Une présence originale

Notes de l’intervention de Julián Carrón à l'assemblée avec les responsables de Communion et Libération à Pacengo di Lazise (Vérone), 27 février 2016
Julián Carrón

Il est évident pour tout le monde que nous nous trouvons dans un moment de changements importants et qu’il n’est pas facile de s’orienter dans le contexte culturel actuel. Nous sommes face à un grand tournant qui demande du temps et de la patience pour le comprendre, sans vouloir résoudre les problèmes seulement par le débat. Dans les pages qui suivent, je tente d’apporter ma contribution pour le chemin de chacun et pour le dialogue entre nous. Il y a deux semaines, à l’occasion d’une rencontre avec un groupe de prêtres du Nord de l’Italie, l’un d’entre eux disait que nous traversons actuellement un « moment vraiment exaltant ». Je pense que c’est exactement cela, car tout ce que le Mystère ne nous épargne pas est pour notre maturation. C’est ce que don Giussani n’a eu de cesse de nous dire. Nous ne savons pas encore comment cela peut nous faire mûrir et nous sommes un peu désorientés, mais il est certain que cette circonstance, liée aux débats sur les enjeux éthiques et anthropologiques impliqués par la diffusion des « nouveaux » droits, avec toutes les questions qui sont nées et tous les dialogues, parfois enflammés, qu’il nous est arrivé d’avoir, peut être une occasion précieuse. En effet, c’est uniquement quand la réalité nous met à l’épreuve qu’émerge à nos yeux, pour nous-mêmes plus encore que pour les autres, ce que nous avons de plus cher, là où se trouve notre espérance. Plus on est mis à l’épreuve, plus le point de vue synthétique avec lequel on affronte la vie se manifeste. Or, cette situation est effectivement pour notre maturation, mais ce n’est pas automatique. Il faut donc faire l’effort de la comprendre, en se laissant provoquer. Comme elle nous touche tous, chacun peut découvrir son comportement, sa réaction, car tous, d’une façon ou d’une autre, nous avons réagi. On peut découvrir les hypothèses qu’on a défendues et comment on les a vérifiées. Chacun de nous doit examiner la vérité de ses positions, car ce n’est pas parce que nous avons des idées que celles-ci sont nécessairement bonnes. Je suis le premier à ne pas me retirer de la mêlée. Souvent, nous avons eu des idées qui, par la suite, se sont avérées être moins intelligentes que nous le pensions. C’est pourquoi il faut s’accorder un moment de sérénité pour un dialogue qui soit véritablement constructif.

LA LEÇON DE L’ANNEE SOIXANTE-HUIT : LE RAPPORT ENTRE EVENEMENT ET TRADITION
Quelle richesse, quelle ressource avons-nous pour affronter les nouveaux défis que nous pose le présent ? Notre histoire. Souvent, nous pensons la connaître déjà, nous la donnons pour acquise, ou bien chacun se souvient de certains moments. Toutefois, ce sont précisément les défis du présent qui nous font découvrir certains aspects de cette histoire que, peut-être, nous devons encore apprendre.
Pourquoi don Giussani a-t-il commencé le mouvement ? Au sein de l’Église ambrosienne, ce ne sont certainement pas la clarté théologique et la communication du dogme que manquaient, mais il s’est rendu compte que cela ne suffisait pas. Il l’a compris dès ses premiers instants à Milan et dès qu’il est arrivé au Lycée Berchet : il avait devant lui des étudiants issus de familles chrétiennes qui ne s’intéressaient plus à la foi. Cette découverte a marqué le début de son initiative. Don Giussani a commencé le mouvement pour répondre à ce fait, en cherchant une manière de communiquer la vérité chrétienne – celle qu’il avait apprise au séminaire – qui puisse répondre au désintérêt auquel il s’était heurté dès le premier jour de cours. Nous sommes alors à la moitié des années cinquante.
Il y a toutefois un moment précis dans l’histoire qui a été crucial pour don Giussani : il s’agit de l’année soixante-huit. Au cours de l’été 1968, lors des Exercices du Groupe adulte [première dénomination des Memores Domini, association de laïcs consacrés née au sein de Communion et Libération, ndt], il affirmait : « Je vois comme un signe des temps le fait que ce n’est plus le discours sur la tradition, ce n’est plus l’histoire [chrétienne] qui constitue ou peut constituer un rappel et une adhésion au fait chrétien. […] Il faudra que nous revoyions radicalement tout le discours que nous avons toujours tenu au cours de l’expérience des dix dernières années et que nous répétons encore ». Je pense que nous devons encore comprendre toute la portée de cette observation. Grâce à la vague de soixante-huit, don Giussani a compris clairement que « ce ne sont ni la tradition, ni la théorie, ni la conception, ni la spéculation, qui peuvent être la raison d’une adhésion au christianisme ; ni non plus la philosophie chrétienne, la théologie chrétienne, ou la conception de l’univers qu’a le christianisme ». Puis, se référant à l’Évangile, il ajoute : « Ce n’était pas pour les discours qu’il tenait, ce n’était pas pour les explications qu’il donnait, ce n’était pas pour ses références à l’Ancien Testament ; c’était parce qu’il constituait une présence pleine d’un message » que les gens suivaient Jésus. « Le message n’est pas un discours : c’est une présence, une personne. C’est la manière qu’a une personne d’être présente ». Pour que sa pensée soit entendue clairement, il ajoute : « Il est assez simple d’observer comment l’annonce reprend la tradition [...]. Souvenez-vous des disciples d’Emmaüs, une des plus belles pages de l’Évangile : “Pendant que l’étrange pèlerin nous parlait des prophètes, notre cœur reprenait vigueur”. Donc, l’annonce chrétienne est effectivement “un discours”, mais “par le biais d’une présence, lié à la présence d’une personne”. Le contenu de l’annonce chrétienne “était sa personne même”, le Christ » (A. Savorana, Vita di don Giussani [Vie de don Giussani, ndt], Bur, Milan 2014, p. 404-405). Sans cela, il est très probable qu’aucun de nous ne serait présent ici.
Alors, qu’est-ce que le christianisme ? « C’est ce qui donne vie à la tradition, à ce qui s’est passé, qui donne vie à la pensée, à l’idée et à la valeur. S’il donne vie, c’est un présent ! Du point de vue méthodologique [alors] on ne peut pas faire autrement, si on ne veut pas rester dans la confusion, que de retourner à l’origine, de se demander comment est né, comment a commencé » le christianisme. « “Ce fut un évènement. Le christianisme est un évènement” qui lie le passé au présent. Quelle est la nature de cet évènement ? “Ils ne crurent pas parce que le Christ parlait et disait ces choses, ils ne crurent pas parce que le Christ faisait des miracles, ils ne crurent pas parce que le Christ citait les prophètes, ils ne crurent pas parce que le Christ ressuscitait les morts. Combien de personnes (la grande majorité) l’entendirent parler ainsi, l’entendirent prononcer ces mots, le virent faire ces miracles et ce ne fut pas pour elles l’évènement” ». À ce stade, don Giussani se demande pourquoi, alors, les premiers disciples de Jésus ont cru : « “Ils crurent en raison d’une présence. [...] Une présence avec un visage précis, une présence à la parole dense, donc riche de propositions, de sens.” Toutes les personnes ou réalités ne constituent pas une présence, poursuit don Giussani ; elles constituent une présence “seulement quand elles présentent quelque chose d’imprévu et d’imprévisible, c’est-à-dire quand elles comportent une nouveauté radicale” [...] ; en effet, “le christianisme est né comme annonce : l’expérience d’une nouveauté irréductible” » (ibidem, p. 407-408).
Essayons de nous mettre à la place de don Giussani : il aurait pu faire comme si rien ne s’était passé en soixante-huit et poursuivre son chemin sans changement. Il ne l’a pas fait.
