Le secret de la fleur

Les droits humains et l’erreur de l’Illuminisme. La peur de perdre et la défiance dans le fait de donner. L’anthropologue espagnol Mikel Azurmendi regarde la crise de l’UE et explique ce qu’il y a à apprendre des « maîtres jardiniers ».
Fernando de Haro

Mikel Azurmendi est une rara avis : anthropologue laïc, dans le viseur des terroristes de l’ETA, en première ligne contre le nationalisme xénophobe, il a étudié à fond le phénomène de l’immigration en France et en Espagne. Étant un des cerveaux les plus lucides du panorama intellectuel espagnol, il conserve une capacité de surprendre et une fraîcheur qu’il est rare de rencontrer.
Dans cette conversation avec Traces, nous nous arrêtons sur les aspects de la période que l’Europe est en train de traverser : la « fin du projet illuministe », le défi du djihadisme, la crise des réfugiés, la valeur publique de l’expérience religieuse, et bien évidemment, l’intervention du pape François lors de la remise du Prix Charlemagne, avec cette question qui, suite au référendum qui a acté la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne, a encore plus de poids : « que t’est-il arrivé, Europe humaniste, précurseur des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté ? ».

Quels échos cette question suscite-t-elle en vous ?

Cela a sonné à mes oreilles telle une lamentation prophétique. Cette Europe qui s’est gravement automutilée lors des deux guerres mondiales successives, montre partout des symptômes inquiétants de nationalisme, relativisme et nihilisme qui font craindre la possibilité d’une nouvelle catastrophe. C’est comme si nos valeurs n’étaient qu’une coquille qui ne contient plus une vie, une bonne vie, celle que l’on obtient en se donnant aux autres. Nous ne voulons que pour nous ce qui est européen. L’Europe désormais n’est plus capable de s’insuffler la vie car elle ne sait pas l’insuffler aux autres. Elle n’a pas su le faire lors de la guerre des Balkans, et pas plus dans celle d’Ukraine. Et elle semble aujourd’hui ne pas se faire égratigner par la situation humanitaire explosive en Syrie et en Irak. Oui, pauvre Europe semble dire le pape à la manière de cette lamentation intellectuelle lucide de Stefan Sweig dans Le monde d’hier.

Il me semble qu’une grande partie de cette crise est liée à ce que vous aviez défini : « la fin du projet illuministe ». Au cours des deux derniers siècles et demi, nous avons lutté pour préserver une série de valeurs et nous sommes arrivés à la conclusion que la protection des droits est ce qui peut stabiliser notre vivre ensemble. Mais vous dites que cela est insuffisant : pourquoi ?

Les droits humains sont une bonne chose même s’ils sont arrivés trop tard (1948) et ont été très mal expliqués. Mais l’élasticité avec laquelle ils sont conçus fait qu’ils nous amènent à réclamer des droits au nom de nos désirs. Il apparaît toujours plus clairement que le concept des “droits humains“ a été créé pour effectuer une opération de cosmétique à l’égard de nos nombreuses hontes humaines après les deux guerres mondiales, pour faire passer nos désirs au lavage de la compassion afin de les retrouver purifiés. Toutefois cette invention juridique, contemporaine, se fonde exclusivement sur un concept, à savoir que l’autonomie du sujet doit être toujours mise davantage au premier plan : l’individu est une île défendue de tout côtés et c’est une très grande chance qu’il n’y ait que de l’eau tout autour ! Croire dans les droits est une façon simple de demander d’être laisser en paix : moi je n’en veux à personne, alors que personne ne m’en veuille. En même temps, c’est une façon d’exiger de l’État ce dont j’ai envie, ce qui me convient. Même s’ils sont camouflés sous une certaine apparence de loi naturelle, ou comme une émanation mystérieuse de l’être humain, on ne jouit des droits seulement s’ils sont garantis par un État de droit. N’est-ce pas une fiction que de les dire universels, si aucun État de droit n’intervient en Syrie ou en Irak, au Nigeria ou au Pakistan pour défendre les milliers de personnes dont les droits sont chaque jour piétinés ? Cette question des “droits“ est la énième, la dernière expression de l’essoufflement du projet illuministe qui a séparé les règles morales des principes métaphysiques dont elles dérivent. Depuis nous défendons nos règles morales à partir du point que chacun considère comme valable : ses propres désirs ou ses propres sentiments personnels, ou des valeurs que chacun considère valables pour soi-même.

