Et qui les accueille maintenant ?

En un an, plus d’un million de réfugiés du Moyen-Orient et d’Afrique en route pour l’Europe sont passés par Athènes : une route qui est en train de se transformer en impasse. Portrait d’un pays qui montre au monde ce qu’est l’humanité.
Paolo Perego

Ils attendent au milieu de milliers d’autres. C’est un très jeune couple marocain. Francesca s’approche d’eux. Elle vient de Foligno et est « casque blanc », volontaire de Caritas Italia : « Qui êtes-vous ? De quoi avez-vous besoin ? » Mariés depuis peu et pauvres, ils cherchent à rejoindre l’Europe. « Nous voulons pouvoir fonder une famille. Non, ne nous prenez pas en photo ! Et puis, si ! mais cadrez nos mains » : les alliances nuptiales bien en vue et une peluche. « Dites-le à l’Europe : nous voulons seulement avoir un fils. Merci pour nous avoir écoutés »… et regardés. Puis il ouvre sa veste et montre son trésor : l’album de photos du mariage, enroulé et caché jalousement. Ils n’ont rien d’autre. Il en sort une photo et l’offre à Francesca avant de se remettre en chemin pour leur terre promise.
Ce qu’était le désert dans l’Exode biblique s’appelle aujourd’hui la Grèce. Ce pays, à genoux par suite de la crise économique, est apparu à beaucoup comme un ‘viatique’. Or il est en train de devenir un « cimetière des âmes », comme l’a dit le vice-ministre pour l’immigration Ioannis Mouzalas, à la télévision nationale ERT. Les échos qui proviennent d’Europe font peur, avec des expressions comme « fermeture des frontières », « rapatriement », mais aussi du fait de l’indifférence de beaucoup d’Occidentaux quand il s’agit d’accueillir.
Syriens, Irakiens, Afghans, Pakistanais… Mais pas seulement, car il y a aussi ceux qui viennent d’Afrique. Ils se retrouvent devant cet unique quai de la voie ferrée d’Idomeni qui, à travers les arbres, passe la frontière de la Macédoine pour aller vers la Serbie, l’Autriche, l’Allemagne. Idomeni ! Village de Thessalie, à une centaine de mètres de la frontière, avec quelques dizaines d’habitants ; il n’est même pas indiqué sur les cartes, et pourtant, c’est là qu’aujourd’hui tout se noue car les migrants arrivent tous ici.

Le parcours ? Depuis les côtes de Turquie, quelques milles marins sur n’importe quel objet flottant vers les îles grecques ; puis Athènes ou les ports de la Thessalie pour gagner la frontière en bus, en taxi, ou par n’importe quel autre moyen. Les chiffres sont impressionnants : en 2015, 850 000 migrants sont arrivés sur les côtes de Grèce ; cette année, plus de 110 000 entre janvier et février. Et encore, pour les vivants ! Car il y a tous ceux qui sont au fond de la mer, quelque part dans les quelques kilomètres qui séparent la côte turque de Lesbos, Rhodes, Chios, Samos… Le petit Aylan, déversé sur la plage, le visage sur le sable, a ouvert les yeux au monde pour quelques jours seulement : il est l’un des 700 enfants, sur les 3200 migrants morts au cours de l’année dernière. Et il s’en est déjà ajouté 400, cette année.