Pourquoi ? Parce que pour lui « les circonstances », comme nous l’avons toujours dit, sont un « facteur essentiel » de la vocation, la circonstance dans laquelle on prend position devant le monde entier « est importante pour la définition même du témoignage » (L. Giussani, L’uomo e il suo destino [L’homme et son destin, ndt], Marietti 1820, Milan 1999, p. 63). Il a accepté l’appel à la conversion lancé par la réalité et il s’est montré disposé à se mettre en question, sans rester enchaîné aux formes du passé. C’est ce qu’il a fait dès le départ. C’est précisément pour communiquer la nouveauté chrétienne qu’il avait insisté sur certains points que l’Église ambrosienne n’avait pas pour habitude d’inclure dans sa façon de communiquer la foi, tels que le rappel à l’expérience, donc à la nécessité d’une vérification, ou encore le rassemblement des filles et des garçons dans un même raggio [ancien nom de l’école de communauté, ndt]. Plus il s’attachait à l’essentiel, plus cela le libérait des formes. Ainsi, il a témoigné ce que le pape François a rappelé le 7 mars 2015 à Rome, à savoir que « le christianisme ne se réalise jamais dans l’histoire en tant que positions figées à défendre, qui se rapportent à ce qui est nouveau de façon purement antithétique. Le christianisme est principe de rédemption, qui admet le nouveau en le sauvant » (L. Giussani, Porta la speranza [Porte l’espérance, ndt], Marietti 1820, Gênes 1997, p. 119).
Voilà pourquoi j’accorde une importance cruciale à la circonstance que nous avons vécue et que nous vivons encore ; en effet, à cause de tout ce qui s’est produit, elle est décisive pour la définition de notre témoignage. La querelle autour de la question des unions civiles a éclaté précisément parce que chacun a tenté de dessiner les contours de ce que devrait être notre témoignage aujourd’hui. C’est l’objet du débat, jusqu’à l’affrontement. Voilà pourquoi on ne peut pas aller de l’avant si on n’éclaircit pas ce point jusqu’au bout.
Selon moi, la première étape consiste à clarifier le concept de jugement, car souvent nous pensons que juger signifie prendre parti. Toutefois, l’Évangile montre qu’à plusieurs occasions, Jésus émet des jugements face aux questions qui se posent, sans pour autant prendre parti. Rappelons l’épisode du tribut à payer à César : on souhaite que Jésus prenne position en faveur d’un camp ou de l’autre, dans le but de le piéger. Jésus n’émet pas un jugement de nature à satisfaire ceux qui veulent l’obliger à choisir un des deux camps : soit c’est un collaborateur de l’empire romain, s’il affirme qu’il faut payer le tribut à César, soit il est anti-romain, s’il déclare le contraire. Jésus ne prend pas parti : « Alors rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20, 25). Dans cet épisode, Jésus fait porter son jugement sur le rapport entre la politique et la religion. Pendant vingt siècles, sa réponse énigmatique a été le fondement d’une nouveauté incontournable dans la compréhension du rôle du pouvoir dans la société. Jésus déconcerte ses interlocuteurs aussi quand il s’intéresse à d’autres dimensions fondamentales de l’expérience commune. Quand il parle du mariage, c’est-à-dire de la réalisation de l’affection, ou quand il met en garde contre la richesse, en préconisant un usage raisonnable des biens matériels, ses adversaires ne sont pas les seuls abasourdis. Même ses disciples sont totalement déconcertés par l’originalité de sa proposition, et presque scandalisés. À propos de l’indissolubilité du mariage, ils lui disent : « Si telle est la situation de l’homme par rapport à sa femme, mieux vaut ne pas se marier » (Mt 19, 10). De même, quand Jésus leur dit : « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux », « entendant ces paroles, les disciples furent profondément déconcertés, et ils disaient : “Qui donc peut être sauvé ?” » (Mt 19, 24-25). Personne ne peut nier que Jésus émet un jugement, en entrant dans le vif du sujet, même si cela ne correspond pas aux attentes de ses différents interlocuteurs. Leur bouleversement en est la preuve. Pour faire face à la distance perçue par les hommes devant une telle proposition, Jésus est obligé de jouer une carte que rend sa présence originale par rapport au comportement réducteur, provocateur, de ses adversaires et même de ses disciples : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible » (Mt 19, 26). C’est ainsi qu’il révèle la conscience qu’il a de lui-même, son identité. On pourrait énumérer des épisodes de ce genre pendant des heures !
Ainsi, il est possible d’émettre des jugements pertinents, sans pour autant devoir prendre parti ou adopter une position partiale. En ce qui concerne les unions civiles, le jugement décisif a été le renvoi au mystère de l’homme pris dans sa totalité, qui s’illustre par l’attente infinie du cœur de l’homme. C’est ce qui fait que l’homme qui vit dans la réalité ne trouve pas la paix et, inquiet, ne pourra jamais se contenter d’une pâle copie de ce qui peut répondre à son désir. Ce n’est qu’en donnant un jugement en profondeur qu’on peut entrer dans le mérite de la loi et comprendre pourquoi celle-ci ne sera jamais en mesure de répondre au désir d’infini propre à l’homme, quelle que soit la forme dans laquelle elle est approuvée.
Face aux évènements, nous avons tous, d’une manière ou d’une autre, émis un jugement, à travers notre façon de nous comporter ou la forme de notre réponse. À l’image du médecin qui, pour indiquer un remède, établit le diagnostic de la maladie, chacun de nous a pu constater le jugement qu’il a exprimé sur le drame humain caché derrière la « question » de la loi Cirinnà [un projet de loi visant à autoriser les unions civiles entre personnes de même sexe]. C’est précisément en raison du jugement que j’ai exprimé sur l’homme et sur sa nature qu’à mes yeux, la seule réponse est le Christ. Le Christ non pas comme quelque chose d’abstrait, mais bien comme une rencontre vivante, à l’instar de la Samaritaine au puits, à l’instar de ce que don Giussani disait, car « dans une société comme la nôtre, on ne peut créer quelque chose de nouveau, si ce n’est par la vie » (« Movimento, “regola” di libertà » [« Mouvement, “règle de liberté” », ndt], par O. Grassi, CL Litterae communionis, n°11/1978, p. 44). Le Christ n’est pas une partie de la solution, mais bien la seule solution en laquelle je crois. Ce n’est que si on comprend cela qu’on peut désacraliser, d’une certaine façon, l’initiative juridique et créer une possibilité de rencontre et de dialogue aussi pour les hommes politiques. Je reviendrai sur ce point.

UNE PRESENCE REACTIVE
Dans notre histoire, la manière dont nous avons affronté la provocation de soixante-huit est un exemple évident de ce que nous sommes en train de dire. Don Giussani a formulé un jugement, en le proposant sans cesse, sans pour autant se ranger dans un des différents camps en jeu. En outre, il a remis en question non seulement la tentative marxiste, mais aussi notre tentative de réponse aux défis du marxisme. Pourquoi comparer ce qui s’est passé en soixante-huit et ce qui se passe aujourd’hui ? Parce que, comme l’a souligné le cardinal Angelo Scola, « la confrontation avec la révolution sexuelle [que nous sommes en train de vivre] n’est peut-être pas un moindre défi que celui posé par la révolution marxiste » (« Le non aux divorcés subsiste, mais ce n’est pas une punition et, concernant les homosexuels, l’Église a tardé à réagir », entretien avec P. Rodari, La Repubblica, 12 octobre 2014, p. 19) ; ce sont des variantes d’une même question, deux tentatives de se sauver soi-même.
Quel jugement don Giussani a-t-il donné sur la forme de notre tentative pour répondre au défi de soixante-huit ? Il a dit que nous avons répondu en employant le même critère de jugement que ceux que nous critiquions, en imitant la façon de penser des autres. Sans associer notre tentative de réponse au marxisme, il considérait cependant ces deux tentatives comme le résultat de la même matrice culturelle, car la réponse à soixante-huit proposée par le mouvement au début des années soixante-dix se situait sur le terrain de jeu défini par le marxisme. « Le succès [du] [...] Palalido [salle des sports à Milan, dans laquelle s’était tenu un rassemblement de CL, ndt] fut [...] à l’origine d’un malentendu, destiné à avoir pendant longtemps une influence pas tout à fait positive sur la vie et sur le développement du mouvement. Dans le sillage d’un tel succès, [...] l’activité des responsables de Communion et Libération commença à se destiner entièrement à une démonstration et à une réalisation des éventuels effets positifs qu’aurait une manière chrétienne d’affronter la thématique mise en avant par les évènements de soixante-huit. En d’autres termes, on s’efforçait de poser la spécificité du fait chrétien, mais seulement dans les limites d’un horizon prédéterminé par les autres » (L. Giussani, Il movimento di Comunione e Liberazione [Le Mouvement de Communion et Libération, ndt]. 1954-1986, Bur, Milan 2014, p. 169).
