Enragés, et inspirés

Nuit debout et les Veilleurs occupent l’espace public, en réaction contre la classe politique. Mais la comparaison s’arrête là…
David Victoroff

Le mouvement « Nuit debout » a jeté le masque en expulsant de la place de la République - rebaptisée par ses membres place de la révolution - le philosophe Alain Finkielkraut. A l’intention de ceux qui pourraient encore faire le rapprochement, cela témoigne d’une différence majeure avec l’autre mouvement qui occupe l’espace public, « les Veilleurs ».
Il est vrai qu’il existe des similitudes entre les deux mouvements, au-delà du geste de marionnettiste que font leurs membres pour signifier leur approbation. Tous deux se prétendent l’expression d’une désillusion par rapport à une société qui n’offrirait d’autre idéal que celui de consommer davantage. Tous deux expriment la défiance vis-à-vis d’une classe politique qui a trahi leurs espoirs. Tous deux sont nés en réaction à une loi : pour les Veilleurs, la loi Taubira sur le mariage pour tous et les risques de la GPA ; pour Nuit debout, la loi El Khomri et les menaces qu’elle fait (soi-disant) peser sur l’avenir de la jeunesse.
Mais, à y regarder de plus près, les similitudes ne résistent pas à l’analyse. Il suffit d’aller voir sur place. Rien de commun entre le capharnaüm de la place de la République - de Gaulle aurait dit ‘la chienlit’ - et le recueillement qui préside aux réunions des Veilleurs. Rien de commun non plus entre la dégradation des lieux par les uns, et le respect des sites par les autres : la dernière Veillée s’est déroulée le mardi 12 avril devant le Petit Palais, en présence du philosophe Bertrand Vergely, invité et respecté, sans qu’on entende parler d’un quelconque trouble à l’ordre public nécessitant l’intervention de la Police.
Si cela avait été le cas, nul doute que les médias en auraient fait des gorges chaudes : des ‘cathos réacs’ qui font du grabuge, quelle aubaine ! Notre ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve n’aurait pas fait preuve de la mansuétude qu’il témoigne à l’égard des gauchistes qui conspuent son gouvernement à longueur de nuits. Certains Veilleurs ont encore en mémoire la réaction brutale des forces de l’ordre, lors de débordements sur les Champs-Elysées, à l’issue d’une manif pour tous.
La couverture médiatique des deux mouvements est d’ailleurs bien différente : dès le début de Nuit debout, alors que le mouvement était encore embryonnaire, France-Info lançait de véritables appels à poursuivre et amplifier cette initiative. La presse de gauche, dans de multiples colonnes, s’émerveille quotidiennement de ce « laboratoire citoyen », ainsi que l’a appelé Laurent Joffrin dans Libération. Les commentateurs y voient un formidable espace de liberté, de créativité, un lieu où chacun peut se réapproprier la politique, imaginer un nouvel avenir, construire une alternative pour un monde meilleur où seraient réinventés les rapports de l’homme avec la nature, le travail, l’économie. Ce ‘laboratoire citoyen’ caractérisé - si l’on en croit les propos béats de Caroline De Haas dans Le Monde - par « l'envie de faire, de comprendre, de se saisir ensemble de nos vies et de notre avenir », n’a pourtant émis jusqu’ici aucune idée notable, à part peut-être la création d’une brigade de clowns ! Les Veilleurs, quant à eux, n’existent pas pour ces médias. Au lieu de cela, c’est le black-out.

Mais la différence essentielle entre les deux mouvements réside évidemment dans la pensée qui les inspire. Ceux qui manipulent le mouvement Nuit debout ont des visées ouvertement révolutionnaires. Frédéric Lordon, l’un des intellectuels du mouvement, est très clair : il s’agit de faire de Nuit debout une assemblée constituante « pour en finir avec le capital » et abolir la propriété privée des moyens de production. Il s’agit de faire la jonction entre les intellectuels gauchistes, les étudiants, les « zadistes », les agriculteurs, les salariés syndiqués et « la jeunesse ségréguée des banlieues » afin de faire trembler le gouvernement. Bref, c’est la lutte des classes, la coalition des « colères » afin de renverser le système. Pour le remplacer par quoi ? On verra plus tard !
Evidemment, l’inspiration chrétienne des Veilleurs conduit à une tout autre visée. Au lieu de la lutte des classes, ses participants préconisent l’amour du prochain, exercé au sein de la famille, de l’école, de l’entreprise et de la nation. Au lieu du renversement du système, ils prônent plutôt sa reconstruction, se ressourçant dans notre culture occidentale, s’appuyant sur un humanisme qui non seulement appelle à la protection des faibles, mais place l’homme au-dessus de toutes les créatures, et reconnaît la profondeur de l’identité de la personne. C’est ce que disait Chantal Delsol, l’an dernier, lors d’une Veillée devant le château de Versailles. Et, comme en témoigne son fondateur Axel Rokvam, le mouvement des Veilleurs a une métaphysique. Nuit debout n’a que des slogans.
Il n’est donc pas surprenant que les conséquences des deux mouvements soient radicalement différentes : d’un côté, des diatribes vengeresses qui conduisent à casser, de l’autre, des forums philosophiques et des prières. D’un côté, la rage de détruire dans l’attente d’une révolution, de l’autre, la force de résistance et la soif de s’instruire dans l’espoir d’une renaissance. Pour les uns, il faut allumer des incendies, pour les autres, une bougie suffit.

Le mouvement Nuit debout veut arrêter le temps en prétendant prolonger le mois de mars. Sans doute espère-t-il durer… Mais combien de temps cette « petite bulle gauchiste révolutionnaire pourra-t-elle tenir au milieu d’une ville indifférente ? », se demande Alain Finkielkraut ; ville qui commence d’ailleurs à s’exaspérer des débordements violents qu’engendre Nuit debout. Tiendra-t-elle aussi longtemps que les Veilleurs qui veillent déjà depuis trois ans ? Sur la page Facebook des Veilleurs, on peut lire cette citation d’André Gide « Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis. » Encore faut-il que ces insoumis soient véritablement inspirés, et non pas mus par des pulsions destructrices !