dolor (Reine de la Paix, je te prie / Donne de l’espérance à ma douleur, ndt). Le jeudi suivant les attentats, la communauté se retrouve pour une assemblée qui débute avec la même chanson. Silvio a invité Axel, l’initiateur des Veilleurs qui dira à la fin : « J'ai commencé à me convertir au christianisme quand je me suis mis à maudire le jour où je suis né. Car quelqu'un a pris au sérieux mon désir de sens. Ces attentats ont rapproché de mon 'présent' l'idée de la mort, et rendu plus incandescent le besoin d’un sens ».

Camilla aussi est présente à la rencontre. Il y a plusieurs années, elle est arrivée de Bologne pour faire des études. Aujourd’hui, elle travaille dans un des lieux les plus in de Paris. Elle avait connu CL au lycée, mais, en France, elle avait toujours fui les amis du Mouvement. Elle raconte qu’elle a accompagné les parents de son ami Guillaume, sur les lieux où il a été tué, À ce moment-là, elle a pensé aux terroristes, « mais aussi à tout le mal que je fais. Je me suis surprise à désirer un regard de pardon sur moi. J’ai pensé au vers de Dante : Miserere di me ».
Elle a repris le travail, mais avec un autre visage ; ses collègues s'en sont aperçus : « L’un d’entre eux m'a demandé "Tu as perdu un ami… Comment fais-tu pour être comme tu es aujourd’hui ?" Je l'ai regardé et je lui ai répondu : “Parce qu'il y en a Un qui a vaincu la mort. Et cinq ans après, il est revenu me hurler que ce n'est pas moi qui fais les choses ». Aujourd’hui, elle est ici pour témoigner devant ses amis. C’est une assemblée très dense. Il y a ceux qui admettent : « Je sais que c'est une erreur, mais je veux seulement oublier », ou celui qui dit : « Je déteste entendre que "la vie continue" », et d'autres qui demandent : « Comment peut-on résister au terrorisme ? ».

C'est la question que la journaliste Léa Salamé, pendant l’émission On n'est pas couché, sur France2, a posée à l’écrivain Frédéric Beigbeder que Wikipédia définit comme « provocateur », « pessimiste hédoniste », « amant de la vie effrénée, car convaincu que la fin est proche ». L’écrivain a répondu à mi-voix : « Je sais que cela peut paraître étrange de ma part. Mais, selon la religion catholique, Jésus Christ, dans l’Évangile de Matthieu, a dit à la foule ébahie : "Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends l’autre joue". Comment fait-on pour être à la hauteur d’un tel geste ? ». Léa Salamé, connue pour être toujours prête à faire une bonne réplique, a juste dit : « Je ne sais pas ! ».