LEÇONS DE CIVILITÉ
Depuis le changement prescrit pour les parcours égéens, certains ont parlé d’un ‘nouveau Lampedusa’. Mais la situation est épouvantable dans un pays qui compte à peine plus de dix millions d’habitants, dont la moitié se trouve à Athènes et sa banlieue. Et ne parlons pas de l’économie effondrée ! Pauvreté et chômage sont rois, et de plus en plus de familles manquent de tout, nourriture et médicaments, surtout. Les manifestations sont continuelles, comme celles de février où des centaines de tracteurs bloquaient routes et autoroutes, du nord au sud.
Certains disent que la Grèce, à la frontière de l’Europe, est une nation en train de mourir. Et pourtant, aujourd’hui, c’est elle qui donne des leçons de civilité, alors qu’à Bruxelles, on discute…… Il suffit de suivre l’itinéraire de la migration, d’accompagner ceux qui traversent le pays, pour voir en actes ce que sont accueil, partage, solidarité, humanité, dignité.
« Les plages de Lesbos sont jonchées des restes de radeaux, de barques et de gilets de sauvetage abandonnés ». Pendant un an et demi, Danilo Feliciangeli et son épouse ont vécu en Grèce ; ils travaillaient pour Caritas Italia dans le projet “Jumelage solidaire“. Aujourd’hui, en tant que superviseur des différentes activités, Danilo fait la navette entre Lesbos et Athènes. « Nous travaillons aussi dans d’autres pays comme la Syrie et l’Irak. » Ils ont vu de près le drame grec. Les migrants sont des milliers, cachés sur la côte turque, attendant le bon moment pour partir. « Il y a parfois moins de sept kilomètres à parcourir », nous dit Danilo ; et il nous explique comment il les attend sur la plage. « Ils arrivent ici directement. Personne ne les récupère en mer. » Souvent, ils sont épuisés par un voyage de plusieurs semaines. Adultes, vieillards, enfants qui ont besoin de tout : eau, nourriture, vêtements, repos, un peu d’humanité. « Ici, ils sont accueillis. Avec l’aide de la Caritas grecque, nous avons loué un hôtel. » Le Paradise Hotel accueille deux cents personnes et, sous le regard bienveillant de Tonia, une responsable de Caritas, les familles se reposent et les enfants jouent joyeusement sur les toboggans et les balançoires. Ensuite, depuis les îles, à bord de ferrys pour Athènes et Kavala au nord, le voyage reprend.

UNE MONTAGNE DE VÊTEMENTS
Le débarquement au Pirée, port d’Athènes, est un point névralgique. « Ils ont besoin d’informations, d’aide. Certains - ce sont souvent des Syriens qui ont un peu d’argent - sautent immédiatement dans un taxi pour aller vers la frontière. Mais il faut leur éviter de tomber entre les mains de trafiquants ou de passeurs qui se font payer très cher », raconte le père Andrea Voutsinos, curé d’une paroisse d’Athènes et vice-président de la Caritas locale. « Heureusement, il n’y a pas que les ONG ! Les gens s’impliquent : ils apportent de l’aide, des vêtements, de l’argent. »
Francesca a passé des journées entières au terminal du Pirée. Les migrants, déversés par bateaux, arrivaient de toute l’Égée. Elle raconte les visages épuisés, les regards qui ne savent même pas dans quel pays ils sont, les enfants qui sourient pour un dessin, les voix qui demandent à aller vers le centre ou vers la frontière. « Nous avons deux autres hôtels en ville. Les migrants ne s’arrêtent que quelques jours, dit le père Andrea, juste le temps de reprendre souffle, de se reposer » et de retrouver un peu de l’humanité oubliée ou perdue, jour après jour, durant ‘le voyage’. « Tu vois vraiment leur regard changer, raconte Danilo, quand ils aperçoivent de vieilles femmes venues avec des sacs pleins de nourriture sur la Place de la Victoire où un campement est dressé depuis des mois. » La générosité des gens est telle qu’il y a maintenant à disposition une petite montagne de vêtements. « Ce sont des gestes qui font partie d’eux-mêmes ! La Grèce est depuis toujours multiculturelle ; c’est un croisement de peuples. Beaucoup se rappellent être passés par là, eux aussi. Mais on se rend compte que, la crise se faisant de plus en plus mordante, ils savent tous ce que veut dire ‘être dans le besoin’. C’est pour cela qu’ils sont pleins de compassion. Com-passion, ils partagent cette expérience ».