Don Giussani reconnaissait l’exigence de vérité qui se trouvait dans le marxisme, car « le marxiste aussi exprimait une exigence du coeur, bien que confuse, rendue opaque, effacée par un discours idéologique » (In cammino [En chemin, ndt]. 1992-1998, Bur, Milan 2014, p. 216). C’est précisément parce qu’il voyait l’exigence de vérité qui se trouvait derrière la tentative idéologique qu’il constatait, avec raison, la carence de notre proposition. De fait, si on ne comprend pas au fond quelle exigence se trouve dans les évènements d’aujourd’hui, alors notre tentative sera elle aussi réduite, comme par le passé, et notre prétention de répondre sera inadaptée.
Ainsi, en 1972, peu après les évènements en question, prenant le temps de juger le séisme de soixante-huit, don Giussani affirma que l’on avait cherché à surmonter « l’égarement [...] par une volonté d’intervenir, d’agir, d’être actif, [...] en se jetant tête baissée à la suite du monde » (L. Giussani, « La longue marche de la maturité », Tracce, n. 3/2008, p. 62, 64), en s’efforçant et en prétendant changer les choses avec nos propres forces, exactement comme les autres. En 1993, don Giussani proposa de nouveau le même jugement sur ces années-là : « Nous étions pris par la frénésie de faire, d’arriver à apporter des réponses et réaliser des actions par lesquelles nous pourrions démontrer aux autres qu’en agissant selon les principes chrétiens on ferait mieux qu’eux. Ce n’est qu’ainsi que nous pensions pouvoir avoir une patrie nous aussi » (En chemin. 1992-1998, op. cit., p. 219). Le fait d’accepter le terrain défini par les autres entraîna une très grande mobilisation, mais impliqua aussi des circonstances imprévisibles. Lesquelles ? Sans même qu’on s’en rende compte, a eu lieu « le passage d’une matrice à une autre matrice, [du christianisme au moralisme] [...] en minimisant et en rendant le plus abstrait possible le discours et le genre d’expérience à laquelle on participait auparavant ». C’est ainsi qu’» on a réduit et rendu vaine la dimension historique du fait chrétien […], en le vidant et en l’affaiblissant le plus possible du point de vue de l’incidence historique ». En effet, souvent, c’est l’impression que nous avons, à savoir que le fait chrétien en tant que tel n’a pas d’incidence historique ; par conséquent, s’il n’a pas d’incidence, nous devons nous mobiliser et proposer autre chose pour répondre à la situation. Cela a impliqué trois conséquences, que don Giussani décrit comme suit : 1) « “Une conception utilitaire de l’engagement chrétien avec une accentuation du moralisme”. Pire qu’une accentuation : un engagement entièrement réduit au moralisme ! » Le christianisme change d’aspect. Au lieu d’être un fait, il devient un moralisme, une éthique. C’est ainsi que l’on constate la réduction de l’homme, car si on a compris que l’homme désire l’infini, alors on ne prétend pas résoudre le problème par l’éthique. Quand on essaie de répondre par le moralisme, alors on a déjà réduit l’homme. 2) « L’incapacité à amener le discours au niveau culturel, à porter son expérience chrétienne jusqu’au niveau où elle devient jugement systématique et critique, et par conséquent suggestion de modalité d’action ». Par conséquent, on n’assiste pas à la naissance d’une culture différente, mais on propose de nouveau la même culture moraliste propre au marxisme : « Maintenant c’est moi qui vais tout arranger ». 3) « La dévalorisation théorique et pratique de l’expérience [...] de l’autorité » (L. Giussani, « La longue marche de la maturité », Tracce, op. cit., p. 61-64).
Dites-moi alors si le jugement de don Giussani n’est pas clair : « Dans l’égarement général [...] [ce qui a dominé a été de se jeter] tête baissée à la suite du monde. Notre propre histoire, le contenu de nos valeurs ont été minimisés, interprétés le plus possible selon une version abstraite par rapport à la vie ; ils étaient comme frappés d’exclusion, bannis d’une possible incidence sur les circonstances historiques et donc d’une vraie incarnation. » Comment définit-il cette tentative ? À propos du comportement général de ceux qui avaient encouragé le mouvement de soixante-huit et y avaient participé, il affirme : « C’est la naïveté du moi “mesure de toutes choses”, la naïveté de celui qui dit : “Maintenant, c’est moi qui vais tout arranger”. [...] Quelle mélancolie ! Quelle mélancolie nous avons tout de suite éprouvée et comme elle s’est aggravée au cours des années. » (ibidem, p. 64-65, 61).
C’est une naïveté, une présomption, à laquelle nous avons participé et participons, identifiée aussi récemment par le pape François dans son discours prononcé à l’occasion du congrès de l’Église italienne, à Florence, quand il a fait état de la tentation pélagienne : « Celle-ci pousse l’Église à ne pas être humble, désintéressée et bienheureuse. Et elle le fait avec l’apparence d’un bien. Le pélagianisme nous conduit à avoir confiance dans les structures, dans les organisations, dans les planifications parfaites parce qu’abstraites. Souvent, il nous conduit même à revêtir un style de contrôle, de dureté, de normativité. La norme donne au pélagien l’assurance de se sentir supérieur, d’avoir une orientation précise. C’est en cela qu’il trouve sa force » (Pape François, Discours du Saint-Père à la rencontre avec les participants au Ve congrès de l’Église italienne, Florence, 10 novembre 2015).
Il s’agit d’une réduction du christianisme. Comme l’observe don Giussani : « Ainsi naît le “discours” sur les valeurs morales, parce que le discours sur les valeurs morales sous-entend que le remède [...] vient de la puissance d’imagination et de la force de volonté de l’homme » (« C’est toujours une grâce », dans Il est, s’il agit, suppl. 30 Jours, février 1994, p. 59). Cela peut être une loi, une mobilisation de masse ou toute autre chose que l’on peut imaginer.
Voilà la correction radicale apportée par don Giussani. Quelle est la raison ultime de ce raisonnement que don Giussani a critiqué ? « C’est une insécurité existentielle, c’est une peur fondamentale qui fait que l’on considère comme un point d’appui, comme la raison de sa propre consistance, ce que l’on fait sur le plan culturel ou organisationnel » (Uomini senza patria [Hommes sans patrie, ndt]. 1982-1983, Bur, Milan 2008, p. 97) ; dans cette situation, pense-t-on, il faut bien faire quelque chose.
À travers cette liste d’observations réparties dans le temps, que juge don Giussani ? Une certaine forme de présence collective du mouvement comme tel. Il ne juge pas l’un ou l’autre.
C’est pourquoi la discussion qui s’est ouverte ces dernières semaines à propos du témoignage privé ou public est une distraction, car la vraie question est le contenu du témoignage, individuel ou communautaire, puisque le témoignage, en tant que tel, est toujours public. Don Giussani est en train de juger le contenu ultime de notre présence et de notre action, qui avait été réduit à un moralisme, à une promotion ou à une démonstration des valeurs chrétiennes.
C’est pourquoi en 1982, en s’adressant aux étudiants, don Giussani dit : « C’est comme si, à partir de 1970, le mouvement de Communion et Libération avait travaillé, construit et lutté à partir des valeurs que le Christ a apportées, pendant que le fait du Christ, pour nous, pour nos personnes et pour tous ceux qui ont participé à CL avec nous, “restait quelque chose de parallèle” » (ibidem, p. 56).
Ce que Giussani dénonçait, c’était une forme de présence publique comme résultat d’un moralisme ambiant, dominant ; une présence collective qui était le fruit d’une « insécurité existentielle ». À tort, nous l’avons souvent appelé « présence » (au sens original du terme).
