Au-delà des fils barbelés

Durant ces derniers mois, les projecteurs sont pointés sur Idomeni et ses émigrés en Grèce. Mais que se passe-t-il de l’autre côté de la frontière ? En Macédoine, le geste surprenant de la petite communauté catholique.
Alessandra Stoppa

La visite de François sur l’île de Lesbos est destinée à être l’une des images qui représentent son Pontificat. La journée entière a été importante, elle a été un geste « prophétique », écrivaient les journaux, tant pour la secousse qu’il a portée à la conscience de l’Europe et du monde, que pour « l’œcuménisme vécu » avec le Patriarche et l’Archevêque orthodoxes. Mais concrètement, dans ce que François a dit et a fait durant ces quelques heures, quelque chose déborde encore et interroge : c’est la soif de l’autre qu’il a.

« Je suis venu pour être avec vous ». « Nous avons voyagé jusqu’ici pour connaître votre histoire ». Pour les regarder dans les yeux, prendre leurs mains dans les siennes, en écouter les voix. Il y a eu aussi ces douze syriens qu’il a ramenés, en se fiant à Dieu (c’étaient ceux dont les documents étaient en règle ), les longs silences, les demandes pour mieux comprendre les dessins des enfants et « ne les pliez pas, je veux les mettre sur mon bureau ». À ceux qui lui demandaient u n commentaire à la fin de la journée, il a répondu : « C’était à en pleurer ». Tout comme pleuraient les réfugiés agenouillés devant lui. Un jeune homme s’est jeté à ses pieds et répétait en larmes : « Thanks God ! Thank you ! », tout en demandant d’être béni.

Le 16 avril, ils étaient plus de trois mille sur l’île, ils étaient bloqués depuis des semaines, comme tant d’autres en Grèce, ou au beau milieu des Balkans, à cause de la fermeture des frontières. « Je suis venu pour vous dire que vous n’êtes pas seuls », a rappelé François : « Il reste encore beaucoup à faire, mais remercions Dieu, car dans nos souffrances, il ne nous laisse jamais seuls ». « C’est vrai pour la générosité des grecs, qui vous ont aidés malgré les difficultés, et pour tous ceux qui chaque jour viennent à la rencontre des réfugiés comme le Pape est venu à leur rencontre, sans que le monde ne le voie ». Dans de nombreux endroits, se produit ce qu’il a appelé le don le plus grand que nous puissions nous offrir les uns aux autres : « l’amour ».

LE DENTISTE SYRIEN
Durant ces derniers mois, les projecteurs sont pointés sur Idomeni, la ville grecque à la frontière nord, avec son camp de réfugiés plein à craquer. On n’a presque pas parlé de ce qui arrivait au-delà des fils barbelés. Dans le camp de Gevgelija, en Macédoine, Père Zoran Stojanov, prêtre catholique de rite byzantin, raconte : « La Macédoine est petite ». Ce n’est pas une donnée de folklore mais il dit cela parce que, cette année, il a vu sa nation de deux millions d’habitants traversée par 800 mille réfugiés et il a vu la réponse donnée par une communauté encore plus petite, celle des catholiques de Macédoine (15 milles personnes au total). Au milieu de l’inertie de la politique et de ses conséquences, les prêtres, avec leur communauté, ont été les premiers à donner une part d’eux-mêmes, à accueillir et souffrir avec ceux qui ont entrepris la route des Balkans. Cela se passait il y a un an, à la même période : ils les ont vus se déverser sur les routes, traverser à pied les autoroutes, ou former de longues files le long des voies ferrées parce qu’elles indiquent « la bonne direction », celle qui va vers le Nord, l’Allemagne et les autres pays européens.

« Nous avons ouvert les paroisses », continue Père Zoran : « Nous avons demandé à nos fidèles d’être gentils avec eux et de les aider. Le premier geste d’aide envers ces personnes a été le leur. Et cela a incité tout le monde à s’impliquer ». En effet, ensuite, est arrivée l’intervention de l’État macédonien et des ONG internationales. Mais, tout d’abord, il y avait le petit peuple de l’Église – formée de tant de personnes qui n’ont déjà pas grand-chose et ont donné tout ce qu’elles pouvaient – , ensuite, les Caritas paroissiales, quelques communautés, les mouvements, les religieux… « Nous avons commencé à donner de l’assistance, des vêtements et de la nourriture, comme on le pouvait. Mais c’était difficile, parce qu’ils étaient éparpillés sur tout le territoire ». Les gens de Gevgelija, petite ville tranquille de 16 mille habitants à trois kilomètres de la frontière avec la Grèce en ont fait tout autant. « Là, les catholiques sont au nombre de 500 », raconte le curé, Père Dimitar Tašev, qui est devenu le coordinateur local de tous les volontaires qui se sont impliqués.

