L'aéroport de Bruxelles après les explosions

Le miracle « normal » de notre vie

Reflexion de l'écrivain italien sur les attentats de Bruxelles, "Il Sussidiario", 23 mars 2016
Luca Doninelli

Personne ne supporte de vivre une expérience complètement négative.
Or les attentats de Bruxelles semblent prouver le contraire… Car que peut-il y avoir de positif dans ce qui s’est passé ? Tout n’est-il pas odieux, intolérable ? Trente et un morts innocents, des centaines de blessés ! Et la peur qui persistera certainement après la souffrance et les larmes : impossible de l’éviter !
Malgré tout, l’affirmation reste vraie : il faut que nous tirions une leçon de toute cette horreur. Il faut que nous apprenions que des hommes, incapables de vivre une vie normale, incapables d’éprouver des joies et des douleurs simples, humaines, quotidiennes, sont condamnés à tuer. Ce ne sont pas des hommes religieux, comme ils le prétendent : ce sont des hommes ‘sans vie’.
On leur a volé leur vie, il y a bien des années, bien avant que Daech n’apparaisse : ils l’ont perdue en des lieux où la vie existait mais où, au fil du temps, elle a disparu. Qu’étaient ces hommes dans leur enfance ? Pourquoi leurs pères et leurs mères n’ont-ils pas réussi à rendre la vie de leurs fils, digne d’être vécue ? - il faut bien reconnaître en effet qu’ils sont des fils, tout comme mes fils. Ils ont des parents, tout comme les pauvres jeunes filles mortes à Tarragona, et qui ont aujourd’hui quelqu’un qui les pleure, qui se souvient d’elles, qui souffre du vide causé par leur mort prématurée.
Je dis cela parce que nous ne pouvons pas nous laisser leurrer jusqu’à perdre nous aussi notre vie, jusqu’à réclamer une protection impossible. L’expression mettre en sécurité n’a cessé de circuler, dans les heures qui ont suivi. Mais comment sécuriser nos journées vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Aéroports, autobus, métro, grandes surfaces commerciales, bars, magasins, taxis, bureaux, rédactions de journaux et de revues, fenêtres, cuisines, les chambres de nos enfants… Comment arriver à sécuriser les mers, les chemins de fer, le ciel ? Pourtant, on ne peut pas renoncer à vivre. Pour une heure de shopping, il faudrait compter sur la protection de l’armée, de camionnettes blindées, de tireurs sur les toits… Sans la présence opérationnelle d’unités chargées du contrôle du métro, des égouts, des installations électriques et hydrauliques, il n’y aurait pas moyen d’aller à la boulangerie, de dire à notre voisin Comment vas-tu ?
Toutes ces contraintes seraient insupportables, parce que l’homme est plus que tout cela. Parce que notre force invincible, c’est notre vie quotidienne : se lever le matin, se laver, se rendre au travail ou à l’école, se promener le long du fleuve, décider de ce qu’on mangera à midi, faire des courses, disposer des fleurs dans un vase… Nous pourrions remplir des pages avec la beauté de notre petite vie de tous les jours, toute simple.
Renoncer à cette beauté en se mettant à l’abri de tous les dangers (chose impossible, d’ailleurs) serait le plus grand des délits. La mort peut nous surprendre au beau milieu d’un geste qui nous comble, d’une expérience apaisante ; mais il faut que nous nous rendions compte de la force immense de notre vie, de sa capacité à affronter n’importe quelle menace. De La guerre et la paix à Vie et destin, la littérature ne cesse de chanter ce quotidien pauvre, humble, mais capable de vaincre Napoléon et Hitler eux-mêmes, de résister à l’inhumain qui se déclare notre ami pour pouvoir tout nous dérober. Je crois que la terrible parole de Jésus « Aimez vos ennemis » veut dire aussi : ne pas cesser d’aimer la vie, même en face de quelqu’un qui cherche à vous la prendre, ne pas cesser d’aimer la vie, même celle de vos ennemis.
Face à la souffrance presqu’insupportable de ces jours-ci, je voudrais rappeler un épisode de l’Évangile (Luc 4. 38-39) : « Jésus quitta la synagogue et entra dans la maison de Simon. Or la belle-mère de Simon était oppressée par une forte fièvre, et on demanda à Jésus de faire quelque chose pour elle. Il se pencha sur elle, menaça la fièvre, et la fièvre la quitta. À l’instant même, la femme se leva et elle les servait ». La femme se leva et elle les servait. Voilà le miracle ! La femme se met à faire ce qu’elle aurait fait de toute façon, car sa vie, c’est cela ; c’est la beauté de sa vie, la vie la plus normale qui soit, toute simple (seul, un idiot ne comprend pas combien il est beau de servir).
Devant l’horreur revendiquée et sophistiquée, devant des hommes ‘sans vie - sans plaisir-sans joie’, défendons - en vivant - la force immense de la vie, cette beauté dont, souvent, nous ne prenons conscience qu’au moment où nous sommes en train de la perdre.



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