Don Giussani dit : « Tant que le christianisme consiste à défendre dans la dialectique et dans la pratique les valeurs chrétiennes, alors il trouve une place et un accueil partout. Mais là où le christianisme est l’homme qui annonce dans la réalité humaine, historique, la présence permanente [...] de Dieu fait homme, objet d’expérience, [...] déterminant, de manière active, en tant qu’horizon total, amour ultime [...] ; [autrement dit] là où il est la présence du Christ au centre de notre façon de voir, de concevoir et d’affronter la vie, sens de chaque action et source de toute l’activité de l’homme entier, c’est-à-dire de l’activité culturelle de l’homme, alors cet homme n’a pas de patrie » (ibidem, p. 90). C’est ce qui se passe aujourd’hui aussi : si nous réduisions le christianisme à l’affirmation dialectique des valeurs chrétiennes, nous aurions une patrie.

UNE PRESENCE ORIGINALE
Pourquoi don Giussani insiste-t-il autant et aussi longtemps pour corriger notre initiative ? Notre présence ne peut pas être une présence réactive, qui prend simplement position dans un camp ou dans l’autre. Elle doit devenir une présence originale, car « une présence réactive [...] tend à devenir [...] une imitation des autres [...] (c’est comme jouer chez les autres, en acceptant leurs règles du jeu) », soit le terrain défini par quelqu’un d’autre. « Il faut donc une présence originale » (L. Giussani, Dall’utopia alla presenza [De l’utopie à la présence, ndt].1975-1978, Bur, Milan 2006, p. 52). Ceci n’a rien à voir avec le fait de choisir son camp, mais ce n’est pas pour autant qu’on ne prend pas position : cela signifie qu’on prend une position différente et non qu’on se terre dans les sacristies.
Un jugement original, une présence originale, ne se réduit pas à la logique des prises de parti, même quand elle entre en profondeur, jusque dans les moindres détails. Au cours du rassemblement des étudiants à Riccione en 1976, don Giussani décrit ce qu’est une présence originale : « Une présence est originale quand elle jaillit de la conscience de notre identité et d’une affection pour elle, et qu’elle trouve en cela sa consistance. [...] Notre identité, c’est le fait de ne faire qu’un avec le Christ » (ibidem, p. 52, 54). Pourquoi une présence originale est-elle nécessaire ? Précisément à cause de la situation historique de l’homme, que l’Église a toujours eue à l’esprit, car les évidences élémentaires de la vie ne sont pas perçues avec clarté.
Selon le Catéchisme de l’Église catholique : « Les préceptes de la loi naturelle [c’est-à-dire les évidences élémentaires de la vie] ne sont pas perçus par tous d’une manière claire et immédiate. Dans la situation actuelle, la grâce et la révélation sont nécessaires à l’homme pêcheur pour que les vérités religieuses et morales puissent être connues “de tous et sans difficulté, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreur” » (Catéchisme de l’Église catholique, n°1960). Ceci est d’autant plus évident aujourd’hui, bien que toute l’histoire de l’Église illustre une telle perception de la condition humaine. Comment pouvons-nous penser apporter une contribution à la souffrance de l’homme d’aujourd’hui, sans être conscients de tout le drame de sa situation historique ? Si le Christ ne réveille pas l’homme, s’il n’éveille pas en lui la conscience pleine de ce qu’il est, l’homme ne pourra connaître seul, avec clarté et immédiateté, les évidences élémentaires. Et nous devrions le comprendre clairement, car personne ne serait ici si ce fait n’avait pas eu lieu.
Alors, qu’est-ce qui répond à cette situation ? Dans notre façon de répondre, comme je le disais précédemment, nous montrons si nous avons bien compris de quoi il s’agit et si le diagnostic du problème convient. Quand don Giussani insiste sur le fait que, face aux défis actuels, nous n’avons rien d’autre à dire que « Jean et André », que la rencontre de Jean et d’André avec Jésus évoque-t-il quelque chose de spirituel ? Quand il affirme que « la personne se retrouve à partir d’une rencontre vivante » (L’io rinasce in un incontro [Le moi renaît à partir d’une rencontre, ndt]. 1986-1987, Bur, Milan 2010, p. 182), donne-t-il une réponse intimiste au problème de l’homme ? Souvent, c’est ce que nous disons ou pensons : « Oui, on connaît la chanson, mais maintenant si on entrait dans le vif du sujet ? ». Mais comment peut-on éclairer un homme sans qu’une rencontre ait lieu ? C’est à partir d’une rencontre que surgissent une perception complète de soi, une connaissance et une créativité nouvelles, qui envahissent toutes les sphères de la vie personnelle et sociale.
C’est justement parce qu’il était conscient de la situation historique que don Giussani a estimé que dans un contexte comme celui des années soixante-dix, le référendum sur le divorce n’était pas utile. Il l’affirme dans un entretien avec Robi Ronza : « Nous avons accueilli l’invitation de Monseigneur Enrico Bartoletti [...] par obéissance à l’autorité ecclésiastique. De son côté, en effet, CL n’aurait pas été totalement d’accord sur l’utilité d’une telle initiative dans les circonstances données » (Il movimento di Comunione e Liberazione [Le Mouvement de Communion et Libération, ndt]. 1954-1986, op. cit., p. 170-171). Il n’avait pas changé d’avis sur le mariage, mais si l’on comprend la nature du problème, on peut estimer que certaines initiatives ne sont pas utiles dans des circonstances données. Don Giussani n’était pas devenu tout à coup un relativiste ou un défenseur de la laïcité, qui remettait en question l’importance d’une défense publique du mariage. La doctrine de l’Église à ce propos n’avait pas changé non plus. Son jugement était un jugement historique. Il avait compris, avant tout le monde, ce qui se passait au sein de la société. À tel point que dans les années cinquante, il avait créé le mouvement, précisément pour répondre au défi qu’il voyait se profiler.
Ce n’est que si on se rend compte de la situation, qu’on comprend ce qu’on peut faire dans le monde de manière réaliste. Voilà ce que veut dire précisément entrer dans le vif du sujet : émettre un jugement, établir un diagnostic adapté à la situation concrète, historique, de l’homme.
En 1998, vers la fin de sa vie, don Giussani revient encore sur ces points. Quand on lui demande : « Pourquoi un mouvement comme le nôtre insiste-t-il autant sur le moi et pourquoi seulement maintenant ? », il répond : « Le début du mouvement était dominé par le problème de la personne ! » (In cammino [En chemin, ndt]. 1992-1998, op. cit., p. 337-338). Pour nous, c’est souvent insuffisant, alors que pour don Giussani, c’est la seule chose qui convienne : « Quand, en effet, l’étau d’une société adverse se resserre autour de nous, jusqu’à menacer la vivacité de notre expression ; et quand une hégémonie culturelle et sociale tend à pénétrer dans le cœur, en accentuant les incertitudes déjà innées, alors le temps de la personne est venu ». Qu’est-ce que la personne ? Où se trouve sa consistance ? C’est la question cruciale de ces derniers temps. « Ce qui est imminent afin que la personne soit, afin que le sujet humain ait une certaine vigueur dans cette situation où tout est arraché du tronc pour devenir feuilles sèches, c’est l’autoconscience : une perception claire et affectueuse de soi, avec une conscience de son propre destin et donc, capable d’affection envers soi-même, libérée de l’étroitesse instinctive de l’amour propre. Si on perd cette identité, rien ne nous satisfait. » (« È venuto il tempo della persona » [« Le temps de la personne est venu », ndt], par L. Cioni, Litterae Communionis CL, n°1/1977, p. 11-12). C’est précisément parce que nous vivons dans une société comme celle-ci, une société absolument plurielle, que le seul frein au pouvoir est un moi, dont l’autoconscience lui permet de vivre dans ce contexte sans céder aux sirènes du pouvoir.
