Nous recommençons ?

La politique n’y arrive plus et, pour repartir, elle demande de l’aide au pape. Le politologue allemand Ludger Kühnardt analyse l’état de l’Union européenne : les obstacles et les opportunités.
Luca Fiore

L’Europe est une dame qui paraît plus âgée qu’elle n’est. Le pape François l’a appelée une « grand-mère ». Elle peut sembler plus ou moins sympathique, mais elle n’est certes plus capable d’engendrer. Depuis plusieurs années, l’Union européenne vit dans un état de crise permanent. Elle ressent un épuisement physique et mental. Physique, car elle a grossi avec l’ouverture aux pays de l’Est, et aujourd’hui, chacun de ses mouvements se fait plus lent et plus fatigant. Mental, car elle ne sait pas bien qui elle est ni quelle place elle tient dans le monde. Elle sait que les choses ne vont pas, mais elle ne sait pas ce qui pourrait l’aider à s’en sortir.
La situation s’aggrave avec l’incapacité à trouver un accord sur les réfugiés, avec les sueurs froides causées par les finances grecques, avec la nervosité à l’Est après le réveil de l’Ours russe. A cela s’ajoute, ce mois-ci, la bataille des tenants de l’Europe contre le Brexit ou sortie de la Grande-Bretagne de l’Union, qui doit se décider lors du référendum du 23 juin.
Il a été surprenant de voir les leaders européens aller à Rome pour rendre hommage au pape François en lui attribuant le très européen Prix Charlemagne, qui reconnaît « ses efforts pour promouvoir les valeurs de paix, de tolérance, de compassion et de solidarité ». Les plus hautes autorités de l’UE, Jean-Claude Juncker, Martin Schulz et Donald Tusk, mettant de côté les polémiques au sujet des appels à ‘ne pas oublier les racines chrétiennes’, ont presque mendié les paroles du pape !
Le discours du pape François a été une sorte de programme ; discours d’un leader, capable d’offrir « un point de vue positif » sur l’Europe d’aujourd’hui, comme le remarque le professeur Ludger Kühnardt, directeur du Centre des études sur l’intégration européenne, de l’Université de Bonn, dans cet interview :

Pourquoi l’Europe a-t-elle décidé d’attribuer au pape le prix Charlemagne ? Cela aurait été impensable il y a quelques années.

L’idée était de remettre ce prix au pape pour l’entendre exprimer la façon dont il perçoit la situation où nous nous trouvons. Nous voulions comprendre son point de vue, d’autant plus intéressant que c’est un point de vue ‘de l’extérieur ’. Malgré la profonde sécularisation de notre société, l’Église fait encore partie de l’Europe. Mais la voix de l’Église reste une interprétation globale, et tout particulièrement avec ce pape argentin. Il s’agissait de montrer l’importance d’un point de vue positif, quant à l’intégration européenne. L’Union européenne est en crise pour des raisons internes, qui sont liées à l’incapacité de penser le projet, de façon positive. C’est pour cela que l’analyse du pape François pouvait être utile pour refonder l’idée de l’Union.

Le pape François reconnaît aux fondateurs de l’Union européenne le mérite d’oser chercher des « solutions multilatérales à des problèmes communs ». Aujourd’hui, cela est devenu beaucoup plus difficile, surtout quand il s’agit de problèmes urgents et dramatiques comme celui des réfugiés. Quelle est la racine de ces difficultés ? Y a-t-il un chemin pour en sortir ?

La racine des difficultés est la résurgence du problème identitaire à l’intérieur des pays-membres : question culturelle au cœur de la vie politique. Le processus d’intégration européenne, qui est un projet politique, répond à un problème ancien, d’ordre culturel : le nationalisme. Ce fut la raison des deux guerres mondiales. L’idée d’Union européenne est fondée sur le désir de trouver des conditions différentes, qui produisent un nouvel ordre pour la vie politique en Europe. Aujourd’hui, nous constatons que le problème culturel a resurgi : problème d’identité, qui s’exprime dans les populismes, de droite aussi bien que de gauche. Ces populismes à caractère national ne font que freiner le désir des gouvernements à trouver des solutions communes qui, parfois, obligeraient à faire passer l’intérêt national au second plan.

Comment jugez-vous ce qui a été fait jusqu’à présent pour gérer l’urgence que représentent les réfugiés ?

Nous sommes faibles vis-à-vis de ce problème. L’Europe n’a pas réfléchi à l’immigration légale. Pendant vingt ans, nous n’avons pas été capables de discuter ensemble afin de comprendre la pression mondiale qui est la conséquence d’une globalisation incomplète.

Dans quel sens ?

Nous sommes face à un changement total des processus sociaux au niveau mondial. À l’intérieur de l’Union européenne, les discours ont continué à être régionaux, incapables d’une inspiration continentale. Il ne faut pas s’étonner que, aujourd’hui, nous ne soyons pas prêts à affronter cette vague de réfugiés. Il y a cinq ou six ans déjà, l’Italie, l’Espagne, Malte ont commencé à demander de l’aide mais ils n’ont pas été entendus. Les réactions répondent toujours à une logique nationale. Les gouvernements sont obligés d’affronter le populisme interne. Et cela est un désastre aux yeux de ceux qui croient au développement d’une politique commune.

