La demande d’Abdullah

« Ce n’est pas une époque de changements, mais un changement d’époque ». Cette provocation du Pape était le thème du meeting annuel de la Fondation AVSI. Du Liban au Soudan, les coopérants nous racontent ce que signifie leur travail aujourd’hui.
Alessandra Stoppa

« Faire notre travail ici, maintenant, est encore plus important que lorsque nous avons commencé ». Marco Perini est au Liban depuis sept ans pour secourir, jour après jour, des personnes qui « sont encore plus dans le besoin aujourd’hui qu’avant. » Ces réfugiés sont syriens, iraquiens ou palestiniens ; ils ont fui leur pays, mais ne sont jamais arrivés en occident. Ils sont toujours là, dans leur tente, avec les mêmes besoins qu’au début (essence, nourriture, médicaments), mais avec moins d’espoir. « Vivre en tant que réfugié est très difficile. On perd toute confiance », nous dit Marco, qui vient de rentrer au Liban après le meeting annuel de l’AVSI. Il était l’un des quatre-vingts coopérants venus du monde entier à Milan, du 15 au 19 février dernier : cinq jours de travail commun et de confrontation avec des invités, des experts, des professeurs, des journalistes.

Le thème choisi était la provocation du pape François dans son discours à Florence, en novembre 2015 : « Nous ne vivons pas une époque de changements, mais un changement d’époque ». Alors, dans ce changement d’époque, que signifie être coopérant ? Et pourquoi quelqu'un choisit-il de faire ce travail dans un monde comme celui d’aujourd’hui ? « Ils sont debout, mais en tant que personne, ils sont morts », raconte Marco. Dans les camps de réfugiés, il voit les hommes passer des journées entières devant leur tente à fumer et à boire du café, le regard vide. Les solutions les plus faciles sont la Méditerranée ou les Balkans. « Ou bien rejoindre Daesh. Pas parce que ce sont des terroristes - précise-t-il - mais parce qu’il faut bien courir le risque d’une alternative. Sinon, ils ne pourraient pas à faire ce qu’ils font » : accepter que leurs propres enfants se noient en mer, ou bien les envoyer sous la neige, vers l’ex-Yougoslavie, où il est probable que des barbelés les attendent.

ZENAB ET LE VIVIER
L’aide humanitaire est indispensable, nécessaire, « mais il est plus important encore de retrouver l’espoir, la dignité qu’ils ont perdue. Nous essayons de leur offrir des moments de vie, durant lesquels un enfant peut redevenir ce qu’il est : un enfant ». D’où l’importance de l’école, deux heures par jour, avec des règles et des devoirs. Et pour les hommes la possibilité de travailler et de rentrer le soir chez eux en tant que père : fatigués et avec un salaire. « Trouver un emploi est très difficile. Pour cette raison, nous sommes en train de développer des projets de cash for work : des occupations socialement utiles comme réparer un trottoir ou un fossé, ou encore nettoyer les bois », poursuit Marco. « Cela est important aussi pour la cohabitation : les réfugiés deviennent une aide pour la communauté libanaise qui les a accueillis ». Et c’est autre chose qu’un certain type d’aide humanitaire qui, en fonction de certains critères, alloue jusqu’à 200 dollars par mois. « Il s’agit là d’assistanat, et cela aboutit à une perte de l’humain. Ils ne gagnent pas forcément beaucoup plus avec la formule cash for work, mais ils le gagnent d’une autre manière ». « Nous voulons savoir ce qui est réellement en jeu », explique Giampaolo Silvestri, secrétaire général de la Fondation AVSI, après le meeting : « Accepter le défi que ces temps-ci nous posent. Nous ne pouvons pas être spectateurs. Si nous ne changeons pas notre mode de travail, notre manière de concevoir le développement, nous subirons ce qui est en train de se passer. Et celui qui ne change pas meurt petit à petit. Nous désirons participer à ce changement d’époque avec une proposition centrée sur le soin à la personne, moteur du développement ».