Comme le dit le pape François, nous « sommes issus d’une pratique pastorale [...] dans laquelle l’Église était l’unique point de référence de la culture. [...] C’est notre héritage [...]. Mais nous ne sommes plus à cette époque [qu’on le veuille ou non]. Nous ne sommes plus dans la chrétienté. Aujourd’hui, nous ne sommes plus les seuls à produire de la culture, ni même les premiers, encore moins les plus écoutés. Nous avons donc besoin de changer notre mentalité pastorale, [...] parce que l’homme, la femme, les familles et les différentes communautés qui habitent la ville attendent de nous, et ont besoin pour leur vie, de la bonne nouvelle qu’est Jésus et son Évangile. » (Pape François, Discours lors du Congrès International de la Pastorale des Grandes Villes, 27 novembre 2014, 1). Cela ne signifie pas qu’il faille céder au relativisme, mais il faut reconnaître que la situation a changé.
À partir de quoi l’homme d’aujourd’hui peut-il comprendre ? Uniquement si nous pouvons témoigner la foi, personnellement ou en communauté, avec conviction, comme le disait le cardinal Joseph Ratzinger en 2003 : « Il en va de l’homme et du monde. Et tous deux ne peuvent être sauvés, dès lors que Dieu n’est pas pris en compte. Nul ne peut se targuer de connaître totalement le chemin qui permettrait d’apporter une solution à ce besoin. Dans une société libre, la vérité ne peut ni ne doit avoir d’autre moyen de chercher son épanouissement que dans la force de la conviction. Or, celle-ci se forge, difficilement, au travers des impressions et des sentiments qui régissent l’homme. » (Foi, vérité, tolérance, Parole et Silence, Paris 2005, p. 152) Dans un autre texte, il donne un exemple pour illustrer ses propos : « Permettez-moi d’illustrer tout cela au moyen d’un exemple qui met en lumière le caractère dramatique de cette question. Le conflit actuel à propos du crucifix dans les écoles […]. Si nous n’avons plus la force de comprendre de pareils signes dans leur caractère irremplaçable et de les renforcer, le christianisme ne sera plus indispensable. […] Voilà la raison pour laquelle le christianisme doit insister sur ces signes publics […]. Mais il ne peut certes persister dans ces signes que s’ils sont étayés par la force d’une conviction publique.
C’est un défi pour nous tous. Si nous ne sommes ni convaincus ni convaincants, nous n’avons pas non plus le droit de réclamer cette dimension publique. Nous ne sommes pas irremplaçables, et cela aussi, nous devons l’admettre. Par notre manque de conviction, nous privons la société de ce qui lui est objectivement indispensable, des fondements spirituels de son humanité et de sa liberté. La seule force par l’intermédiaire de laquelle le christianisme peut se donner une importance publique est, en dernière instance, la force de sa vérité intérieure. Or, cette force est tout aussi indispensable aujourd’hui que jadis, car l’homme ne peut pas survivre sans la vérité. Voilà l’espérance certaine du christianisme ; voilà l’immense défi qu’il propose à chacun d’entre nous. » (J. Ratzinger, « Démocratie pluraliste et orientation chrétienne », in Église, oecuménisme et politique, Fayard, Paris 1987, p. 288-290).
Tout rapport avec la vérité passe par l’intermédiaire de la liberté. Le défi consiste à témoigner la vérité intérieure du christianisme afin de pouvoir convaincre de sa pertinence face aux exigences de la vie, sans quoi il sera difficile de convaincre les autres. C’est précisément pour cette raison que don Giussani a toujours rappelé les trois dimensions fondamentales de l’annonce chrétienne : la culture, la charité et la mission, entendues comme « l’ouverture vers la réalité dans sa totalité, qu’un geste humain réalise. Voilà ce qui permet de mesurer le sens ultime d’une entreprise humaine. Les dimensions représentent les formes les plus importantes d’un geste, celles qui mesurent (cf. dimetior en latin) la valeur du geste, les formes qui réalisent toutes ses potentialités » (L. Giussani, Il cammino al vero è un’esperienza [Le chemin vers le vrai est une expérience, ndt], Rizzoli, Milan 2006, p. 35).
Nous reviendrons plus tard sur l’éducation complète qui permet de développer ces dimensions, en gardant à l’esprit qu’elle est possible seulement si la rencontre se produit de nouveau ; il faut donc revenir à la nouveauté initiale, qui élargit la raison et augmente l’affection, en associant celles-ci à une proposition en mesure de changer toutes les dynamiques de l’homme, jusqu’à aboutir à la naissance d’une personnalité nouvelle. En effet, la créature nouvelle implique « [d’]être en simultanéité avec l’évènement qui le génère et qui sans cesse le soutient. Par ailleurs, puisque cette origine n’est pas une idée mais un lieu, une réalité vivante, le jugement nouveau est possible seulement dans un rapport continu avec cette réalité, c’est-à-dire avec la compagnie humaine qui prolonge dans le temps l’Évènemen initial » (L. Giussani - S. Alberto - J. Prades, Engendrer des traces dans l’histoire du monde, Parole et Silence, Les Plans sur Bex, p. 75).
Chacun de nous doit vérifier si sa façon d’affronter la réalité est efficace, en observant si le fait de réduire du christianisme à un discours ou à une culture, à une éthique ou à des valeurs, détachées de la nouveauté irréductible d’une rencontre, est en mesure de convaincre une personne de changer de position. En soixante-huit, c’est précisément ce que don Giussani a appris : un bon cours d’anthropologie, une bonne théologie ou une bonne éthique ne suffisent pas. C’est pourquoi, aujourd’hui comme alors, la circonstance dans laquelle on se trouve est une occasion éclatante pour comprendre ce qu’est le christianisme. Dans sa lettre encyclique Veritatis splendor, le pape Jean-Paul II écrit : « Cette tâche de l’Église s’appuie – et c’est là son “secret” constitutif – non pas tant sur les énoncés doctrinaux et les appels pastoraux à la vigilance mais plutôt sur le regard porté constamment sur le Seigneur Jésus. [...] L’Église tourne chaque jour son regard vers le Christ avec un amour inlassable, pleinement consciente que la réponse véritable et définitive au problème moral ne se trouve qu’en lui. [...] Il faut retrouver et présenter à nouveau le vrai visage de la foi chrétienne qui n’est pas seulement un ensemble de propositions à accueillir et à ratifier par l’intelligence. Au contraire, c’est une connaissance et une expérience du Christ, une mémoire vivante de ses commandements, une vérité à vivre » (Lettre encyclique Veritatis splendor, 1993, 85 et 88) ; autrement dit, c’est une expérience à communiquer. Si on n’approfondit pas toutes ces idées, on ne peut pas proposer quelque chose d’original. On ne fera que répéter une des façons réductrices de comprendre le christianisme. C’est comme si on se retrouvait aujourd’hui dans le besoin de comprendre le regard introduit par le concile Vatican II au sein de l’Église de Dieu. Il n’est pas anodin qu’en affrontant les défis comme celui d’aujourd’hui, on soit confronté à des textes qui acquièrent une valeur pour tous. Ainsi, d’aucuns m’ont envoyé le Discours de clôture du pape Paul VI prononcé à la dernière séance publique du concile, en décembre 1965. Je vous en propose quelques extraits. « Jamais peut-être comme en cette occasion, l’Église n’a éprouvé le besoin de connaître, d’approcher, de comprendre, de pénétrer, de servir, d’évangéliser la société qui l’entoure, de la saisir et pour ainsi dire de la poursuivre dans ses rapides et continuelles transformations. Cette attitude, provoquée par l’éloignement et les ruptures qui séparèrent l’Église de la civilisation profane au cours des siècles derniers, surtout au XIXe et au XXe siècle, et toujours inspirée par la mission de salut qui est essentielle à l’Église, a fortement et constamment fait sentir son influence dans le concile : au point de faire naître chez certains le soupçon qu’un excès de tolérance et de considération pour le monde extérieur, l’actualité qui passe, les modes en matière de culture, les besoins contingents, la pensée des autres, aient prévalu chez certains membres du concile et dans certains de ses actes, au détriment de la fidélité due à la tradition. [...] L’Église du concile, il est vrai, ne s’est pas contentée de réfléchir sur sa propre nature et sur les rapports qui l’unissent à Dieu : elle s’est aussi beaucoup occupée de l’homme, de l’homme tel qu’en réalité il se présente à notre époque : l’homme vivant, l’homme tout entier occupé de soi, l’homme qui se fait non seulement le centre de tout ce qui l’intéresse, mais qui ose se prétendre le principe et la raison dernière de toute réalité. Tout l’homme phénoménal [...], c’est-à-dire avec le revêtement de ses innombrables apparences [...] : l’homme tragique victime de ses propres drames, l’homme qui, hier et aujourd’hui, cherche à se mettre au-dessus des autres, et qui, à cause de cela, est toujours fragile et faux, égoïste et féroce ; puis l’homme insatisfait de soi, qui rit et qui pleure ; l’homme versatile, prêt à jouer n’importe quel rôle » ; il ne s’agit donc pas de l’homme abstrait, mais de l’homme concret qui se présente d’un point de vue historique aux yeux de l’Église.