Une des sources du désarroi auquel nous européens devons faire face est le djihadisme né dans nos pays. Vous avez étudié à fond le problème de l’intégration en France et en Espagne. Quel rapport y a-t-il entre ce djihadisme et le manque d’intégration ? Olivier Roy a soutenu qu’il s’agit d’un nihilisme typique des migrants de seconde génération. Êtes-vous d’accord ?

C’est un fait que la seconde et la troisième génération d’immigrés en France et en Belgique – en particulier les maghrébins et les turcs – demandent à l’État ce que leurs parents n’ont jamais demandé, car remplis de reconnaissance envers le pays qui les avait accueillis Les enfants ont justement appris à demander des droits là où les parents demandaient seulement du travail et un traitement digne. Pourquoi ne cherchent-ils pas tous à sortir des cités et des banlieues ? Ils restent là pour rester davantage en famille et à l’intérieur d’une communauté culturelle, et pour économiser. Mais les conséquences ce sont leurs enfants qui les paient. D’abord à l’école car ils ne suivent pas un parcours scolaire avec la régularité des autres, puis au travail à cause d’une certaine méfiance européenne à accepter l’égalité de conditions et de carrières au travail. Beaucoup de ces jeunes de banlieues doutent avec raison des soi-disant “droits humains“, et beaucoup s’abandonnent à une vie facile et finissent dans la délinquance. Il semblerait que les djihadistes de seconde et troisième génération d’immigrés musulmans se retrouvent dans cette ambiance de délinquance, en prison ou en banlieue, ou dans “la douceur du farniente“ et le deal. Olivier Roy est arrivé à l’hypothèse que le nœud du djihadisme n’est pas la radicalisation de l’islam mais l’islamisation du radicalisme : un radicalisme jeune non intégré dans notre système, qui finit par se tourner vers l’islamisme en le radicalisant. Roy a certainement raison, mais la question est de savoir pourquoi ils finissent dans le djihad et non dans une quelconque mafia, pourquoi ils ne deviennent pas des rastas, ou des soufis et je ne sais quoi. Il me semble qu’ils deviennent des djihadistes car il y a un facteur culturel préliminaire et incontestable qui est l’islamisation de la culture musulmane, c’est-à-dire un développement de l’idéologie au niveau mondial.

Et comment peut-on répondre à cela ?

Le nihilisme dont parle Roy en se référant aux immigrés français ou belges de seconde et troisième génération non intégrés socialement, me semble complémentaire du volontarisme des droits humains des européens bien intégrés dans la bonne société. Le nihilisme casse le dialogue que le volontariste s’est inventé. Ni l’un ni l’autre ne croit en ce dialogue. Mais une chose est certaine : celui-ci ne sera pas utile pour combattre le djihad. Nous aurons besoin d’une autre arme morale qui nait de la conviction qui nous est donnée par certaines valeurs inaliénables et positives qui prennent forme dans une pratique d’une bonne vie. Nous verrons.

L’intégration nous amène à reconsidérer la question de la signification. Il y a une façon de concevoir la société qui enferme dans la sphère privée les questions sur le sens de la vie, sur la mort ou sur la raison ultime du vivre ensemble. Mais il est évident que l’image d’une société laïciste est une illusion. Le facteur de la signification – sans renoncer à la grande conquête de la séparation de l’Église et de l’État – peut-elle être une source pour améliorer la démocratie des sociétés plurielles ? Peut-elle aider à dépasser l’échec de certaines formes de multiculturalisme ?

Je crois également que la laïcité (la laïcité française par excellence qui fixe les valeurs de la République) s’est construite à partir de cette erreur initiale de l’Illuminisme européen qui sépara la sphère privée de celle publique et qui enleva de la valeur à l’argumentation utilisée pour justifier le bien d’un individu par rapport au bien d’un pays dans sa complexité. Ce qui a de la valeur pour un individu est ce qu’il décide pour lui ; au contraire, le bien commun doit être régi par des principes d’efficacité organisationnelle et de gestion. L’éthique n’a pas de place dans l’administration publique, c’est-à-dire dans la politique ; c’est ici que se trouve le fondement de la laïcité. Je crois que le récent Manifeste pour un Printemps de la République (présenté le 20 mars 2016, ndr.), auquel ont adhéré des centaines d’intellectuels français de gauche, se trompe quand il indique que le mal principal de la France vient de l’« irruption du fait religieux dans l’école ». Et il se trompe aussi quand il revendique que le débat sur les valeurs du bien vivre doit être exclu de l’école publique. Il se trompe encore quand il soutient implicitement que le bien commun n’a rien à voir avec le bien individuel. Je défends farouchement la démocratie, et je vois que c’est seulement dans ce cadre que l’on pourra poser une critique raisonnable de notre ethos actuel. On ne peut pas ouvrir les écoles au marché des religions, mais on peut les ouvrir à la religion, à ce fait culturel ineffaçable qui nous a fait être ce que nous sommes et qui nous a fait reconnaître nos erreurs et la façon d’y remédier. Gare si l’on ne peut pas dès notre enfance enquêter sur le sens de la vie même seulement à partir de notre littérature occidentale, en commençant par Homère et Hésiode, et poursuivant par la Bible et le Gilgamesh ! Comme la formation des enfants serait riche s’ils lisaient les romans ou les textes de théâtre qui montrent la présence de l’autre dans notre vie, l’existence d’un prochain qui te regarde et qui te demande « ne me tues pas », comme disait Levinas.