Au meeting de Milan, il y avait aussi Josiane Khalife, coopérante de l’AVSI au Liban, où elle est née et a grandi. À plusieurs reprises, elle a vécu des conditions de guerre, sans jamais rencontrer une situation pareille : « Même si le conflit se terminait aujourd’hui, que feraient ces gens ? Ou iraient-ils ? Qu’adviendrait-il de cette génération analphabète ? C’est pourquoi nous misons sur le développement du travail et de l’éducation. L’aspect fondamental est la perspective ». On essaie de les préparer pour leur retour en Syrie, surtout les jeunes. Des cours de formation dans le domaine de l’agriculture, de la pâtisserie, de la boucherie ou de l’informatique ont ainsi vu le jour, et c’est environ 70 000 personnes que l’AVSI accompagne via ces projets.

Zenab est une jeune réfugiée originaire d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie. Elle avait réussi à trouver un travail dans une entreprise agricole libanaise où elle préparait le café et faisait le ménage. Mais lorsqu’elle a appris que l’AVSI proposait des cours de formation, elle a quitté son travail. « Elle a suivi nos cours - raconte Marco - puis elle s’est représentée dans la même entreprise : aujourd’hui, elle travaille dans le vivier en tant qu’ouvrière spécialisée. Voilà le chemin ! » Et c’est ce qui le pousse à demeurer ici depuis sept ans : « Ce n’est pas un sacrifice. Ma vie est très belle. Si je peux faire quelque chose pour que Zenab ne se sente pas comme une réfugiée, cela vaut la peine d’y consacrer sa vie ». Et il ajoute : « Je reçois beaucoup plus que je ne donne ». Les instruments d’intervention doivent constamment être mis en discussion : « Le travail change d’un jour à l’autre. On imagine des projets sur quelques mois, et ça prend finalement des années », continue Josiane. « Cela veut dire être ici, avec eux, et chercher ensemble, avec difficulté, à imaginer le futur. Je n’échangerai jamais ce travail contre un autre, car il m’apporte énormément. Il m’a tellement changée ». Plus rien ne la déçoit nous dit-elle. Rien n’est dû. « Je vois ces fillettes dans la pénombre de la tente, ces jeunes garçons qui ne parlent plus à cause de tout ce qu’ils ont vécu… Nous cherchons à les accompagner un par un, mais ce n’est pas possible pour tous ». Et quand on est assailli par la disproportion ? « Alors je vais sur le terrain, vers les gens. Cela m’aide toujours, me remet sur les rails, parce que je vois qu’ils m’aiment. Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone du premier campement, celui où nous avons commencé à travailler. "Viens vite, nous avons un soucis" m’a-t-on dit. Mais en fait, il n’y avait aucun problème, ils avaient juste envie de me voir. »

Simone Manfredi vient de Catane, en Sicile. Il a 31 ans et travaille pour l’AVSI à Barghel, un petit village dans l’État des Lacs, au sud du Soudan. La communauté vit de petites activités agricoles soutenues par l’AVSI. « Nous gérons aussi, pour l’ONU, une boarding school où nous faisons du vocational training dans des domaines pratiques comme l’agriculture, la construction ou la couture ». Alors qu’il était déjà en route vers l’Italie pour venir au meeting annuel, son équipe a été évacuée en raison d’une attaque. « Un conflit entre clans. Ils sont arrivés d’un autre village et ont attaqué à six heures du matin. Les combats ont duré jusqu’à midi ». Les gens ont fui dans la brousse, mais il y a quand même eu une vingtaine de victimes. « L’affrontement a détruit l’enceinte et les balles perdues ont blessé certains de nos étudiants ». Les attaquants étaient très jeunes. Tout le monde là-bas possède une kalachnikov, et les affrontements ont souvent un caractère de vengeance tribale. « Le grand problème est l’absence d’autorité. Les états fédéraux passeront bientôt de 10 à 20 et les nominations n’ont pas encore eu lieu. Ils profitent de cette anarchie ». Ici, il n’y a pas de conflits proprement dits, mais cette violence fait plus de victimes que dans les trois États au nord pourtant en guerre. « C’est un contexte imprévisible – dit Simone –. Les attaques peuvent se déclencher à tout moment ». Au milieu de tout cela, l’AVSI aide les jeunes à se former, à travailler pour payer leur scolarité et à vivre dans un milieu protégé. « Le gouvernement nous a félicités pour l’école, et les gens l’aiment beaucoup. Pendant la dernière guerre civile de 2013, les organisations internationales ont dû se retirer et ont tout perdu. Quand l’équipe de l’AVSI est revenue ici après le conflit, tout était en bon état. Les gens étaient venus dormir à l’école pour la protéger. Cela me motive tant de voir que les gens nous sont attachés ».