Et le pape Paul VI de poursuivre : « L’humanisme laïque et profane enfin est apparu dans sa terrible stature et a, en un certain sens, défié le concile. La religion du Dieu qui s’est fait homme a rencontré la religion (car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu. Qu’est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver ; mais cela n’a pas eu lieu. La vieille histoire du bon Samaritain a été le modèle et la règle de la spiritualité du concile. Une sympathie sans bornes pour les hommes l’a envahi tout entier. La découverte des besoins humains (et ils sont d’autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand) a absorbé l’attention de notre Synode. [...] Un courant d’affection et d’admiration a débordé du concile sur le monde humain moderne. Le magistère [...] en est venu, pour ainsi dire, à dialoguer avec lui ; [...] il a pris la voix familière et amie de la charité pastorale [...] ; il ne s’est pas seulement adressé à l’intelligence spéculative, mais il a cherché à s’exprimer aussi dans le style de la conversation ordinaire. En faisant appel à l’expérience vécue, en utilisant les ressources du sentiment et du cœur, en donnant à la parole plus d’attrait, de vivacité et de force persuasive, il a parlé à l’homme d’aujourd’hui, tel qu’il est. Il est encore un autre point que nous devrions relever : toute cette richesse doctrinale ne vise qu’à une chose : servir l’homme. [...] Tout homme, quels que soient sa condition, sa misère et ses besoins. L’Église s’est pour ainsi dire proclamée la servante de l’humanité » (Discours de clôture du concile Vatican II par le pape Paul VI, 7 décembre 1965).
Bien que ce discours ait été prononcé il y a cinquante ans, nous sommes encore encouragés par l’appel du concile à faire preuve d’une sympathie et d’une affection pour l’homme concret, d’un dialogue avec quiconque, tout en étant conscients que, pour être convaincants, il ne suffit pas de répéter la doctrine. Il faut une expérience vécue. Nous devrions être les premiers à comprendre cela, car don Giussani a commencé le mouvement en ayant précisément ce regard, en proposant cette tentative de dialogue. On le voit bien dans la forme qu’il donne au phénomène du raggio : « C’est un dialogue ». Le dialogue n’était pas, aux yeux de don Giussani, une dialectique ou une « discussion » qui dérivait « simplement du goût pour s’exprimer, de la curiosité ou de l’orgueil de s’affirmer soi-même », mais plutôt un « contact d’expérience s ». Il poursuit : « [Le raggio c’est] participer à l’expérience de celui qui parle et qui parle de sa propre expérience ». Avant d’ajouter : « Dialoguer, c’est communiquer sa propre existence à une autre existence : c’est communiquer sa propre vie personnelle à d’autres vies personnelles par le biais des signes véhiculés par les paroles, les gestes et les comportements ». Cela ne se limitait pas à un échange d’idées, mais se réalisait dans tous les aspects de la vie. « Le dialogue, poursuit don Giussani, est vie. Notre conception du dialogue est très éloignée de la conception laïque, laquelle envisage le dialogue comme dialectique, comme confrontation plus ou moins lucide d’idées et d’élucubrations mentales.
Notre dialogue est une communication mutuelle de soi. On ne met pas l’accent sur les idées, mais sur la personne en tant que telle, sur la liberté. Notre dialogue est vie, et celle-ci est partiellement faite d’idées » (L. Giussani dans M. Busani, Gioventù Studentesca. Storia di un movimento cattolico dalla ricostruzione alla contestazione [GS. Histoire d’un mouvement catholique, de la reconstruction à la contestation, ndt]. La version italienne de cet ouvrage est en cours de publication).
Si le dialogue n’est pas une dialectique, mais bien la communication d’une expérience, la question est alors de s’intéresser à l’expérience que l’on a faite pour tenter d’en vérifier l’authenticité. Personne ne peut être convaincu sans vérifier l’expérience faite. Ce ne sont ni la discussion, ni la dialectique, qui nous font saisir la vérité. Nous ne comprenons la vérité que si elle émerge dans notre expérience. Nous l’avons dit de plusieurs façons, en rappelant la parabole du fils prodigue : le père n’a pas réussi à convaincre son fils de rester à la maison et a dû se rendre à l’idée qu’il voulait faire une autre expérience, tout en étant conscient que son fils risquait de se perdre pendant un certain temps. C’est uniquement par le biais de l’expérience (comme chacun de nous peut le comprendre par le chemin qu’il a parcouru) que le fils prodigue a pu constater que la tentative de solution qu’il avait choisie pour satisfaire son désir de liberté avait était absolument inappropriée. Sa tentative a donc été soumise à la vérification de l’expérience.
Lorsque le Père Antonio Sicari lui demande comment affronter le drame d’une personne qui se « perd » dans la drogue, don Giussani répond : en premier lieu, il faut « l’aider à reconnaître que la situation dans laquelle elle s’est réfugiée est non seulement sans commune mesure avec sa demande désespérée de sens et de bonheur, mais aussi contreproductive ». Autrement dit, il faut l’aider à reconnaître la réalité. Mais comment ? « Cela demande une patience longue et paradoxale. Paradoxale, car au début, c’est comme si on devait “autoriser” l’expérience qu’il a faite ». C’est impressionnant ! Ce n’est pas qu’on ne souhaite pas le convaincre, mais la question est : comment convaincre l’homme réel, celui dont parle le concile ? Ou bien on l’attache à une chaise, on le contraint (ce qui est à l’évidence impossible), ou bien, après lui avoir dit tout ce qu’on devait lui dire, on est obligé de « l’autoriser » à faire l’expérience qu’il veut faire. Quelle est la raison donnée par don Giussani ? Quelle est la raison ultime de cette façon de faire ? Il propose de se comporter ainsi, car c’est ce que « Dieu fait avec l’homme ». La véritable justification d’un tel comportement n’est pas une stratégie sortie de je ne sais où ; c’est ce que Dieu a fait avec l’homme. Depuis le début, parce qu’il l’a créé libre, il n’a pu empêcher l’homme de se comporter comme il le voulait. Sinon, il nous aurait tous tués à la première erreur. Don Giussani de poursuivre : « Dieu a eu la patience de nous dire “faites par vous-mêmes” ». Et qu’a fait l’homme ? « La tour de Babel » (Entretien avec Monseigneur Luigi Giussani, par P. A. Sicari, dans Communio. Strumento internazionale per un lavoro teologico [Communio. Instrument international pour un travail théologique, ndt], n°98-99, mars-juin 1988, p. 195-196). Depuis, on n’en a pas raté une. Et qu’en est-il de nous ? C’est comme si on voulait épargner à l’homme l’exercice de la liberté. Mais on ne peut pas esquiver le risque de la liberté : non pas parce qu’il n’est actuellement pas à la mode d’imposer quelque chose aux autres, mais bien parce que Dieu nous a créés libres. Le premier à vouloir respecter la méthode de Dieu, c’est moi. C’est nous.
Le vrai défi auquel nous sommes confrontés, c’est de savoir comment nous pouvons offrir quelque chose de plus attirant que ce que les hommes peuvent choisir quand ils réduisent l’étendue de leur désir. Face à chaque proposition, même face à la plus puissante, comme celle de Jésus, il en va toujours de la liberté. On le voit dans l’Évangile : « Jean le Baptiste est venu, en effet ; il ne mange pas de pain, il ne boit pas de vin, et vous dites : “C’est un possédé !”. Le Fils de l’homme est venu ; il mange et il boit, et vous dites : “Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs.” » (Lc 7, 33-34).