« Le pharmacien de mon quartier a offert des médicaments à un Syrien pour son grand-père. Et après, il lui a même donné quelques euros, comme pour lui souhaiter bonne chance pour son voyage », dit Francesca qui vit aujourd’hui dans une résidence du quartier de Neoskosmos où habitent des familles grecques en difficulté et des réfugiés de passage. On a fêté Noël et les anniversaires, « de petits gestes qui redonnent espérance et dignité, qui font renaître. Même si tu ne fais rien, tu es là et tu écoutes. En se racontant, ils recommencent à être ». Ce matin, près des marches du siège de la Caritas à Athènes, à deux pas de la gare Omonia et de la Place de la Victoire, quartiers les plus réactifs à la ‘crise’ et aux ‘migrants“, Francesca s’est arrêtée auprès d’un Irakien. « Il m’a expliqué ce qu’est la prison en Turquie et raconté la torture au courant électrique. » Ces derniers temps, Ankara les arrêtait ‘comme ça’, même les enfants, et les obligeait à signer un accord pour leur rapatriement. « Ce jeune m’a dit : Les Grecs sont des anges ! » Mais, au fond, nous ne faisons pas grand-chose. Nous les regardons seulement dans ce qu’ils sont. » Et, d’Athènes jusqu’à la frontière à Idomeni, la musique est la même car l’accueil est le même.
« Tu comprends que tu ne peux pas faire autrement que d’être là. » Certes, il y a le pain, les vêtements, les informations, le devoir de les protéger des trafics… et de suivre la situation qui change chaque jour. Ces derniers mois, la Macédoine laissait passer certaines nationalités un jour, et empêcher leur passage le lendemain, craignant la fermeture des frontières avec la Serbie et l’Autriche.

Alors que des milliers de réfugiés s’entassent à la frontière d’Idomeni, désormais entonnoir obstrué, l’Europe signe un accord avec la Turquie disposée à reprendre tous les nouveaux migrants débarqués en Grèce depuis le 20 mars : pour chaque Syrien renvoyé en Turquie, un Syrien se trouvant sur le territoire d’Ankara est placé dans un pays de l’UE. Accord sur lequel on se pose des questions, à commencer par les modalités de sa réalisation ; accord qui met en lumière, comme l’a dit le Pape le dimanche des Rameaux, le fait que « beaucoup ne veulent pas prendre la responsabilité de ces gens. »
« Tu fais ce que tu peux. Et ce que tu peux toujours faire, c’est leur demander qui ils sont. Et, bien souvent, ça suffit. Comme pour Mehdi, ce père iranien, à qui Francesca a offert son propre chapelet. « Il m’a dit que, par ce geste, notre amitié était devenue très profonde. »
Pour Francesca, cela a été la découverte d’un autre monde. Le mur de sa chambre « est en train de se remplir des cadeaux de ces ‘petits’ : la croix d’un sans-abri, la photo des époux marocains, des dessins d’enfants… C’est entrer, nous dit-elle, dans la solitude de ces personnes et te découvrir avec eux. Avec Asmat, par exemple, un Afghan de 23 ans. Il était persécuté par les Talibans car ‘il faisait le guide’ pour les journalistes occidentaux. Il n’avait confiance en personne… ». Or Asmat est passionné de peinture. Il a montré à Francesca le tableau qu’il a fait avant de partir : un jeune, recroquevillé sur lui-même dans une nuit de pleine lune. « Cette solitude… je l’ai publiée sur Twitter. Aujourd’hui, Asmat m’écrit pour me remercier de l’avoir écouté. Il est en Autriche. Il a réussi à passer avant la fermeture de la frontière. »

C’est ce qui arrive dans la rencontre avec l’autre, quand tu mets les mains sur ses plaies et que tu découvres que ce sont aussi les tiennes. Le même besoin. L’amitié dont parlait Mehdi est contenue là, tout entière. C’est finalement comme ça que l’Europe est née. Un “regard ouvert“ à l’autre - selon une certaine étymologie grecque : eurus e op -, c’est ce que le peuple grec est en train de montrer au monde.