SANS A PRIORI
Au Kenya, l’AVSI est présente depuis trente ans. La fondation y a construit une dizaine d’écoles qui sont toutes gérées par des autochtones. Elle a aussi réalisé de nombreux projets, parmi lesquels l’immense travail éducatif dans le camp de réfugiés de Dadaab (qui, avec près de 600 000 réfugiés, forment le plus grand camp de réfugiés du monde). Des générations entières sont nées dans ce camp ouvert en 1992. Pour ces réfugiés, l’AVSI a construit des amphithéâtres et des salles de classe, et a formé sur place des enseignants (musulmans pour une grande majorité) qui s’occupent aujourd’hui de 60 000 jeunes.

« Nous sommes habitués à toujours vivre avec une perspective. Eux non… » nous dit Andrea Bianchessi, responsable des projets au Kenya : « La demande qui touche le cœur est toujours plus forte : pour quoi vaut-il la peine de vivre ? » Là-bas, tout n’est pas « beau » comme en Europe, la plupart des gens ne bénéficient pas du système de santé (« si tu ne te sens pas bien, l’ambulance ne vient pas te chercher »), et la possibilité d’un attentat est permanente : « Ils disent s’y attendre d’un moment à l’autre. Cela m’aide à vivre de façon plus sérieuse ma journée et les rencontres que je fais, à ne pas vivre de façon inconsciente. Et puis, ce travail est magnifique puisqu’il s’agit d’une seule chose : accompagner cette personne ».

Ignace vient des bas quartiers de Kibera ; sa mère est atteinte du sida et il a été l’un des premiers élèves de la Little Prince. Il prépare actuellement une thèse en sciences politiques. Quand on a fêté les 15 ans de l’école, il a raconté devant tout le monde les grands efforts qu’il faisait et le soutien qu’il avait toujours reçu. Et il a conclu en disant : « Je voudrais devenir président du Kenya ».
C’est aussi cela la nouvelle perspective : non pas une fin heureuse, mais « l’opportunité de faire ensemble un bout de chemin dans la vie », dit Andrea. « Et la blessure reste toujours ouverte ». Il pense à Abdullah, un jeune arrivé à Dadaab après sa fuite de Somalie avec sa famille. Un jour, il s’est approché et lui a dit : « Il y a la rencontre nationale des scouts à Nairobi, mais comme nous sommes des réfugiés nous n’avons pas pu y aller ». Silence. « Mais moi j’ai l’écusson des scouts... » lui a-t-il dit fièrement en lui montrant son épaule. « Pourquoi est-ce que je ne peux pas y aller ? » Andrea sait très bien que les autorités interdisent aux réfugiés de sortir du camp, pour des raisons de sécurité. Mais ce n’est pas la réponse. La réponse, il ne l’a pas. Si ce n’est le fait d’être là. « Et d’apprendre tous les jours à changer, sans a priori. Ouvert à tout ».