Ce bref extrait de l’Évangile illustre toute la méthode de Dieu. Face à une proposition, nous aussi pouvons choisir de suivre ou d’interpréter. C’est ce qui arrive face aux conseils donnés pour le chemin. Justement, don Giussani disait, à propos du charisme : « Il y a deux règles fondamentales pour que le charisme soit vécu avec une obéissance qui en fasse un mouvement, capable de communiquer la mémoire du Christ et d’en être le témoin. Avant tout, l’unité comme référence réelle et déterminante au point de départ. Sans cette référence réelle et déterminante à l’origine du charisme, l’obéissance est mise de côté et la question est centrée de nouveau sur le grand principe mondain, et non chrétien, que constitue l’interprétation. Il n’y a que ces deux voies possibles : celle de l’obéissance ou celle de l’interprétation. En obéissant, on affirme quelque chose qu’on a rencontré, qui est plus grand que nous, duquel on espère le salut, et duquel on espère, pour soi, une vérité et une capacité d’amour grandissantes. En interprétant, on ne fait que s’affirmer soi-même, sa propre mesure, c’est-à-dire ses limites et ses défauts. L’obéissance permet de s’épanouir face à une présence plus grande, tandis que l’interprétation tend à réduire même la présence la plus généreuse et grande, la plus noble et dense, à nos élucubrations mentales, à ce qui nous intéresse. Alors il n’y a plus de chemin. Il n’y a que discussion, prétention et division. La seconde règle [...] est la liberté. La liberté est la responsabilité personnelle, pleine d’intelligence et de cœur, d’adhérer au fait qui nous a été donné, d’adhérer à cette grande présence. La liberté est cette capacité de reconnaître le don. C’est l’ouverture au don de reconnaître et d’aimer cette grande présence. C’est la capacité d’abandonner la mesure contestable de notre personne » (Il faut souffrir pour que la vérité ne se cristallise pas en doctrine, mais parte de la chair, Exercices spirituels de la Fraternité de Communion et Libération, pro manuscripto, Rimini 1989, p. 48-49).
Dans notre tentative de suivre le charisme, il serait prudent de notre part de garder en tête la recommandation claire du cardinal Angelo Scola : « Il est judicieux d’éviter, pour nous tous, une tentation nuisible, répétée à maintes reprises dans l’histoire de l’Église, des ordres religieux et des différents charismes. Dans l’identification, nécessaire et continue, à l’expérience et à la pensée du fondateur, il ne faut pas chercher une confirmation de sa propre interprétation que l’on considère, même de bonne foi, comme étant la seule interprétation appropriée. Cette attitude engendre des dialectiques interminables et des conflits paralysants en matière d’interprétation » (Homélie du cardinal Angelo Scola à la messe pour le XIe anniversaire de la mort du serviteur de Dieu, Mons. Luigi Giussani, Dôme de Milan, 16 février 2016).
Cela signifie que chacun de nous peut adhérer de façon informelle seulement s’il est disposé à vérifier ce qui lui est proposé, car la réalité devient intelligible dans l’expérience, pas dans nos pensées et encore moins dans nos dialectiques. Si nous étions disposés à suivre la méthode de l’expérience, celle que don Giussani a toujours pratiquée, nous n’aurions pas toutes ces discussions inutiles. Rien ne sert de forcer quelqu’un à agir s’il ne vérifie pas en toute liberté ce qu’on lui propose, car ce n’est qu’en vivant que l’on grandit. Don Giussani, voyant la situation, affirmait que « dans une société comme celle-ci, on ne peut rien créer de nouveau si ce n’est avec sa vie : il n’y a ni structure, ni organisation, ni initiatives qui tiennent. Seule une vie différente et nouvelle [au sein de la vie sociale] peut révolutionner les structures, les initiatives, les rapports, en bref, tout » ! (« Movimento, “regola” di libertà » [« Mouvement, “règle de liberté” », ndt], par O. Grassi, CL Litterae Communionis, op. cit., p. 44). Nous le voyons toutes les fois où nous parlons de faits et de rencontres.
Quand don Giussani prononçait ces mots, il était conscient de l’incidence du pouvoir sur la société et savait bien quel pouvait être le point de départ d’une tentative de réponse adéquate. C’est pourquoi, quand Robi Ronza lui demande « pourquoi il n’y a pas de grande mobilisation culturelle autour d’idées comme celles [qu’il vient] d’exprimer », don Giussani répond : « Cela peut être du ressort de chercheurs ou d’hommes de culture ; mais pas nécessairement d’un sujet social consistant à l’image de ce qu’est devenu désormais le MP [Mouvement populaire] en Italie. Au lieu de rassembler les gens autour de grands débats sur les modalités de changement, une réalité telle que le Mouvement populaire doit aider activement à créer les conditions en faveur du changement. Quand les rassemblements culturels sont le produit d’un sujet social influent, [en effet], ils finissent par mettre en alerte et susciter des réactions dans l’ordre établi. [Ces réactions] sont souvent bien plus virulentes que la prise de conscience et que l’envie d’agir qu’elles engendrent à l’inverse au-dehors du même ordre établi. De fait, elles finissent par être néfastes au changement » (Il movimento di Comunione e Liberazione [Le Mouvement de Communion et Libération, ndt]. 1954-1986, op. cit., p. 218-219). Ceci ne veut pas dire qu’il faille renoncer à vivre une présence qui soit culturellement et activement significative dans les milieux concrets de la vie des hommes.
Personne n’a insisté sur la présence au sein du contexte autant que don Giussani : « Le contexte est là où se trouve le monde ouvert : l’école, le travail, la rue » (L’io rinasce in un incontro [Le moi renaît à partir d’une rencontre, ndt]. 1986-1987, op. cit., p. 85). Il ne s’agit donc pas de se retirer, mais de réaliser une présence originale, de manière toujours plus vraie et pertinente selon les contextes. C’est pourquoi nous devons nous aider à comprendre quelle contribution nous sommes appelés à apporter dans ce contexte historique et comment le faire.

LOI CIVILE ET LOI MORALE
Lors de nos débats autour du projet de loi, nous avons été confrontés à un obstacle majeur quand nous avons cherché à clarifier la situation : la confusion entre les lois civiles et les lois morales. On peut y voir un peu plus clair si on définit le rapport entre l’Église et l’environnement politique, du moins dans certains domaines essentiels. À ce propos, Joseph Ratzinger affirme : « L’assertion du Christ [...] “Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu” (Mt 22, 21) reste fondamentale. Cette affirmation a marqué un tournant dans l’histoire du rapport entre la politique et la religion. Jusqu’alors, le principe de sacralité du politique était en général admis [le politique et la religion ne formaient qu’un] [...]. L’assertion de Jésus a dissocié l’identification des exigences étatiques vis-à-vis des hommes de l’exigence sacrale de la volonté divine vis-à-vis du monde. De cette façon, toute l’idée de l’État, qui remontait à l’époque antique, était remise en question. On comprend pourquoi l’État antique a vu dans la négation de sa totalité une attaque contre les fondements mêmes de son existence ; une attaque qu’il punissait par la peine de mort. Si l’assertion de Jésus était valable, alors l’État romain n’avait aucune chance de survie. Toutefois, dans le même temps, il faut aussi affirmer que cette séparation des autorités, étatique d’une part et sacrée de l’autre, ainsi que le nouveau dualisme qu’elle comporte, constitue précisément le début et le fondement stable de l’idée occidentale de la liberté. Il existe alors deux communautés réciproquement ordonnées, mais non identiques, dont aucune ne revêt de totalité ». C’est pourquoi il peut y avoir de la place pour la liberté. « Ainsi, chaque communauté se cantonne à son champ d’action et la liberté s’appuie sur l’équilibre qui résulte de cet ordre réciproque [...]. Au Moyen-Âge et au début de l’époque moderne, on finit souvent par associer de fait l’État et l’Église, association qui déforme l’exigence de vérité de la foi en la réduisant à une pâle copie de sa véritable intention [...]. Le dualisme entre Église et État [...] est une condition élémentaire de la liberté » (J. Ratzinger, La vita di Dio per gli uomini [La vie de Dieu pour les hommes, ndt]. Écrits pour Communio, n. 208-210, juilletdécembre 2006, Jaca Book, Milan 2006, p. 212-213). Ainsi, un tel dualisme permet la liberté et cela se répercute, par la suite, sur les lois.