C’est justement à Gevgelija que le premier camp de transit et d’accueil a été ouvert. « Cela nous a facilité l’apport d’aide, parce que nous savions où les trouver », continue Père Zoran. Désormais, avec l’aide de la Caritas macédonienne et internationale, ils ont couvert la présence au camp 24 heures sur 24. Tout est gratuit. « Ils nous ont beaucoup aidés, surtout les jeunes entre 16 et 30 ans ». Ils se sont partagés les missions avec les institutions : « Nous nous sommes occupés de la nourriture et des vêtements ; le Gouvernement et les ONG se sont occupés de tout le reste : santé, électricité, éducation des enfants ». Jusqu’au mois de février, ils ont assisté une marée de 2500 à 3000 personnes chaque jour, avec des pics de huit à 9000 personnes. Elles arrivaient à la frontière dans les conditions les plus diverses, les personnes en chaise roulante étaient soulevées à la main là où il n’y a pas de route.

Quand la route des Balkans a été fermée, il ne restait plus qu’eux et la Croix rouge macédonienne au camp de Gevgelija. Toutes les autres organisations sont parties. Aujourd’hui, il y a seulement deux cents réfugiés (plus ou moins, car cela dépend si quelqu’un réussit quand même à entrer et si quelqu’un d’autre réussit à s’échapper). Il y a 1800 autres personnes qui sont par contre arrêtées à Kumanovo, dans l’autre camp macédonien, au Nord, à la frontière serbe. « Il est beaucoup moins bien équipé que celui de Gevgelija, mais les gens ne veulent pas retourner en arrière », ils ont peur de finir en Turquie et que tous leurs efforts n’aient été vains.

« Une Europe au cœur endurci », a dit le cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne, face aux barrières : « Cette perte de sensibilité pour son prochain reflète une incapacité à s’émouvoir, de souffrir ensemble avec ses frères. C’est une perte d’humanité, une nouvelle forme de paganisme, comme le disait Ratzinger : le paganisme était justement marqué par une insensibilité. Il faut une Europe qui soit centrée sur la sacralité de la personne ».

Dans l’accueil de la petite communauté macédonienne, tout est centré sur la sacralité des yeux, des mains et des voix de millier d’inconnus. Ils ont fait des rencontres pour préparer les volontaires. « Ce qui est le plus important est d’apprendre à être attentif à tout, à chaque parole, chaque geste. Rien ne doit risquer d’offenser les personnes qui arrivent dans leur dignité. Ils sont très, très sensibles ». Père Zoran parle des réfugiés avec respect et familiarité, même si pour la majorité d’entre eux, il ne les a vus que pour quelques heures et il ne les reverra jamais. Cependant, il est plein de reconnaissance pour le simple fait qu’ils soient là. « Quand je rentre à la maison, au retour du camp, je me dis : ils ont fait plus pour moi que ce que j’ai fait pour eux ».

Il a rencontré un dentiste syrien. Il était arrivé avec sa femme et leurs quatre enfants. Il avait fait sa spécialisation en Italie, à Milan, et il avait ouvert un cabinet en Syrie avec trois autres médecins. « Il avait tout. Mais un soir, cinq personnes sont entrées chez lui, armées, le visage couvert. Ils lui ont dit : vous devez partir ». Père Zoran pense souvent à cet homme : « Il m’a confié qu’il n’avait jamais pensé quitter son pays. Et que s’il avait dû le faire, il ne serait jamais venu en Europe, parce qu’il ne s’était pas trouvé bien ici. Le fait est qu’il n’a pas pu choisir ». Il y a une pensée qui l’accompagne : « Je suis en train d’aider des personnes qui ne veulent pas me demander de l’aide. Ils sont contraints à le faire. C’est toute autre chose ».