Quelle est selon vous l’origine de l’attitude hésitante de l’Europe face à l’afflux des réfugiés ?

Je ne sais pas, peut-être la peur. La peur de perdre ce que nous possédons, notre méfiance dans le donner, le scepticisme envers la charité. Nous ne pensons plus que la vie que nous avons est pur don. Aujourd’hui, nous ne faisons plus d’enfants, alors comment peut-on accueillir des étrangers qui n’ont rien ? Moi, j’ai été un réfugié politique en France de 1967 à 1976. Je dois tout à mes parents et à mes professeurs, mais sans l’accueil de la France je ne serais pas ce que je suis. Elle me donna un travail et la possibilité d’aller à l’université. Elle me donna des amis et la liberté. J’ai pu voyager librement, penser, écrire. Mon fils est né à Paris. Un réfugié politique irakien, syrien ou d’un autre pays est quelqu’un comme moi, et il a des enfants comme j’en ai moi-même. Notre communauté civile ne s’est pas encore rendue compte qu’elle vit d’un don, dans un banquet qu’elle n’a pas mérité.

Dans les débats publics, on a l’impression qu’une technicité économique a été substituée au projet commun.

C’est ça. La technolâtrie de l’économiste en vogue ou du sociologue de garde les font frissonner de joie à l’idée de pouvoir inonder les ondes. On entend tellement de choses stupides. Lorsque nous perdons un enfant, nous devenons fous car nous ne savons pas ce que mourir signifie. Mais quand des pays entiers du Tiers-Monde sont rasés avec leurs enfants et leurs mères exsangues, nous jouons à la bourse ou nous écrivons des articles pleins de tableaux… Parce que nous ne savons ce que vivre signifie.

Vous avez déclaré que « l’Europe a besoin d’appeler à nouveau le jardinier pour que nous puissions récupérer le secret de cette fleur ». Pouvez-vous expliquer ?

Une fois, un interviewer voulait savoir ce que je pensais de l’Église dont l’action avait été très utile pour que notre civilisation atteigne un certain niveau d’auto-conscience. Une fois son message reçu, fallait-il l’éliminer ? J’avoue que je fis une réponse quelque peu cryptée. Je dis plus ou moins que si un jardinier créait une espèce merveilleuse de fleur et qu’il la fasse fleurir dans un terrain abandonné, aucun homme de bon sens, étonné par la fleur, ne chasserait le jardinier du jardin. Et j’ajoutais que l’Europe a besoin de rappeler le jardinier pour que nous puissions récupérer le secret de cette fleur. Cela signifie que l’Église aujourd’hui est consciente de cultiver bien plus de fleurs que lorsqu’elle créa la première espèce, car elle a amélioré sa technique de culture. Si cette fleur signifiait l’auto-conscience – la valorisation de la personne en elle-même – c’était pour que la personne apporte au monde quelque chose qui n’existerait pas sans elle ; si la vérité de l’auto-conscience est la vie elle-même, est chacune des vies humaines prises une à une, alors nous devrions reconnaître à l’Église cette autorité. Et donc nous devrions apprendre à dialoguer avec ces maîtres jardiniers du passé de l’Église, avec ceux qui expérimentèrent différentes procédures et espèces jusqu’à créer ce merveilleux exemplaire de fleur. Je veux dire qu’il est stupide de couper le lien avec la tradition qui nous a “tiré“ jusqu’ici (“tradition“ vient du latin tradere, livrer, remettre dans les mains des autres). Il serait beaucoup plus opportun d’enquêter sur le mode opératoire de ces maîtres, et sur ce qui les faisait travailler le jardin d’une certaine façon plutôt qu’une autre.