Auparavant déjà, saint Augustin soulignait la différence entre la loi civile de l’État et la loi divine. Il écrivait qu’il est parfaitement intelligible que « la loi qui régit les peuples, tolère et laisse impunis bien des actes que punit la Providence Divine [...]. Car si cette législation ne pourvoit pas à tout, ce n’est pas une raison pour blâmer ce qu’elle fait » (cf. Saint Augustin, De libero arbitrio [Traité du libre arbitre, ndt], I, 5, 13). Selon le père Nello Cipriani : « En d’autres termes, la loi civile, même si elle doit s’inspirer de la loi éternelle de Dieu, ne doit pas nécessairement coïncider avec celle-ci point par point, en condamnant ou en punissant tout ce qui est contraire à la volonté de Dieu » (N. Cipriani, « Il ruolo della Chiesa nella società civile : la tradizione patristica » [« Le rôle de l’Église dans la tradition patristique », ndt] dans AA.VV., I cattolici e la società pluralista. Il caso delle “leggi imperfette” [Les catholiques et la société pluraliste. Le cas des “lois imparfaites”, ndt], par J. Joblin - R. Tremblay, Ed. Studio Domenicano, Bologne 1996, p. 144).
Dans son commentaire sur ce même passage, saint Thomas d’Aquin écrit : « Saint Augustin déclare que la loi humaine ne peut punir ni interdire tout ce qui se fait de mal ; car, en voulant extirper tout le mal, elle ferait disparaître en même temps beaucoup de bien, et s’opposerait à l’avantage du bien commun, nécessaire à la communication entre les hommes. Aussi, pour qu’il n’y eût aucun mal qui demeurât impuni et non interdit, il était nécessaire qu’une loi divine fût surajoutée en vue d’interdire tous les péchés » (Summa Theologiae [Somme théologique, ndt], I-II, q. 91, a. 4). La loi civile, contrairement à la loi morale, a un pouvoir de contrainte. Par conséquent, dans une société où règne le principe des deux communautés, ce qui est la source même de la liberté, on ne peut pas penser imposer un type de loi qui ne dérive pas de la méthode propre à la société civile, à savoir : d’abord l’enracinement des convictions dans les pratiques de la vie puis, dans les systèmes démocratiques de gouvernement, le débat parlementaire entre les représentants élus par le peuple.
Toutefois, comme le souligne le cardinal Georges Cottier, cela ne vaut pas seulement pour aujourd’hui : « Les premiers législateurs chrétiens [...] n’abrogèrent pas immédiatement les lois romaines qui toléraient les pratiques non conformes [...] [à la morale de l’Église, car] l’Église a toujours considéré comme lointaine et dangereuse l’illusion qui consistait à éliminer totalement le mal de l’histoire par le biais des lois » (G. Cottier, « La politica, la morale e il peccato originale » [« La politique, la morale et le péché originel », ndt] dans M. Borghesi, Critica della teologia politica [Critique de la théologie politique, ndt], Marietti 1820, Gênes 2013, p. 302-303).
C’est pourquoi le père Antonio Spadaro écrit qu’en évitant « soigneusement de superposer le religieux au politique », le pape François « annonce la fin de l’époque constantinienne, en refusant radicalement l’idée de réalisation du règne de Dieu sur la terre » (« La diplomazia di Francesco. La misericordia come processo politico » [« La diplomatie de François. La miséricorde comme procédé politique », ndt], dans La civiltà cattolica, I, 209-226/13 février 2016, p. 215, 218). Ce temps est révolu. Les lois issues de la révolution française, qui obéissaient encore à une inspiration chrétienne, n’ont pas non plus résisté. Dans ce contexte, il reste toute la place pour une initiative. Il ne s’agit pas de ne rien faire. La question est de savoir ce qu’on doit faire pour attirer, convaincre et susciter l’enthousiasme par la foi, jusqu’à provoquer la liberté des personnes.
Cela laisse de la place aussi au travail des hommes politiques. À cet égard, les propos de Joseph Ratzinger en 1981 sont très pertinents : « L’État ne constitue pas la totalité de l’existence humaine [en raison de la séparation dont nous avons parlé plus tôt], il ne contient pas toutes les espérances de l’homme. L’homme et son espérance dépassent le cadre de la construction de l’État tout comme le domaine de l’action politique. […] Voilà qui diminue la charge de l’homme politique et lui ouvre, en même temps, la voie vers une politique rationnelle. [Cela diminue la charge de l’homme politique, puisque ainsi, tout ne dépend pas de sa capacité à proposer une loi qui regroupe tout, car ce n’est pas le but de la politique] [...].
Ainsi, le premier service que rend la foi chrétienne à la politique consiste-t-il à libérer l’homme de l’irrationalité des mythes politiques, la véritable menace de notre temps. Mais il est toujours très difficile de défendre la mesure dans la réalisation de ce qui est possible […]. La voix de la raison est moins forte que le cri de la déraison. Exiger ce qui est grand a tout l’attrait de la moralité ; en revanche, se limiter à ce qui est possible, semble être un renoncement à la passion de la moralité, c’est le pragmatisme du pusillanime [beaucoup y voient un relativisme, un abandon, une concession]. Mais en réalité, la morale politique consiste justement à résister à la séduction des grandes paroles, sur la base desquelles on joue avec l’humanité de l’homme et avec ses possibilités. Ce qui est moral, ce n’est pas le moralisme aventurier qui veut réaliser lui-même l’oeuvre de Dieu, mais l’honnêteté qui accepte les mesures de l’homme et réalise, en elles, l’oeuvre de l’homme. Ce n’est pas l’absence de tout compromis, mais le compromis lui-même, qui constitue la véritable morale en matière politique » (Église, oecuménisme et politique, op. cit., p. 198-200).
Nous pouvons juger, à la lumière de ces observations, nos propres réactions et celles des autres face à ce qui est en train de se produire. Joseph Ratzinger suggèrerait-il aux hommes politiques un comportement mesquin, pas à la hauteur de la morale et de ce qu’il faudrait faire ? Nous avons pu le constater aussi en approfondissant le projet de loi Cirinnà. Relisons ce qu’avait dit la Congrégation pour la doctrine de la foi en 2003 : « Lorsqu’on est confronté à la reconnaissance juridique des unions homosexuelles, ou au fait d’assimiler juridiquement les unions homosexuelles au mariage, leur donnant accès aux droits qui sont propres à ce dernier, on doit s’y opposer de manière claire et incisive. » (Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles, 3 juin 2003, 5). C’était en 2003. En 2007, tous, sans discussion, s’étaient opposés aux deux projets. Aujourd’hui, on accepte la reconnaissance des droits civils des unions entre personnes de même sexe, sans admettre l’équivalence par rapport au mariage entre un homme et une femme et en écartant l’adoption par le conjoint. Est-ce mesquin ? L’Église devient-elle relativiste quand elle annonce que le retrait de l’adoption par le conjoint du décret de loi sur les unions civiles est « une hypothèse juste » (P. Parolin dans P. Rodari, « La Chiesa teme “altri grimaldelli” » [« L’Église craint d’autres embûches », ndt]. La Repubblica, 24 février 2016, p. 8), et donc un résultat acceptable, parce qu’il est le seul qu’on pouvait, de manière réaliste, obtenir ? Contrairement à ce que pensent certains, cela ne signifie absolument pas que la morale de l’Église a changé. Le problème est que pour réaffirmer la valeur du mariage, on ne peut pas recourir au pouvoir de contrainte de la loi civile. C’est justement ce que l’Église a défendu : le témoignage de la beauté de la famille.
Comme il est rappelé dans un document de la Congrégation pour la doctrine de la foi : « Comme l’a enseigné Jean-Paul II dans l’encyclique Evangelium vitae à propos du cas où il ne serait pas possible d’éviter ou d’abroger totalement une loi permettant l’avortement déjà en vigueur ou mise au vote, cela n’empêche pas qu’un “parleme

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