La beauté de l’unité

« Un mélange d’obéissance et de liberté » pour vivre la communion. Et la mémoire du Christ comme contenu de toute la vie. Onze ans après la mort du fondateur de CL de larges extraits de la prédication de l’archevêque de Milan.
Cardinal Angelo Scola

« Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils virent qu’ils étaient nus ; ils tressèrent des feuilles de figuiers et s’en firent des pagnes. Puis ils entendirent les pas du Seigneur qui se promenait dans le jardin à la brise du soir, et l’homme et sa femme se cachèrent devant le Seigneur ».
Au début du temps liturgique du carême, le livre de la Genèse nous met, avec une remarquable efficacité narrative, face à notre péché et à la honte qui en découle. L’homme n’est plus capable de regarder l’autre et la réalité dans la vérité ; sa condition de créature limitée n’est plus une ouverture sur le don du Créateur ; son comportement dans le monde devient méfiant, hostile et souvent violent.
Dans ces premiers jours du carême, l’Église ne craint pas de nous mettre en face du mal que nous faisons. Plus encore, en nous invitant au sacrement de la réconciliation, elle veut que nous en éprouvions de la honte parce que – comme nous l’a rappelé le pape François – « Il est bon que celui qui se confesse ait honte de son péché : la honte est une grâce à demander, c’est un facteur positif, parce qu’elle nous rend humbles » (Le nom de Dieu est miséricorde, p. 49). C’est la brèche à travers laquelle Dieu riche en miséricorde nous remet en chemin. Comme le disait le poète et écrivain Oscar Wilde, de manière tragique : « Ah ! Bienheureux ceux dont le cœur peut, se brisant, atteindre la paix du pardon (…). Comment, sinon par la brèche d’un cœur brisé, le Christ Seigneur pourrait-il entrer en lui ? » (La Ballade de la geôle de Reading).

2. (…) L’Année sainte constitue une occasion privilégiée pour nous éduquer à la pensée et aux sentiments du Christ, perspective dans laquelle notre Église ambrosienne veut vivre la visite pastorale en cours. Cela aussi à cause de sa capacité à éclairer la compréhension du monde actuel. Je le répète souvent, le narcissisme est une clé de la culture contemporaine, autrement dit de la mentalité courante dans laquelle les hommes et les femmes vivent, s’aiment et travaillent chaque jour. C’est un repli de la personne sur elle-même en se détachant de tout lien dans l’affirmation effrénée de soi-même. (…) Il ne s’agit pas seulement du fait que je me débrouille sans l’autre, mais que je finis par être incapable d’une relation avec lui. Ainsi l’homme se condamne à la solitude, en se cachant comme Adam et Ève. De cette manière, son existence, appelée à être le sel et la lumière du monde, devient insipide, elle « s’installe » dans un bain d’amertume.

3. Pourtant, même dans cette expérience amère qui risque de provoquer l’abolition de l’humanité, le Christ ressuscité montre sa puissance de salut. Quelle que soit la situation dans laquelle chacun de nous se trouve, le Seigneur vient à sa rencontre et l’appelle : « Mon enfant, n’oublie pas ». « N’oublie pas » : une invitation chère à Mgr Giussani. Lui n’a jamais cessé d’indiquer la mémoire comme étant le contenu concret et quotidien de notre existence : « L’étoffe de la personne est la mémoire (…) parce que ce dont ma personne est faite, est un Autre » (du livre Affezione e dimora).
La mémoire comme reconnaissance du Christ présent dans l’Église est la possibilité, donnée en permanence à notre liberté, d’un rapport quotidien et décisif avec l’origine de notre existence. Dans la mémoire du Christ se trouve la source inépuisable de la communion et de la mission, de cette communion vécue qui est sel de la terre et lumière du monde.

4. Dans ce contexte je souhaite maintenant, comme votre archevêque et uniquement au nom de cette responsabilité qui m’a été confiée par l’Église, vous donner quelques éléments de réflexion dont vous pourrez faire l’objet d’un dialogue sous la conduite de l’autorité responsable du mouvement que je ne prétends pas remplacer. Je ne le pourrais d’ailleurs pas.
Il y a deux facteurs à travers lesquels se vit la communion et se réalise la mission dans un mouvement pour l’Église et pour le monde :
a) l’obéissance au charisme de l’origine, qui assure le bien de l’unité ;
b) la liberté comme responsabilité d’adhérer au Christ selon la forme avec laquelle il est venu à ma rencontre.
Dans la communauté chrétienne, la liberté est soutenue en dernier ressort par l’autorité constituée. Une autorité tendue toujours à être au service de la mémoire du Christ, justement pour garantir la vérité de l’origine. Une autorité qui, pour cette raison, « convient » objectivement à la liberté et à l’égard de laquelle on peut être reconnaissant parce qu’elle rend possible le cheminement personnel et communautaire. Elle soutient, encourage et, si nécessaire, corrige notre liberté en chemin.
Cette obéissance, qui a pour paradigme l’obéissance elle-même du Christ à l’égard du Père, n’existerait pas si elle n’était pas l’expression d’une liberté vraiment impliquée tout à fait personnellement. Une liberté qui ne s’épargne pas la vérification, qui ne délègue pas sa responsabilité, mais qui s’expose continuellement au dialogue sans peur et sans crainte, en triomphant de toute réticence et en évitant toute relation non authentique avec l’autorité.
Dans la vie de la Fraternité, chacun est appelé à suivre le charisme que l’Esprit a donné à don Giussani et tel qu’il arrive à nous aujourd’hui.
Permettez-moi encore d’ajouter quelque chose : il est important pour chacun d’éviter une tentation mortelle qui s’est manifestée souvent dans l’histoire de l’Église, dans les ordres religieux et dans les différents charismes. Dans l’identification nécessaire et continuelle avec l’expérience et la pensée du fondateur, il ne faut pas chercher des confirmations de sa propre interprétation considérée, en toute bonne foi, comme la seule juste. Cette attitude provoque des débats dialectiques interminables et des conflits d’interprétation paralysants.
C’est le mélange d’obéissance et de liberté qui ouvre les portes de la mission.