Le Pape demande de promouvoir « une intégration qui trouve, dans la solidarité, le moyen de faire les choses ». La solidarité : non pas comme une aumône mais comme un générateur d’opportunités. Ce jugement donne une grande responsabilité aux leaders européens. L’Europe peut-elle s’engager dans cette direction ?

L’Europe doit inventer ‘un plan Marshall’ pour l’Afrique et le Moyen-Orient. Après la seconde guerre mondiale, les Américains étaient motivés par un enlighted self-interest, un intérêt éclairé. Il ne s’agissait pas d’une aumône envers les peuples européens ! Mais ça arrangeait les États-Unis que notre continent reparte, qu’il devienne un partenaire fort. Or il est nécessaire que cela advienne pour l’Afrique et le Moyen-Orient. Je ne sais pas si l’Europe est prête à mettre sur pied à la fois l’aide au développement public, les investissements privés, les transferts de technologie et la création de postes de travail. Pourtant, c’est l’unique perspective pour contenir le désir d’émigration.

Toutefois, nous voyons la guerre à l’intérieur du monde arabe, en Syrie et en Irak.

Il est nécessaire de créer, pour toute l’Union européenne, une vraie protection des frontières communes. La sécurité à l’intérieur de l’Europe est la principale condition pour pouvoir dialoguer avec les pays du monde qui vivent un conflit interne. Comme l’a dit le roi Abdallah de Jordanie, c’est une guerre interne au monde islamique. Et nous, Européens, devons absolument le comprendre ! Nous sommes restés trop longtemps avec l’idée d’une période de paix sans fin. Nous avons oublié de surveiller nos frontières et, maintenant, nous sommes dépassés.

Pour l’Europe du Brexit, des murs de Brennero, et des nouvelles bases de l’OTAN dans les Pays baltes, qu’est-ce que cela signifie « d’être à nouveau capable de construire des ponts et d’abattre des murs » ?

Ponts et murs ! Pour moi qui suis allemand, ce sont des images problématiques… Je pense que la question est plus profonde. La globalisation n’est pas une réalité universelle. Nous, les catholiques, nous sommes incités à penser avec un horizon universel ; mais la globalisation est actuellement un processus incomplet. Il y a des aspects positifs évidents : possibilités de voyager, d’acheter dans le monde entier, d’exporter vers n’importe quel continent. Mais la globalisation génère aussi des conflits. C’est en ce sens qu’elle est "incomplète" : conflits sur les normes, sur les styles de vie, sur la façon d’organiser les systèmes politiques, sur les intérêts et les désirs. Ainsi, je crois que nous avons besoin de repenser une forme contemporaine de frontières. Je ne parle pas de "murs", mais de "frontières" dans le sens de "limites". Les parents ont besoin d’établir des limites pour faire comprendre à leurs enfants les règles communes. Je pense que c’est la même chose à l’échelle mondiale : il n’existe pas de structure universelle des normes, des idées, des désirs, du bien-être. La distribution de toutes ces choses ne se fait pas de façon uniforme. Je le dis en pensant justement au vote sur le Brexit, ou aux polémiques sur le mur de Brennero : il faut repenser la nature de la globalisation incomplète.

Par rapport à la structure de l’Union européenne, est-ce que ce sont les règles qui ne fonctionnent pas, ou est-ce qu’il manque une volonté pour les faire fonctionner ? En cela, l’élargissement aux pays de l’Est est une des causes de la crise d’aujourd’hui. Quelle en est l’issue ?

Il n’y a pas d’alternative aux règles communes. L’Europe fonctionne seulement comme expression des règles, légales et politiques, qui ont été créées avec la volonté et la liberté de tous, et que tous ont acceptées. Si l’on veut faire fonctionner l’Union européenne, il n’y a pas d’autre moyen que de les appliquer

Pourtant, ce qui a incité à se donner des règles communes semble avoir disparu. La volonté d’être ensemble existe-t-elle encore ?

Il faut une relance du discours sur le contenu, sur l’idée même d’Europe. Que voulons-nous faire ensemble ? L’élite politique discute seulement des moyens à trouver pour résoudre les problèmes liés aux urgences. Mais il faut un discours plus radical sur le but du vivre-ensemble. Si nous voulons vivre ensemble dans l’Union européenne, nous devons en comprendre la finalité profonde. Mais il y a un grand déficit de débats. J’espère que les paroles du Pape aideront à relancer les discussions car, pour l’Europe, c’est vital.

À part les titres des journaux du lendemain, voyez-vous quelque chose changer ? Ou bien la vie continue-t-elle comme si de rien n’était ?

Il est difficile de le dire maintenant, il faut du temps. Il s’agit d’un processus. Or la vie quotidienne en politique, et la réflexion sur la nature des phénomènes se déroulent à des vitesses différentes. Mais je remarque que de nombreux protagonistes de la scène européenne sentent la nécessité, de plus en plus urgente, de discuter de ces thèmes fondamentaux. Ils se rendent compte qu’il faut tout faire pour sortir de ce coma politique.

Le leadership européen est-il à la hauteur de ce défi ?

C’est le seul que nous ayons à notre disposition, à moins de céder aux populismes qui offrent des solutions simples à des problèmes complexes. Mais il est important que les leaders se rendent compte de la gravité de la situation.

Croyez-vous, vous, à un nouveau début ?

Oui. Il n’y a pas d’alternative à l’Europe.