LE SALUT AU TRAIN
Il y a une image qui persiste dans les yeux de Père Zoran. Dans un container du camp, attachés, à leur computer et téléphone portable, des volontaires sont en train de chercher des informations concernant deux enfants syriens. Leur mère est là, sur une chaise, digne, en silence. Hébétée par la peur, parce qu’elle ne les trouve plus. Perdus, comme cela arrive, durant l’exode des réfugiés. Les familles se divisent, en mer ou aux frontières, dans le chaos qui transforme le voyage en une traite d’esclaves. Ensuite, arrive la nouvelle : les enfants sont en Hongrie, ils vont bien. La femme éclate en sanglots et se jette dans les bras des volontaires. « Elle les a embrassés comme s’ils étaient ses enfants ».

Les réfugiés arrivent de Syrie, d’Afghanistan, d’Iraq, du Pakistan, de la Lybie et du Nigeria. « La grande majorité est musulmane. Et ce n’est pas toujours facile. Il y a ceux qui ne veulent pas ouvrir la bouche ou donnent des réponses qui semblent déjà préparées. On ne sait pas vraiment qui ils sont… ». Mais lui, il les regarde et voient en eux des frères. « Pour nous, macédoniens, c’est plus facile », ajoute Père Dimitar. Pour beaucoup d’entre nous, il s’agit de revoir le destin de ses propres parents, grands-parents, arrière-grands-parents, chassés de leur terre durant les guerres balkaniques. Avec cela dans le cœur, ils les ont vêtus, réchauffés avec de la soupe et du thé, ils ont vu naître leurs enfants, ils ont recueilli leurs larmes pour les accompagner ensuite au train vers Tabanovce, au Nord, à un kilomètre de la Serbie. « Tu les vois monter, tu ne les reverras plus et eux, avec un grand sourire te disent : “Au revoir !” », continue Père Zoran. Il cherche les paroles en italien : « Voilà, je me sens plein, plein de satisfaction ».

« Toute autre association peut donner de la nourriture et des vêtements », explique Père Dimitar, « Nous, nous désirons les connaître, parler avec eux. Quand l’un d’eux s’ouvre, cela représente alors plus que n’importe quelle aide. C’est “l’autre nourriture”, celle de l’esprit ». Il se rend au camp chaque jour. Quand on l’appelle à trois heures de la nuit, il saute sur ses pieds et part. Il passe des heures au téléphone avec des prêtres en Iraq ou en Syrie : ils servent de traducteurs en temps réel pour les réfugiés. « C’est Dieu qui aide, nous sommes seulement des instruments », dit-il. Ce qui le fait le plus souffrit est de voir qu’il existe « une Europe contre l’Europe ». Et il est fortement peiné qu’à la télévision on dise que la Macédoine ferme les portes aux réfugiés (tout autour, ils forment des barrières, comment faire ? Les gens ne veulent pas rester ici, ce n’est pas leur but). Ensuite, il voit ce que racontent les medias qui ne retiennent que le mal dans le bien. Mais lui, il regarde la réponse des gens eux-mêmes. Il est à Gevgelija depuis 2006 et il a été le premier curé stable depuis cinquante ans : « Durant de nombreuses années, la communauté catholique n’a pas pu avoir ses prêtres macédoniens proche d’elle, cela a été une grande souffrance », qui a rendu les cœurs encore plus disponibles.

Le bus de Père Zoran est prêt pour le départ. Trois fois par semaine, il charge les volontaires de la paroisse et fait l’aller-retour vers le camp. Gevgelija se trouve à une heure de son village, Radovo, l’unique endroit dans toute la Macédoine qui est entièrement catholique (exactement 1385 fidèles). « Nous avons ressenti le désir de répondre à cette situation. Nous l’avons senti comme nôtre. Je ne sais pas mieux expliquer ». Puis il ajoute : « J’ai seulement tenté de suivre le Pape. Dans ces personnes, il y a le Christ ». Quand on voit leur souffrance « on oublie tout », dit-il. Ou on se souvient de tout, c’est la même chose. « Je suis vraiment reconnaissant de les avoir rencontrés ». Ce sont des hommes et des femmes contraints de tout laisser, « ils ont laissé leur maison, tout », répète-t-il, et pourtant, alors qu’ils n’ont plus rien, ils lui disaient : « Il y a toujours Dieu. Là où nous allons, il y aura toujours Dieu ».