5. Chers amis, le don reçu en rencontrant le charisme de don Giussani pour vivre pleinement la grâce du baptême a comme horizon le monde entier. Son objectif ultime est que nos frères les hommes puissent connaître et aimer Jésus Christ dans la Sainte Église.
Je vous suis reconnaissant pour l’engagement personnel, communautaire et social que vous vivez quotidiennement dans les différents milieux éducatifs, caritatifs, culturels et sociaux. Je suis reconnaissant envers beaucoup d’entre vous qui s’impliquent de manière directe, avec les autres fidèles de notre communauté diocésaine, dans les lieux (en particulier les secteurs pastoraux, les doyennés, les communautés paroissiales) dans lesquels l’Église particulière qui vit à Milan cherche à atteindre le cœur du peuple ambrosien. Je vous encourage à continuer ce témoignage ensemble.

6. (…) Les images utilisées par l’évangile - le sel de la terre, la lumière du monde - disent clairement que le témoignage des chrétiens part toujours du sujet qui, par grâce, a rencontré Jésus Christ et qui a, par sa nature, une valeur personnelle, communautaire et sociale. Le témoignage est offert au Père qui est dans les cieux, aux anges et à nos frères les hommes rencontrés dans tous les milieux de l’existence. Il ne se réduit pas au bon exemple, certes nécessaire, mais il tend à une connaissance adéquate de la réalité qui, pour cette raison, au-delà de toutes les limites du témoin, contribue à communiquer la vérité. Les formes que ce témoignage, en particulier dans sa dimension publique, devra assumer seront soumises, de fois en fois, à un jugement dans la communion sous la conduite ultime de l’autorité, jugement toujours inscrit dans le contexte historique dans lequel nous sommes justement appelés à être sel de la terre et lumière du monde.
La beauté indicible de l’unité s’exprime, comme nous le demande le pape François, dans le fait de vivre pour la mission, de vivre en donnant la vie, de vivre pour la gloire du Père. C’est la voie que le Seigneur nous ouvre comme chemin pour l’accomplissement de la personne et de la communauté. Il n’y a pas de temps ni d’espace pour autre chose, aujourd’hui plus que jamais. (…).

Le salut final
Je voudrais encore exprimer ma gratitude pour le sens de ce geste que beaucoup parmi vous accomplissez, de vous recueillir régulièrement sur la tombe de don Giussani, en priant mais également en laissant des témoignages de tout ce qu’il fait encore pour nous. Car celui qui est passé sur l’autre rive est vivant comme nous. La prière continuelle sur sa tombe est très importante parce qu’elle exprime déjà, de la part du peuple de Dieu, une faim de sainteté. C’est précisément par le fait que nos chers défunts ne nous abandonnent pas et qu’ils vivent d’une manière différente mais bien réelle le rapport avec nous, que nous pouvons percevoir sa joie - remémorons-nous le regard pénétrant de don Giussani - dans ce geste communautaire que nous avons vécu ensemble. Il l’accompagne du ciel, il accompagne l’expérience du mouvement au sein de la Sainte Église catholique qu’il a toujours aimée de façon extraordinaire. À l’intérieur de cette Église ambrosienne - son caractère ambrosien sautait aux yeux - il soutient de manière directe ou indirecte tous ceux - et ils sont nombreux dans le monde - qui se réfèrent à son charisme. Et ceci en cette période délicate que traversent les Églises.
Par ailleurs la référence au Saint-Père, la grande force de son témoignage, la liberté avec laquelle il « juge », dans le sens le plus noble du mot, faits et évènements - pensons à la rencontre avec le patriarche Cyrille - est d’un grand réconfort pour les Églises du monde entier. Et c’est vrai pour n’importe quel chrétien.
Aussi, entretenons dans notre cœur et notre esprit, avec une grande intensité, la beauté partagée de cette Eucharistie et tâchons d’en faire surgir les conséquences nécessaires et décisives.